lundi 31 août 2015

> La langue d'avant

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Avec Charøgnards, qui paraît cette semaine chez Quidam éditeur, Stéphane Vanderhaeghe signe un premier roman brillant où l’un des grands topos de la littérature fantastique voire d’une certaine SF apocalyptique (l’invasion animale) nous révèle soudain une saveur inédite.

Présenté comme l'auteur d'un journal retrouvé et arraché à un passé lointain, le narrateur de cet étonnant roman témoigne au jour le jour (mais selon une chronologie qui reste flottante et va elle-même se déliter) de la présence de plus en plus massive, menaçante et mortifère d’oiseaux charognards dans son univers. Mais ce qui aurait pu n’être qu’un dispositif narratif classique se nourrissant des variations d’adrénaline du lecteur prend ici la forme d'une composition originale, qui laisse une place de choix au traitement de la langue et nous invite à interroger constamment le statut même du texte que nous sommes en train de lire.




Les textes les plus forts suscitent parfois bien plus de questions qu’ils ne proposent de réponses. Et c’est sûr, on sort de la lecture de Charøgnards, avec une moisson d’interrogations qui résonnent longtemps en nous comme un point d’orgue à ce beau roman. Le journal- témoignage de ce narrateur dont nous n’apprendrons finalement guère de choses (à quelle époque vivait-il précisément ? Dans quel pays ? Dans quelle ville ?) est pourtant d’abord introduit par un texte liminaire lui-même fictif, procédé qui n’est pas sans rappeler certains romans épistolaires du XVIIIe siècle, et qui nous place d’emblée dans une posture particulière. Présenté comme une introduction de l’équipe éditoriale, ce texte est rédigé dans une novlangue à la fois précise et érudite qui ancre d’emblée le présent de la lecture dans un futur lointain dont nous ne savons (et ne saurons) rien non plus. A la fin de ces deux premières pages, on regretterait presque de devoir se séparer si tôt de ce verbe étrange et travaillé, lointain cousin d’autres langues inventées (on pensera notamment aux effets d’obsolescence et autres trouvailles de Céline Minard dans Bastard Battle) et dont le fonctionnement général nous échappe tout en nous « parlant » dans sa cohérence : accentuations curieuses empruntées parfois à des langues d’Europe du Nord ; éviction systématique du « et » au profit de l’esperluette ; néologismes sous forme de mots-valises (« civillusion » pour « civilisation ») ; modifications orthographiques qui prêtent à certains mots une coloration d’Ancien français du futur. Ce ne sont là que quelques-unes des caractéristiques de ce patois savant venu d’ailleurs. Mais on appréciera surtout les habiles torsions sémantiques qui ponctuent le texte : des manières d’homophonies approximatives où certains mots semblent, non sans bonheur parfois, en avoir détrôné d’autres à l’issue d’une genèse qui reste à imaginer… « affect » pour « effet », « déprendre » pour « apprendre », « parturition » pour « parution » …


Mais le plus singulier sans doute est que cet «ouvertissemens» nous éloigne du journal qu’on va lire au lieu de nous en rapprocher… Il est présenté comme un document provenant d’un passé lointain et dont les faits relatés sont difficilement authentifiables. Ce journal nous parle-t-il d’un événement oublié ? Est-il le fruit d’une élucubration ? D’une pure invention ? Un doute plane aussi, bien sûr, quant à la part d’intervention de l’éditeur sur ce texte… Mais qu’importe au final, puisque « l’hystoire nous déprend que l’irréel aujourd’hui n’est autre que demain la servitude »…


Il ne nous reste plus alors qu’à nous laisser porter par la voix de ce mystérieux narrateur, qui nous tient à l’intérieur de son « récit » jusqu’à la dernière page. Si l’on songe d’abord être embarqué dans un remake des Oiseaux d’Hitchcock, on voit rapidement le crescendo un peu attendu prendre d’étonnants virages. Il y a bien des faits : la présence de plus en plus envahissante de colonies d’oiseaux prédateurs, l’appréhension d’un péril, la disparition progressive de certains personnages… mais la manière dont cet étrange phénomène est vécu, ressenti et interprété par le narrateur lui-même nous conduit sur une série de pistes et de variations qui nous égarent sans que le fil ne soit pourtant jamais rompu. L’image même du charognard et de toutes les ondes qu’il véhicule semble abordée sur des registres qui nous promènent de l’allégorique à l’eschatologique en passant par une large déclinaison de l’oubli, de la peur, de la putréfaction, de la confusion… Le narrateur nous immisce à l’intérieur d’un cercle qui se referme peu à peu et où le texte lui-même semble gagné par le délitement qu’il évoque. Renvois à la ligne, blancs, successions d’espaces émaillent peu à peu le tissus même du récit, le déchirent, le métamorphosent et le rongent jusqu’à sa propre disparition.


Et parmi les différentes interprétations auxquelles ce texte peut s’ouvrir, c’est (à ma lecture) avant tout cela qui nous est conté : la putréfaction d’une langue qui se dissout lentement, comme gangrénée de l’intérieur – une langue qui finit par s’absoudre dans le blanc. Et c’est ici, une fois le livre refermé, qu’il nous faut revenir au texte d’introduction. A cette autre langue qui ne s’est peut-être construite que sur les cendres de la première, la langue d’avant, dont le journal que nous venons de lire serait dès lors la dernière manifestation en même temps que celle de son anéantissement. C’est aussi dans la distance entre ces deux idiomes que se joue toute la tension du récit...

« Cår il est là sans doute, d’où nous le recevons, ce textuel le plus empoignant aspect ÷ être les témoignons de l’impensible naissance-nôtre au langage, en même temps que l’homme que nous suivons dans ses détranchements subobsessifs fait sa déperte l’inéluctable expérience. »


Charøgnards peut être lu comme une fiction linguistique, au sens fort du terme. La langue à la fois savante et détraquée qui nous introduit à la lecture de ce journal dévoré porte en elle le lointain fantôme de celle d’avant, elle en est la descendante à la fois réinventée, dévoyée et reboostée.


La langue, voilà sans doute le personnage central de Charøgnards. Un roman qui illustre admirablement la phrase de Valère Novarina que son auteur lui a choisie pour exergue :


« Car parler est un drame. Et les mots sont des personnages – et à la fin de l’acte entier de la phrase, quelque chose se dénoue, se délie – ou s’est au contraire étouffé, fermé, étranglé. » 
















Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards. Quidam éditeur. 2015. (En librairie le 3 septembre).


mardi 25 août 2015

> Gueules - Andréas Becker



























Les guerres ne laissent plus de traces. Les blessures et les séquelles qu’elles distribuent semblent disparaître dans leur sillage comme au-dedans d’une mer qui se referme. Quelles que soient leur forme et leur fonction présumées, qu’elles soient larvées, intempestives, sauvages ou technicisées, les guerres n’ont plus de visage. Bien sûr, il y a des mises en scène savamment orchestrées, des images-choc, parfois, des coups d’écran spectaculaires. Mais que voyons-nous (que savons-nous) de la guerre une fois qu’elle s’est « retirée » ? A peu près rien. La guerre retourne à son concept comme un chien à sa niche et l’on pourrait presque imaginer que la plage est propre à marée basse.



 La Première Guerre Mondiale est peut-être l’une des rares qui ait à ce point possédé un visage. Celui des fameuses « gueules cassées » qui auront tout à la fois servi à mettre à jour les horreurs des tranchées qu’à incarner  l’héroïsme et son coût.  Certes, ces hommes défigurés auront eux aussi été récupérés par une certaine mythologie de la mémoire et à des fins de propagande nationale. Mais ce dévoilement aujourd’hui disparu nous confrontait toutefois à une réalité que chacun, au fond, restait libre d’interpréter tout autrement que dans l’axe imposé par le catéchisme d’Etat.



Alors que faire, aujourd’hui, de telles images, nous qui les avons désapprises ? Qu’ont-elles encore à nous dire ? Dans Gueules, publié au printemps dernier par les Editions d’en bas, Andréas Becker s’est emparé d’une série de photos que lui a confiées  Françoise Hoffmann. Des photos qu’elle tenait de son grand-père (un alsacien qui avait donc combattu côté allemand par le hasard des frontières) hospitalisé à Dresde en 1919. Des photos qui ont aussi une histoire, que Françoise Hoffmann nous raconte dans la postface du livre. Autour de ces images, que notre regard soutient pourtant difficilement, Andréas Becker a composé, dans une langue tordue, déchirée, à la fois burlesque et violente, une série de micro-récits imaginaires. Elles lui ont également inspiré des dessins, sortes de sas entre la photographie et le texte. L’ensemble constitue une proposition forte et troublante, qui nous met à la question. Comment regarder ce qui ne peut se regarder ? Jusqu’à quel degré d’altérité sommes-nous en mesure de nous reconnaître ? Quels sont ces visages qui nous entourent encore aujourd’hui dans le halo nos guerres invisibles, et que nous ne voyons plus ?






Bouches transformées en noirs cratères où se tiennent encore dressées quelques dents impudiques ; nez torsadés, vrillés, remodelés en boudins dérisoires ; faces démantibulées, fendues dans un sens ou dans l’autre ; amas d’excroissances, profusions de vides, de chairs béantes. Tronches sculptées à l’obus, comme autant d’œuvres inimaginables propulsées au bout du bout de ce qu’un visage peut encore avoir d’humain. Gueules anéanties que l’on découvre ici réparées avec les moyens du bord et de l’époque.  Ces gueules anonymes, Andréas Becker tente (je dis bien « tente », car ici rien n’est gagné d’avance et il se peut que parfois le regard posé sur ces images ne parvienne pas à rencontrer le texte) de les habiter. A chaque figure vient s’accrocher un récit à la première personne – une parole. Et c’est d’abord redonner/réinventer de la singularité. Baptiser et insuffler l’épaisseur des mots, fussent-ils ceux d’une langue elle-même bousculée, vrillée, excroissante à des portraits muets, des histoires sans nom.


Ils s’appellent Alain Rapigaud, Georges de Blanchemarie, Gabriel  Malange, Albert L’Enfant,  Jacques Panache ou Jean Dufour. Ils sont tous français, entorse transfrontalière qu’introduit délibérément Becker puisque ces gueules-là n’ont pas de frontières.  Ils sont  « néssancés » quelque part, dans « l’Jura », « vers Bourges » ou ailleurs. Ou on ne sait trop où.  Ils ont trait des vaches, couru des prairies, été bouchers à Paris, ou fait on ne sait quoi. Ils livrent des bribes de leur passé ou de ceux de leurs camarades d’infortune, de leurs amitiés ou se laissent  porter par leurs cauchemars.  Ils nous racontent souvent ce qui leur est passé par la gueule, dans une langue réinventée, décrochée, que l’on dirait arrachée au corps et n’y tenant plus que par un fil. On les retrouve donc « barbelassés de la têterie aux molletements », se cramponnant « dans une dégoulination d’abominableries », ruminant en une série de formules terribles et cocasses le souvenir de leur passage de l’autre côté du miroir, tel ici Georges de Blanchemarie :


« Le front ébloîtissé, concassé le miennez, tirelire bouchonnée, soulevé monangle de mabouchure, lentilleries aux abois, salade de viande hachée je fus à linstantmême – de devant j’étais comme de derrière le cochon… »


La langue semble elle-même ressuscitée des tranchées, équarrie, boursoufflée – une sorte de coulée revenante, furieuse, déboîtée. Affranchie des cadres et des conventions, elle devient le reflet des blessures les plus spectaculaires.


« La bouche de l’intérieur, j’vousldispas, ça se mélangeait en poussière de dents – broyage de maxilaires aux mandibules – cavité buccale mon cul, broyage d’incisives entrées comme dans du vif aux prémolaires – trente-deux moignons, carcasses éventrées, langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés – sang coagulé, salive à survie… »


Une langue d’écrivain, bien sûr, mais qui semble pétrie dans la matière même du corps mis à mal, saisie sur le vif d’une intériorité qu’aucune digue ne peut plus soudain contenir. Ici, la langue qu’Andréas Becker prête à ces voix imaginaires présente de fortes résonances avec certains écrits bruts, tels ceux que nous connaissons notamment aujourd’hui grâce à Michel Thévoz (1). On retrouvera parfois des accents, des effets de morcellement et des protubérances qui ne sont pas sans rappeler, par exemple, les textes de Samuel Daiber (2).


Andréas Becker nous entraîne dans une langue à la mesure de ce qui nous est donné à voir. Apprendre à lire autrement, pour apprendre à regarder autrement, peut-être est-ce là son pari, peut-être est-ce là l’effort qui nous est demandé.


Lorsque l’on parle avec l’auteur de Gueules, on comprend mieux encore l’intention qui l’a animé. Une volonté de redonner une épaisseur humaine à des figures redessinées à l’extérieur des catégories qui circonscrivent généralement l’humain, reléguées dans les oubliettes du désastre. Nous rappeler aussi  que l’on est tous potentiellement une « gueule cassée » dans le regard de l’autre.


Je ne sais pas si les textes d’Andréas Becker parviennent pour autant à nous rendre ces images plus « regardables ». Ils ont néanmoins le mérite de s’y essayer. Le mérite de bousculer les frontières de l’altérité en redonnant  une langue, peut-être la seule possible, à ces quelques « gueules » anonymes que nous aurions pu laisser moisir dans les tiroirs et les silences de l’histoire Il s’agit donc au final d’un travail qui témoigne d’une attention incroyable, d’un geste littéraire fort et périlleux, aux antipodes des chemins balisés que tant de livres mettent si souvent sous nos pieds.

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(1) Michel Thévoz, Écrits bruts. Presses universitaires de France. 1979.

(2) Voir notamment l'ouvrage collectif (sous la direction de Vincent Capt) : Écrivainer, la langue morcelée de Samuel Daiber. Collection de l'Art Brut, 2012.













Andréas Becker, Gueules. Éditions d'en bas. 2015. Postface de Françoise Hoffmann.





vendredi 7 août 2015

> Dessiner encore

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On pourrait reprendre la formule que Maurice Nadeau appliquait à la littérature et affirmer que le dessin vaudra toujours plus que le bien ou le mal qu’on peut en dire. Parent pauvre de la peinture, à l’aune de laquelle il a toujours fait figure d’antichambre quand ce n’est pas d’avatar dévoyé, il déborde pourtant toutes les catégories. Les enfants s’en emparent avec une liberté qui laisse pantois et qui a souvent pu déranger ; les écrivains en noircissent indolemment les marges de leurs carnets ; les reclus s’y évadent en ressassant leur malheur ou en composant des univers hors-normes. Volontiers hybride, incident, le dessin n’a pas peur de se contenter de bégayer le réel, de témoigner approximativement, de se faire trace, brouillon, écho vacillant de tout ce qui serait plus grand que lui : texte, monde, œuvre d’art magistrale, silence monstrueux des paysages intérieurs… Il se promène sans laisser-passer de la méticulosité académique aux affres de la compulsion en passant par le gribouillis contre l'ennui, la blague potache, le message coup de poing, l’abstraction la plus carnée et la figuration la plus épurée.

C’est à cet art à la fois commun et inclassable que les Cahiers Dessinés, sous l’impulsion sans cesse renouvelée de Frédéric Pajak, rendent un hommage militant et éclectique depuis le début des années 2000.

La Halle Saint-Pierre leur consacre une impressionnante exposition (visible jusqu’au 14 août) dans laquelle on retrouvera ou découvrira plus de 500 œuvres de 67 dessinateurs passés par les Cahiers. Le dixième numéro de la revue constitue, pour l’occasion, le très beau catalogue de l’exposition.
 

Quel rapport entre l’univers terriblement enchanté de Josefa Tolrà et les noires lignes d’horizon dégraissées de François Aubrun ? Entre les scènes absurdes et acidulées de Roland Topor et les estampes de Félix Vallotton ? Entre les compositions étrangement organiques de Fred Deux et l’humour noir de Bosc ? Quel liens entre les oiseaux cons de Chaval, l’érotisme onirique de Bruno Schulz et les paysages au réalisme fidèle et discrètement déshumanisés de Marcel Bascoulard ? Aucun, serait-on d’abord tenté de répondre. Et pourtant une toile invisible se déploie à l’arrière-plan de ces différentes œuvres et leur permet d’habiter un lieu commun, d’occuper un espace où les peurs, les visions, les coups de gueule des uns, la précision ou l’insolence de trait des autres se répondent. C’est sans doute là l’une des grandes qualités de l’exposition qui se tient au musée de la Halle Saint-Pierre. L’entrée n’est ni thématique ni pensée comme une rétrospective. On retrouve certes trois grandes rubriques (le dessin de création, le langage de la rupture, le dessin d’humour et de presse) mais qui sont par bien des aspects poreuses entre elles (où se situent , chez Hans-Georg Rauch par exemple, la limite entre dessin d’art et dessin d’humour, la frontière entre cauchemar et satire de mœurs ?) et renferment chacune en leur sein des œuvres fortement hétéroclites. Si bien que l’on déambule sur un fil à la fois incassable et extrêmement fragile. Au-delà de la diversité des œuvres présentées, une force, une émotion, une intention nous retiennent devant presque chacun de ces dessins.
 


A côté de quelques grands noms comme, tous registres confondus, Pierre Alechinsky, Victor Hugo, Unica Zürn, Tomi Ungerer, Albert-Egdard Yersin, Topor, Siné, Gébé, Sempé… on trouvera des auteurs beaucoup plus confidentiels, d’immenses inconnus ou de très jeunes dessinateurs. Bien sûr, chaque visiteur aura ses coups de cœur, effectuera son propre voyage – sera retenu par les yeux là où il ne s’y attendait pas. Difficile de ne pas se perdre avec bonheur dans les encres chaotiques de Louis Pons qui opère des glissements perpétuels et subtils entre les mondes minéral, végétal, animal et humain. Difficile de rester insensible aux autoportraits ou aux figures outrancières et dérangeantes de Stéphane Mandelbaum, météorite néo-expressionniste et dessinateur compulsif assassiné à 25 ans. Impossible de rester insensible aux figures enfantines et colorées, à la fois tristes et princières, de Josefa Tolrà, dont l’univers n’est pas sans rappeler celui d’Aloïse Corbaz ; aux vignettes hopperiennes et aux montages graphiques de Saul Steinberg qui fut aussi et surtout connu pour ses sulfureux dessins politiques dans les années 70 ; aux émouvants portraits en jaune de Chantal Petit ; aux allégories de Martial Leiter ; aux paysages troublants d’Otto Wols. On redécouvrira plusieurs dessins monumentaux de Sempé agrémentés de ses coups de génie en trois mots ainsi que quelques autres piliers de l’humour dessiné haut de gamme.
 


Une mention personnelle spéciale, dans ce panel foisonnant, pour l’œuvre de Marcel Bascoulard (photo ci-dessus), auquel Frédéric Pajak et Patrick Martinat ont par ailleurs récemment consacré une imposante monographie*. Une œuvre à la fois indissociable et pourtant sans lien immédiatement repérable avec la vie marginale et accidentée de son auteur. Bascoulard (né en 1913) a en effet battu le pavé de Bourges de l’âge de 19 ans jusqu’à sa mort près d’un demi-siècle plus tard, dormant dans des terrains vagues entouré de ses chats, mendiant ou troquant sa nourriture, et presque toujours vêtu d’une robe loqueteuse. Un « virage » pris en 1932 après qu’il a assisté au meurtre de son père par sa mère et se soit ainsi trouvé brutalement séparé des deux. Il avait très tôt manifesté un talent inné et une véritable addiction pour le dessin, qui constituera bientôt sa seule et exclusive activité. La grande majorité des planches de Bascoulard (autodidacte absolu), exécutés à main levée dans la rue et sans chevalet, sont d’un réalisme vertigineux, presque photographique. Il s’attachait aussi bien à des monuments, à des paysages d’allure bucolique, qu’à des friches insignifiantes ou des coins de campagnes désolés. Il a essaimé derrière lui plusieurs centaines de dessins, donnés, échangés contre des produits de première nécessité, jamais vendus. Seule particularité trahissant un geste non réaliste : sur ses dessins ne figure jamais aucune présence humaine. Bascoulard semble avoir vidé Bourges de ses habitants. Il restitue mille recoins de la ville avec une précision et une méticulosité d’une grande justesse, d’une grande délicatesse mais il la transforme en nature morte. Son regard semble s’être figé dans une temporalité post-hominem. Une œuvre d’autant plus troublante, en somme, qu’elle ne laisse pour ainsi dire rien transparaître de manière flagrante des événements qui ont pu marquer et blesser Marcel Bascoulard, de ses choix de vie radicaux, de sa marginalité, de ses dérives de « clochard céleste ».
 


On voit que le réalisme le plus figuratif peut lui aussi être porteur de force, d’émotions, de vibrations secrètes et d’histoires enfouies. Peut-être le dessin constitue-t-il un lieu où se ressourcer, se renouveler, une forme de langage premier, qui, selon Frédéric Pajak, aurait précédé aussi bien l’écriture que la peinture elle-même. On pourra également regretter avec lui, en considérant à quel rang subsidiaire l’enseignement du dessin est généralement relégué dans nos systèmes scolaires, que ce savoir-là n’entre pas dans la panoplie de l’honnête homme.

On notera par ailleurs, hasard des calendriers, que cette exposition s’était ouverte moins de deux semaines après les attentats du 7 janvier, qui venaient justement de prendre si hargneusement pour cible la liberté d’expression incarnée par le dessin. Le demi-millier d'œuvres exposées à la Halle Saint-Pierre, sans bien sûr que rien n’ait pu être présagé de tel, agissent comme une réponse grandiose, de celles qui coiffent l’ennemi au poteau. Elles témoignent à bien des égards de la puissance transgressive de cet art mineur, du patrimoine vivant et toujours en devenir qu’il constitue, et surtout, par la richesse et la force d’intention dont porte ici trace de toutes parts le dessin, de l’impossibilité intrinsèque que les sbires décérébrés de quelque intégrisme que ce soit puissent un jour y mettre fin.
 
 
Note
*Patrick Martinat, Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée. Editions Les Cahiers Dessinés. 2014
 
 
 
 

 

Exposition Les Cahiers Dessinés, Musée de la Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
 
Le Cahier Dessiné, l'exposition (catalogue). Editions Les Cahiers Dessinés, 2015.
 
 
 
Images : Dessins de Hans-Georg Rauch (1),  Louis Pons (3), Marcel Bascoulard (5), Sempé (6) / Portrait de Marcel Bascoulard (4)