Les éditions Gallimard ont entrepris de publier dans la
collection Continents noirs les œuvres
complètes de l’écrivain congolais Tchicaya U Tam’si. Décédé en 1988, et un peu
oublié aujourd’hui, il reste pourtant l’un des grands noms de la littérature
africaine. Le premier tome de cette somme est consacré à sa poésie. On ne peut
que se féliciter de cette initiative puisque plusieurs de ses recueils n’avaient
pas été réédités depuis les années 60. De plus, on connaissait plutôt l’écrivain
congolais comme romancier. On avait surtout retenu de lui sa trilogie romanesque
parue chez Albin Michel dans les années 80. Trois romans qui brossaient, à
travers l’histoire d’une famille et principalement d’un frère et d’une sœur, un
portrait réaliste de la période coloniale.
Rassemblés sous le titre J’étais
nu pour le premier baiser de ma mère, les poèmes de Tchicaya traversent sa vie, ses combats et ses douleurs sur plus de
vingt ans. On peut observer les ressacs de son écriture sur près de six-cent
pages, entendre une voix naissante qui s’émancipe des formes scolaires des
débuts et chemine rapidement vers son propre territoire. Mais l’on découvre surtout
un poète de l’exil, habité dans sa chair même, sans idyllisme ni complaisance,
par la mémoire incandescente d’un pays. Pays perdu, donc, et souvent contenu
tout entier dans la force à la fois sombre et nourricière de son fleuve, qui
innerve toute la poésie de Tchicaya.
Dans sa préface à ce premier tome des œuvres complètes de Tchicaya U Tam’si, Boniface Mongo Mboussa insiste d’entrée de jeu sur l’irrédentisme fondateur de son écriture poétique. Tchicaya se serait le premier
désolidarisé de la Négritude senghorienne qui faisait office de chapelle et de
cri de ralliement pour la plupart des écrivains africains à l’époque où le
poète congolais publia ses premiers poèmes. A les lire, pourtant (d’un œil probablement
pas suffisamment averti), cette distinction ne saute pas immédiatement au
visage. Ils regorgent d’hyènes, de jacinthes, de soleils brûlants, de tambours
ancestraux et de vierges d’ébène. On n’éprouve pas nécessairement l’impression
de naviguer à des années-lumière du lyrisme tellurique et coloré de la poésie
de Senghor. Le premier recueil
publié de Tchicaya (Le mauvais sang)
est plus intimiste, peut-être, mais présente certaines maladresses, si l’on
considère la forme encore quelque peu scolaire que revêt cette poésie, rimée,
jouant d’inversions pas toujours très souples. Si Mongo Mboussa raille quelque peu «le bon maître ès langues» (Senghor)
qui recommanda alors au jeune poète «l’achat
d’un dictionnaire de rimes», il faut pourtant reconnaître que certains de
ces poèmes sont encore fragiles. Néanmoins, et le préfacier nous aide ici au
décryptage, on y trouve déjà la volonté de Tchicaya de faire chemin à part, de
faire entendre une autre voix. Il oppose à l’africanité subsumée et collective de
la Négritude, son propre corps (blessé, souffrant, aimant) et ses racines
singulières (le Congo). Entendons-nous bien, Tchicaya ne revendique ici aucune préséance ethnique ou territoriale, mais pose la pierre de sa poésie dans un autre jardin. Il lui est
impossible de faire abstraction de lui-même. Dans la parole poétique telle qu’il
la revendique chaque homme est « cet homme-ci » avant d’être le
porte-drapeau de ses frères de couleur. Il ne renie pas pour autant l’idée de
combat politique et sera d’ailleurs un fervent admirateur de Lumumba, ce dont témoigne notamment son
recueil Epitomé, écrit au début des
années 60, après l’assassinat de celui
que Raoul Peck appelait le prophète.
Mais les dés de la poésie sont donc ici jetés autrement.
Peut-être faut-il rattacher cette expression d’une singularité à toute la gamme des différences que Tchicaya dut très tôt ressentir et assumer. Fils d’un futur député du Moyen-Congo qui l’assigna à d’autres horizons que ceux de la poésie, Tchicaya eut à s’opposer longtemps à la tutelle paternelle. Il se sent également en porte-à-faux dans le milieu scolaire qui l’accueille à son arrivée en France au milieu des années quarante et se rallie très vite à l’écriture comme à la voie qui sera la sienne. On pourrait encore évoquer la séparation d’avec sa mère, sevrage prématuré qui le marquera à jamais («ouvrez le giron de ma mère/que j’y mette ma tête chaude / et béni soit le pain qu’on m’ôte / bénie soit la soif qu’on m’ôte») ou une jambe «en chanterelle» qui fait également de lui un enfant pas comme les autres… Il passera par des hauts et des bas, de nombreux petits boulots et scellera de manière définitive son destin d’écrivain et la rupture d’avec le père en signant son deuxième recueil poétique d’un nom de plume qui ne le quittera plus : Tchicaya U Tam’si. En kikongo, «celui qui parle de son pays». Un pseudonyme qui en dit long, cette attache-là constituant peut-être, avec l’écriture, le dernier fil que la vie ne lui aura pas enlevé.
Passé le premier recueil, on est très vite saisi par l’écriture
de Tchicaya U Tam’si, par sa
liberté, ses couleurs, la profusion d’images et de sensations qu’elle convoque.
Et par sa personnalité. Une écriture qui, à l’instar du fleuve boueux (ce fleuve «de
la teneur du bronze bu chaud») qui semble souvent la porter, charrie en son
sein le pire comme le meilleur, les souvenirs flamboyants comme les affres de
la mémoire. Mongo Mboussa y décèle
une modernité qui n’avait encore guère cours ailleurs dans les Lettres
africaines.
Si l’on entend encore souvent une voix qui est plus qu’elle-même,
si la race, le peuple, la terre constituent
un ferment collectif qui fait lever le poème, Tchicaya mêle aussi à ses appels-là des fragments de sa propre jeunesse,
des lambeaux d’une mémoire impartageable. Il tisse autour de sa musique-congo
des souvenirs qui lui sont propres – deuils (comme celui de sa sœur Sammy),
absences, douleurs enfouies, nostalgies de l’enfance et du pays quitté.
« triste souvenir
il était doux notre
amour
terre ailée terre ailée
les cheveux de sammy sentaient la brume et l’ambre
nous rêvions à briser nos mémoires
de mon pays absent des mappemondes
terre ailée terre ailée
les cheveux de sammy sentaient la brume et l’ambre
nous rêvions à briser nos mémoires
de mon pays absent des mappemondes
et notre amour
un panier à crabes
un panier à crabes se
passerait bien
de vitamine b et de règles sociales
de vitamine b et de règles sociales
maintenant prendre le
temps à bout de bras
le temps sans oublier le chemin
longtemps attendre l’aube qu’elle revienne
bien sûr il ne faut pas que le temps se brise
sur les lignes de la main offerte
le temps sans oublier le chemin
longtemps attendre l’aube qu’elle revienne
bien sûr il ne faut pas que le temps se brise
sur les lignes de la main offerte
je me tourne le dos
j’habite ton regard de fossile ancien
j’habite ton regard de fossile ancien
nous sommes l’orage
l’éclair tend une corde de feu
de ta main à la mienne
à chaque vague d’orage qui corne
un lacet brisé renoue mes cauchemars »
l’éclair tend une corde de feu
de ta main à la mienne
à chaque vague d’orage qui corne
un lacet brisé renoue mes cauchemars »
Pays quitté, trop tôt quitté lui aussi et qui s’inscrit
comme une blessure dans la parole du poète. Pourtant, le pays de l’enfance ne
revêt pas les simples apparats d’un Éden lointain et chatoyant. Il est aussi fait
des violences et des brûlures de la vie, et les vignettes qu’il génère dans la
mémoire sont tout sauf des images d’Épinal.
Ce que révèle par exemple cette Nature
morte, poème extrait du recueil Feu
de brousse.
« Je jouais
quand ma sœur morte
mon grand-père
au couteau
mon grand-père achevait
un grand poisson
pendu devant notre porte
à cet arbre
nous aimions les aubergines
nous aimions les courgettes
mais il fallut jeûner
quand ma sœur morte
mon grand-père
au couteau
mon grand-père achevait
un grand poisson
pendu devant notre porte
à cet arbre
nous aimions les aubergines
nous aimions les courgettes
mais il fallut jeûner
Aussi ai-je pleuré de
faim
si je vous dis
que mon père ignore le nom de ma mère
je suis témoin de mon temps
et j’ai vu souvent
des cadavres dans l’air
où brûle mon sang »
si je vous dis
que mon père ignore le nom de ma mère
je suis témoin de mon temps
et j’ai vu souvent
des cadavres dans l’air
où brûle mon sang »
On raconte que Tchicaya
U Tam’si disait à ses compatriotes : «vous habitez le Congo, moi c’est le Congo qui m’habite.»
Cette possession passe avant tout, disions-nous, par la
présence/mémoire du fleuve Congo. Une présence particulièrement prégnante dans
les trois premiers recueils de Tchicaya
et qui constitue plus encore qu’un leitmotiv, un miroir de son écriture. Un
fleuve à tout faire, qui dit la joie, les débordements mais aussi la douleur,
un fleuve dans lequel se noie souvent la parole du poète pour mieux renaître à
elle-même. Origine de toute parole, de toute mémoire et horizon insaisissable,
il occupe une place particulière dans l’imaginaire poétique et sensoriel de l’écrivain.
« justement
mon fleuve – une idée fixe -
n’était beau qu’au clair de lune
et je lui ai lancé des pierres pour voir
je n’ai pas su l’enjamber
seul l’arc-en-ciel l’enjambe »
mon fleuve – une idée fixe -
n’était beau qu’au clair de lune
et je lui ai lancé des pierres pour voir
je n’ai pas su l’enjamber
seul l’arc-en-ciel l’enjambe »
Il est omniprésent dans certains poèmes et le poète y revient
régulièrement, comme à une sorte de recours ultime.
« faites à mes
tempes
des étais de grès sombre
faites à ma bouche une horizontale
faites à ma main une verticale
pour sonder
à l’étiage d’un simple amour
le fleuve que je mène à la mer
le fleuve que je mène à la mort »
des étais de grès sombre
faites à ma bouche une horizontale
faites à ma main une verticale
pour sonder
à l’étiage d’un simple amour
le fleuve que je mène à la mer
le fleuve que je mène à la mort »
Si les poèmes plus tardifs évoquent moins directement le
pays, ils sont encore animés par une sensibilité à vif et une forme d’incandescence
qui semblent s’y ressourcer. Au fil des pages et des recueils, certains poèmes
pourront nous toucher plus que d’autres. Demeure cette force des images et
cette liberté de ton. Il arrive que l’écriture semble touchée par des échos
venus d’ailleurs. Du côté des images, une certaine gymnastique surréaliste,
notamment, n’est pas absente de la
poésie u tam’sienne. Mais tout cela est toujours porté par un souffle éminemment
personnel.
Pour le plaisir encore, ce poème, Le corps, extrait de l’un des derniers recueils de l’ouvrage (La
veste d’intérieur).
« Je grave des
cils sur tes lèvres
on les verra de loin
scintillantes du bleu des vagues
ainsi salées de lumière
L’inférieure surtout qui mouille
quand le mot amour passe
le zénith ou les canicules
on les verra de loin
scintillantes du bleu des vagues
ainsi salées de lumière
L’inférieure surtout qui mouille
quand le mot amour passe
le zénith ou les canicules
Mon baiser te refait l’œil clair
Tu redeviens racine
Ton corps te ressemble »
Ton corps te ressemble »
On trouvera des poèmes d’amour aussi, chez Tchicaya. Dans la notice biographique
figurant en fin d’ouvrage ne nous dit-on pas (sans que l’on sache très bien à
quoi il est fait référence…) que l’écrivain congolais « meurt d’amour » dans la nuit du 21 au 22 avril 1988 ?
La question du désir est souvent prégnante dans ses poèmes et les blessures du cœur
jalonnent aussi son œuvre de nombreuses incises.
Peut-être décèlera-t-on là, derrière le temps qui passe, les traces du
rendez-vous maternel manqué et l’impossible retour à ce «premier baiser» qui prête son titre à cet opus. Dans les Notes de veille qui clôturent ce premier
tome des œuvres de l’écrivain congolais, on trouve cette courte
sentence, crue et étincelante, au miroir de laquelle on pourrait sans doute relire
un bonne partie de sa poésie.
«Il n’y a pire désert
que celui de la chair quand l’âme s’enivre de nostalgie».
Tchicaya U Tam’si
est un poète à la fois puissant et touchant qui a su tracer son propre chemin,
à l’écart des modes et des courants de son temps. La publication de l'intégralité de son œuvre poétique nous offre une belle occasion d’aller nous (re)tremper
dans le fleuve de ses mots.
Tchicaya U Tam'si, J'étais nu pour le premier baiser de ma mère - Oeuvres complètes 1. Editions Gallimard, Continents noirs. 2013.