Il existe des histoires dont nous
sommes absents, des récits grandioses et monstrueux qui se passent de nous ou
nous tolèrent, à l’extrême limite, comme de pâles figurants. Mais ces histoires,
potentiellement bouillonnantes ou bouleversantes, qui nous invitent à lire et à
voir autrement, restent le plus souvent encore à raconter. Random, roman graphique hors normes de l’artiste Abdelkader Benchamma, considéré par
certains comme l’un des dessinateurs contemporains les plus brillants et les
plus inspirés, est l’une d’entre elles. On entre ici dans un autre
espace-temps. Il faut apprendre à se taire, se faire tout petit, pour
contempler autre chose, qui nous dépasse. On voudrait dire pour le « subir »,
mais ce mot-là n’est pas à bonne échelle. Il ne joue pas dans la bonne cour, encore
trop empreint de sentiments qui justement, ici, n’ont plus leur place. A quoi
assiste-t-on dans Random ? A
une apocalypse ? A une (re)naissance ? A l’éclosion d’un monde
prodigieux ou terrible que nos yeux n’ont encore jamais vu ni ne verront
jamais ? A un voyage de la matière ? Pacôme Thiellement, dans la belle post-face qu’il consacre à
l’ouvrage, nous parle d’une «prophétie».
Oui, mais une prophétie sans leçon qualifiée, sans Enfer ni Paradis. Une
prophétie que chacun devra se murmurer à lui-même, inventer entre les pages,
redessiner pour son propre compte. L’une des forces du livre d’Abdelkader
Benchamma est qu’il ne nous raconte rien d’autre que ce que nous voulons bien
nous raconter. Mais qu’il nous le raconte avec une énergie foudroyante et une
paradoxale puissance narrative. Des mots ne manqueront pas de nous pousser au
bout des yeux : geyser, tellurique, déluge, intersidéral, déflagrations,
métamorphose, océans, pierres, feuilles, minerais, minéraux, terre, feu, glace,
nuit, vomi, colère, ménage, enfantement, désert, trou noir, blancheur.
Peut-être flottons-nous dans les vents du dieu vengeur de l’Ancien
Testament ; peut-être sommes-nous ballottés dans une hallucination
dickienne, à moins que nous nous soyons égarés dans les forges de Lucrèce ou
sous le microscope d’un physicien fou. Du noir et blanc, seulement, pour nous
conter une transformation muette et saisissante. Quelque chose se déchire, se
désagrège, se décompose et se recompose : irruptions, pluies de pierres,
mues accélérées, cristallisations éphémères. Tout est mouvement, chute,
redéploiement, annulation. On croise souvent des matières familières (eau,
pierre, astre, végétaux) mais le sont-elles vraiment ? Car au cœur de ces
pâtes reconnaissables, propulsées ou secrétées, naissent parfois des géométries
lointaines, quelques traits anguleux ou cabalistiques, quelques traces sans
nom. De rares figures humaines circulent dans le paysage, présentes sur
quelques pages seulement parmi les centaines qui composent le livre. Des
figures incidentes, silhouettes noires sans visage, ombres chinoises larguées
dans le décor, esquissant peut-être ici ou là une tentative de fuite, une
migration sans issue possible. Mais rien qui ne trahisse la peur ou
l’effarement d’une épreuve eschatologique vécue en direct. Benchamma balaye d’un revers de main la possibilité même de ce
ressort dramatique. Ce n’est pas l’histoire des Hommes qui se joue ou se déjoue
ici. Ce n’est pas leur point de vue qui importe. L’abstraction peut-elle
composer un récit ? Elle le peut, visiblement. Pacôme Thiellement, devant les dessins d’Abdelkader Benchamma, fait un constat : «Ou alors l’abstraction est toujours une tentative de représenter la
matière non-humaine. Ou alors il n’existe pas d’ « abstraction »
- toute image est toujours figurative – mais elle « figure »
alternativement l’humain et le non-humain, l’animal et le non-animal, le
végétal et le non-végétal, le minéral et le non-minéral». D’autres nous
l’ont déjà enseigné. Qui, pour n’en citer qu’un, et rester dans le registre du
dessin, n’a jamais ressenti l’étonnante force, l’étonnante justesse et
précisions figuratives des dessins les plus abstraits de Michaux ? Mais la comparaison, sans doute, s’arrête là. Car Michaux travaille l’intensité intérieure,
le mouvement centrifuge, alors que Benchamma
pulvérise les limites de l’espace extérieur et déploie une violence
foncièrement centripète. On a l’impression que l’auteur de Random dessine comme Guyotat
ou Novarina écrivent. Un dessin qui
pétrit, broie, utilise notre fonds d’images et notre vieux monde pour produire
une matière nouvelle, une symphonie qui n’existe pas encore. Il a fallu
plusieurs années à Abdelkader Benchamma
pour venir à bout de ce livre. Initialement, il réalisait des dessins, au
fusain notamment, sur des feuilles longues et larges de plusieurs mètres. Des
pluies d’étoile, des tourbillons de matière, des paysages hésitant entre
dévastation et émergence de formes nouvelles. Et puis, au cœur de cette
obsession, a surgi la ligne possible d’un récit. L’artiste a alors repris et
prolongé son travail pour raconter quelque chose. Il est important de souligner
que malgré cette genèse particulière de Random,
(seul livre, hors catalogues d’exposition, publié à ce jour par l’artiste) l’ouvrage
n’est pas un recensement d’œuvres indépendantes réagencées pour produire un
artifice narratif. Il est habité par un récit total qui nous emporte de part en
part. Et il faudrait encore préciser autre chose : Abdelkader Benchamma aurait pu jouer autrement. Le
« propos » de ses dessins laissait la place à un esthétisme beaucoup
plus travaillé : contrastes de traits et de perspectives, effets de
matière (aplats, reliefs…), insertion de collages, pourquoi, pas et que sais-je
encore. Ce n’est pas le choix qui a été retenu et malgré le caractère singulier
et inédit de cette œuvre, Random
s’inscrit pleinement dans un registre qui reste celui de la bande dessinée. Il
y a une certaine modestie dans les moyens que Benchamma s’autorise et il s’appuie sur les ressources
scénaristiques du
9ème art art : gros plans, zoom, raccourcis… Il invente, pourrait-on dire, une forme de bande dessinée abstraite (avec les réserves que nous avons énoncées plus haut) et monumentale. Une bande dessinée préfigurative. Flirtant avec des ambiances SF, fantastique, fantasy, dont il ne conserverait que le décor pour le promouvoir en personnage principal, l’imaginaire d’Abdelkader Benchamma nous invite à un voyage rythmique loin de l’œil nu. Voir ce qui ne se voit pas. Random nous parle peut-être de la fin du monde, d’une certaine fin du monde. Son auteur est-il pour autant un messager de l’Apocalypse ? Pas sûr. S’il n’y a pas un mot dans son livre, il lui arrive de dédicacer ses dessins en ajoutant cette mention : « un autre jour est possible ». Les dernières pages de Random se résorbent dans le blanc. Quelques immenses pages blanches qui font place au silence et où tout semble s’être soudain résorbé, effacé. Est-ce un blanc létal qui nous est ici imposé ? Peut-être pas. Peut-être s’agit-il d’un blanc immaculé où tout reste à nouveau à écrire. Un autre jour est possible.
9ème art art : gros plans, zoom, raccourcis… Il invente, pourrait-on dire, une forme de bande dessinée abstraite (avec les réserves que nous avons énoncées plus haut) et monumentale. Une bande dessinée préfigurative. Flirtant avec des ambiances SF, fantastique, fantasy, dont il ne conserverait que le décor pour le promouvoir en personnage principal, l’imaginaire d’Abdelkader Benchamma nous invite à un voyage rythmique loin de l’œil nu. Voir ce qui ne se voit pas. Random nous parle peut-être de la fin du monde, d’une certaine fin du monde. Son auteur est-il pour autant un messager de l’Apocalypse ? Pas sûr. S’il n’y a pas un mot dans son livre, il lui arrive de dédicacer ses dessins en ajoutant cette mention : « un autre jour est possible ». Les dernières pages de Random se résorbent dans le blanc. Quelques immenses pages blanches qui font place au silence et où tout semble s’être soudain résorbé, effacé. Est-ce un blanc létal qui nous est ici imposé ? Peut-être pas. Peut-être s’agit-il d’un blanc immaculé où tout reste à nouveau à écrire. Un autre jour est possible.
Abdelkader Benchamma, Random. Editions L'Association. 2014.