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Il ya des récits d'Hubert Mingarelli qui font un peu penser à des contes. Mais des contes sans héros dont la leçon ou la morale se serait nichée au creux de certains détails, dans les interstices oubliés du cœur humain. Avec son dernier roman, Un repas en hiver, on a parfois l'impression d'avancer dans une sorte de Soupe aux cailloux revue et corrigée. Il y est question de froid, de neige, de faim. Et d'un maigre dîner à inventer et partager, tant bien que mal. Sauf que l'univers intemporel du conte a été ici troqué pour un arrière-fond historique sombre et rugueux, qui parle à toutes les mémoires. Nous sommes en Pologne dans les années quarante ; le narrateur et ses deux compagnons sont des soldats allemands contraints de mener une chasse à l’homme. Ils doivent ramener un Juif à leur base afin d’être exemptés de la corvée d’en exécuter beaucoup d’autres.On sait combien Mingarelli est passé maître dans l’art de camper avec peu de choses des portraits d’hommes fragiles, abîmés que le besoin ou l’espoir de tendresse n’a pourtant jamais totalement désertés. Il se livre et nous livre pourtant ici à un exercice d’empathie beaucoup plus périlleux qu’à l’accoutumée. Si chacun deses livres est empreint d’une force, d’une retenue et d’une musique qui ne laissent jamais le lecteur indifférent, il signe probablement, avec Un repas en hiver, son plus puissant roman depuis Quatre soldats.
Les lieux, comme
souvent chez Mingarelli, sont rarement nommés. Le rideau de l’histoire est bien
là mais si l’on apprend que l’on est en Pologne, dans les rangs d’une armée
allemande affamée et en proie à un terrible hiver, c’est plus par petites
touches impressionnistes que par une accumulation de références. Bien sûr il y
a la consonance germanique des noms et un contexte – le front de l’Est, la
Shoah par balles - qui émerge peu à peu, comme un monstre marin. On s’en méfie à peine tant il semble
« endormi » par un récit qui fait d’abord place à autre chose. Car
même au cœur de cette désolation anonyme, qui pourrait être celle de toutes les
guerres, il y a ce résidu de douceur qui colle aux dialogues et à la peau de
quelques personnages. L’amitié, fil rouge de l’œuvre de Mingarelli, tient
toujours à peu de choses mais ne casse pas. Une tendresse d’hommes flotte ici
au-dessus de trois soldats, à la fois victimes et bourreaux, qui apparaissent
avant tout comme des fantômes dépossédés de leur propre vie, rongés par le froid et la faim.
On évoque notamment le
fils d’Emmerich, le seul des trois à avoir le privilège d’être père, une
paternité que la situation rend toutefois peu enviable :
« Emmerich
nous avait souvent dit que c’était une chance et une malchance. Qu’avant la
guerre c’était une chance, toute seule, mais qu’à présent la malchance marchait
à côté »
Mais l’amitié ne donne
pas les clés de tout, elle n’offre pas toujours les solutions. Dès le début du
récit, une brèche s’ouvre vers le futur. On sait qu’Emmerich, au printemps,
rendra son dernier souffle sous un pont de Galicie. Un futur proche que le
narrateur rapporte soudain au passé, le temps d’une phrase où s’exprime toute
l’impuissance à laquelle les deux amis épargnés se trouveront confrontés :
« Nous
ne savions plus rien faire du tout, comme si la balle nous avait traversés nous
aussi, sans nous faire saigner comme Emmerich, mais nous laissant désemparés,
agenouillés devant lui, inutiles et muets jusqu’à la fin. »
Mais pour l’instant les
trois hommes battent campagne sous un ciel gris. Ils traversent un paysage
lunaire fait d’étangs gelés, de branches cassantes. Un paysage d’où toute vie
semble s’être retirée. Cette nature létale, sous la plume sobre et précise de
Mingarelli, conserve pourtant un semblant de beauté.
« On
arriva devant une mare gelée. C’étaient les roseaux qui l’indiquaient, car la
glace était blanche, comme les champs. Elle était assez grande. Le vent avait
soufflé la neige sur un bord. Elle faisait un haut monticule effilé comme la
crête d’une vague. »
Le froid qui gagne les
corps est aussi celui qui ronge les hommes de l’intérieur, les a envahis. On se
souvient peu à peu qu’il y a une vague quête derrière cette déambulation.Ils
débusquent, presque par hasard, un homme caché dans la forêt et le font prisonnier. C’est un Juif et ils
doivent le ramener à leur compagnie pour échapper à la besogne d’abattre des
hommes et de les pousser dans les charniers. Tel est le contrat passé avec leur
commandement. Ils hésitent à le laisser partir, à faire comme s’ils ne
l’avaient pas vu, mais il est leur seule monnaie de change pour s’éviter la
tâche qu’ils ne supportent plus.
Sur le chemin du
retour, une maison abandonnée offre un refuge provisoire aux trois soldats et à
leur prisonnier. La frêle maison polonaise offre alors au récit, comme dans une
tragédie, son unité de lieu. Le répit est précaire et il faut brûler là tout ce
qui est fait de bois pour maintenir un fragile rempart contre le froid. Le feu qu’ils
alimentent péniblement leur permet aussi de préparer un repas avec les quelques
ingrédients que chacun a gardé par devers soi : une saucisse, un oignon,
une poignée de polenta et quelques tranches de pain gelé. Un paysan polonais
accompagné de son chien s’introduit également dans la maison et, avec un flacon
d’alcool de patate, achète sa place autour du « festin ».
Au fur à et à mesure
que le repas se prépare la maison se désagrège car il ne faut pas que le feu
s’éteigne. On se demande plus d’une fois si les hommes affamés ne vont pas
finir par brûler la maison elle-même pour sauver ce feu qui exige toujours plus
de bois pour ne pas mourir. Il faut brûler, les chaises, la table et jusqu’à la
porte de la pièce où le prisonnier a été installé. Mais c’est surtout une
atmosphère de plus en plus délétère et électrique qui s’empare de la maisonnée.
Les soldats se passeraient volontiers de la présence du Polonais, convive
édenté et répugnant qui nourrit une
haine perceptible à l’endroit de l’otage juif. Chacun se méfie de chacun et le
repas se prépare comme une paix négociée au-dessus du vide.
Il est difficile d’en
dire beaucoup plus tant ce merveilleux récit avance tout en finesse, dans un
mélange de tension extrême, de violence bridée et d’humanité, se nourrissant
d’une attention de chaque instant au moindre détail, au moindre frémissement.
L’incroyable justesse de ton et de construction narrative à laquelle parvient
Hubert Mingarelli, ce sens de l’humain qui traverse chacune de ses phrases sans
pourtant jamais n’exaucer ni ne dédouaner personne, constituent un petit
miracle.
Une fois le repas
terminé, il faut s’engouffrer à nouveau dans l’hiver et la guerre. Les soldats
doivent faire un choix avec leur otage. Ils feront le mauvais, nécessairement.
L’alternative à la fois morale et pratique qui leur échoie ne pèse jamais sur
le récit comme une interrogation métaphysique qui en interromprait le cours.
C’est un choix incarné qu’ils doivent faire en marchant, en continuant à
souffler dans le froid ; une décision à prendre sans délai à la croisée
des chemins et qui les blesse comme la lame d’un rasoir. Ils doivent poursuivre
leur route jusqu’à son terme. C’est aussi ce que fait le lecteur, qui sera
resté suspendu par le cœur à ce récit… Jusqu’à sa dernière
page, éblouissante.
Hubert Mingarelli, Un repas en hiver. Stock. 2012.
Images : 1) Monet, La pie (source) / 3) Velasquez , Le repas des paysans (source) / 4) Chemin de neige (source)