Convoquer la mémoire de ses morts est sans doute un geste aussi ancien que l’acte d’écrire lui-même. Il lui est presque consubstantiel. Mais quand cet appel passe par la plume âpre et violente de Dimitri Bortnikov, le résultat est une bombe à fragmentations qui dissémine un sang noir bien au-delà de l’expérience du deuil, de la perte, du souvenir.
Repas de morts, récemment paru aux éditions Allia, est à la fois plus et autre chose qu’un tombeau. La formule ne désigne pas tant un dîner convivial et mélancolique avec les chers disparus que ce qui vous tombe dans l’assiette quand on a tout perdu. Les morts constituent en effet, pour le narrateur de ce récit enragé, la dernière nourriture terrestre. Ecrire, c’est s’en repaître sans fin.
Dès la parution de son premier roman, Dimitri Bortnikov s’est fait entendre comme l’une des voix les plus singulières de la littérature russe contemporaine. Dans le Syndrome de Fritz, on trouvait déjà des thèmes, des obsessions, des blessures que ressasse encore son dernier roman : la mémoire d’une Russie déliquescente, l’expérience traumatisante des années d’armée, l’émigration en France, la solitude… le tout servi dans un style cru et cinglant. Repas de morts rompt les dernières digues et va encore plus loin. Le style se concentre, se creuse. Précision notable, le récit est cette fois écrit en français, ou plutôt arraché au français. Si Bortnikov vit en France depuis plus de dix ans, le basculement linguistique ne se signale pas ici, comme chez d’autres, sur le mode de la dévotion littéraire ou de l’adoption d’une langue de cœur. Il semble plutôt marquer un saut dans la séparation. Bortnikov donne parfois l’impression d’inventer, dans des mots qui ne sont pas tout à fait les siens, une langue de l’urgence et de la douleur. Le déhanchement des phrases amène parfois des tournures proches de l’ «incorrection», l’écriture s’abîme de césures en césures, se redéployant de temps à autre dans des séquences plus longues qui avalent la ponctuation. Le rythme, la manière dont les mots sont décochés, rapprochent souvent le récit d’une forme de poésie orale. Et ce style souvent télégraphique soutient tout à la fois une tension sans relâche et un lyrisme sombre.
Un aperçu dans ce passage où le narrateur évoque sa grand-mère aveugle et misérable :
«Derrière le dos d’extase – mélancolie. La grâce Babiana. Quand on est fatigué on devient soi-même. On regarde loin. Même les aveugles… Et nos mains c’est les chats qui s’allongent qui se lovent qui se mettent en boule pour nous consoler. Babiana… Je vois notre cour. Les bêtes ça grouille ça hurle ça crie les bêtes malades estropiées. Vieilles les chiennes les porcs à trois pattes les chats les chattes chavirant tout ça se promène… Des âmes errantes dans une gare perdue. C’est la grande traversée…Notre cour. Je pensais – quand Babiana sera morte elle viendra dans notre cour. Avec ses nouveaux yeux. Elle verra tout. Là sur cette île aux âmes fatiguées…Là, dans cette cour, où elle vivait aveugle. Elle y reviendra…
La vie nous ne sommes que ces empreintes. On sait pas la prier de nous toucher à nouveau.»
Mais tout autre extrait aurait aussi bien donné le timbre…
«La vie est si triste au fond. Si nue aux yeux des morts. Si claire…La famille est l’enfer. Elles sont toutes horribles. Oui. Toutes. Amour caché et haine cordiale voilà leur nourriture de base. Qui encule qui – qu’importe, mère enculée par son fils qui est enculé par son père qui a été défloré à son tour par je ne sais pas quel Goliath dans la nuit des temps. Et tout ça bouge tangue vibre bouffe vit. C’est trop sérieux tout ça trop lourd. Mais pour les morts c’est à pleurer oui, risible à pleurer. Pour eux qui sont de l’autre côté ça devient si loin. Pour rire de tout ça il faut mourir d’abord. Crever. Oui Dim – payer à la caisse.»
Et l’histoire dans tout cela ? Au milieu de ces soubresauts, on démêle pourtant le fil d’un récit. On s’ancre d’abord dans le cortège des morts de première main. Il y a les figures incontournables du passé, le père, la mère, la tante, les grands-parents… et les lieux de l’enfance. Mais on est loin de l’Eden perdu d’un Nabokov. Chez Dimitri Bortnikov, la tendresse se heurte vite à la steppe pourrie et gelée, à la faim, à des vies qui ne semblent avoir connu que les musiques du travail et de la souffrance. La nostalgie a du mal à décoller, même avec son lot de cadavres.
Et puis si le temps fait bouger les lignes, il n’arrange guère les choses. L’armée, la guerre, les petits trafics. Plus qu’un récit de vie, on entrevoit des fragments d’existence mal digérés, recrachés par petits morceaux , et dont on devine souvent la teneur autobiographique. L’installation à Paris augure une autre forme de déréliction où, sans plaidoyer, Bortnikov laisse transparaître les faisceaux de la misère sociale et de l'exclusion. Mais c’est surtout que l’exil ne sauve pas du passé et il ne reste plus à Dim qu’à remâcher les morts qui peuplent les trajectoires brisées de sa vie. D’ailleurs, les seuls qui n’en soient pas sont des disparus. Femmes, compagnons de passage, et cet enfant, «goutte de lait dans la nuit.», dont il a perdu la garde et qu’il réclame aux ténèbres.
Ne demeure alors plus guère que l’écriture, l’épuisement dans l’écriture.
«Ecrire quatre heures – c’est les fantômes qui arrivent. Si on tient le coup – dans six heures – c’est la chatte qui vient. Bosser huit heures – c’est les ombres. Et si je bosse neuf heures – c’est les morts que je vois. Mes morts. Je continue…je bosse onze heures. Je suis à quatre pattes. J’ai les mains qui tremblent. Vide moi…A quatre pattes. L’heure des esprits…C’est mes démons qui m’enfourchent. J’oublie que je suis nu.. Toute la journée…Vers la fin…Tremblant de faim…Comme ça je me recueille. Je me tais. C’est quand on se tait que ça commence. On devient témoin. Témoin muet de sa propre vie. Les choses les gens…Tout part et on reste enfin seul.»
Triste tableau se dira-t-on, que ce «bal des revenants» où la mort, la faim et la solitude résonnent à chaque page. Pourtant, rien ne succombe jamais au pathétique. Ce qui s’impose d’abord, c’est la magie d’une langue qui semble ronger l’os de la vie. Et c’est juste beau et fort, à chaque instant.
«Ce chant nocturne…Chaque nuit. Il coule de mes doigts. Ca salit les pages. Elles deviennent noires mes feuilles. Noires. Rien ne peut plus m’arriver…Rien de plus. Quand les pages deviennent noires…C’est si léger.»
La légèreté ? On y croirait presque...