mardi 31 décembre 2013

> Happy New Year

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Happy New Year


Ecoute je ne demande pas grand chose,
seulement ta main, la tenir
 comme une rainette qui dort contente ainsi.
J'ai besoin de cette porte que tu m'offrais
pour entrer dans ton monde, ce petit bout
de sucre vert, joyeux de sa rondeur.
Me prêtes-tu ta main cette nuit
de fin d'année et de chouettes enrouées ?
Tu ne le peux pas pour des raisons techniques. Alors
je la tisse avec l'air, ourdissant chaque doigt,
la pêche soyeuse de la paume
et le verso, ce pays d'arbres bleus.
Je la prends ainsi et je la soutiens, comme
si de cela dépendaient beaucoup des biens du monde,
la suite des quatre saisons,
le chant des coqs, l'amour des hommes.

31-12-1951


Julio Cortázar, Crépuscule d'automne, poésie. Editions José Corti. 2010. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle.
Image : Didier Leclair, Julio Cortázar on trumpet (source)


vendredi 27 décembre 2013

> Violette Leduc : premier amour

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Relire Thérèse et Isabelle, de Violette Leduc (dont on pourra toutefois déplorer la photo prout-prout qui lui sert de couverture dans l'une des dernières éditions Folio), réserve une belle surprise. On découvre que ce texte n’a rien perdu de sa beauté incandescente, de son lyrisme vertical, de sa radicalité. Peut-être le présente-t-on trop exclusivement, surtout depuis la sortie du film de Martin Provost, comme un texte qui résonne avant tout par la dimension transgressive qui fut la sienne dans le contexte historique de sa parution. Un brûlot érotique qui plongeait le lecteur sans bouée de sauvetage dans les vertiges d’une passion sexuelle entre deux collégiennes. On retient l’homosexualité, la description – d’une précision alors inédite - du plaisir physique, la jeunesse des protagonistes... L’intérêt de ce court roman aurait pu se limiter au témoignage d’une audace littéraire légèrement défraîchie par la force du temps et l’évolution des mœurs. Il n’en est rien. Si témoignage il y a, il porte sur quelque chose de plus intemporel – sur cette forme d’abandon absolu auquel peuvent conduire quelques accidents essentiels de l’existence. Au rang de ceux-ci figure l’éveil aux sens, incarné ici sans aucune forme de mièvrerie comme une promesse tout à la fois d’ouverture et de réclusion – une expérience capable de refouler soudain tout ce que la vie peut offrir d’autre à vivre dans la plus terne des arrière-cours. Et dans ce texte,  qui demeure peut-être l’un de ses plus beaux, l’écriture de Violette Leduc, d’une simplicité et d’une poésie saisissantes, n’a pas pris une ride.
 

 
On est quelque part dans la France des années vingt. Une pension de jeunes filles, des surveillantes, une ambiance de vieille école qui sent le bois, de cloches qui tintent dans des cours froides, un dortoir. Isabelle a dix-huit ans et Thérèse, la narratrice de ce récit, en a dix-sept. On n’en sait guère plus, si ce n’est que Thérèse, contrairement aux autres élèves de ce pensionnat, ne se trouve ici qu’à l’essai… Il s’agit d’une tentative de séparation que sa mère n’est pas certaine de pouvoir supporter. Une mère possessive, exclusive (celle que l’on retrouve aussi dans la Bâtarde), qui ne peut pas vivre sans sa fille et pourrait à tout moment la reprendre. Une voie de sortie possible pour Thérèse, qui vit d’abord sa présence au pensionnat comme une parenthèse, un exil en suspens…
Mais le récit bascule très vite dans un autre temps, celui des étreintes, un temps resserré sur cette autre dimension dans laquelle Thérèse se trouve entraînée par Isabelle.
« elle me sortait d’un monde où je n’avais pas vécu pour me lancer dans un monde où je ne vivais pas encore »
On pourrait parler d’initiation amoureuse puisque c’est d’abord Isabelle qui mène la danse des baisers et des caresses, mais l’initiatrice se voit elle-même emportée dans un tourbillon que plus aucune des deux jeunes filles ne se trouve en mesure d’enrayer. Tout va vite, très vite et ce désir d’engloutir l’autre, d’entrer – littéralement – dans son cœur, distille soudain une brume épaisse à la surface du monde. Le désir efface tout ce qui n’est pas lui.
«Nous nous étions dépouillées de notre famille, du monde, du temps, de la clarté.»
Le temps est rejeté hors du temps et le pensionnat, le découpage méticuleux du déroulement des journées, les repas, les cours, les autres… perdent soudain toute consistance pour se transformer en simples obstacles ou opportunités pour des retrouvailles que les jeunes amantes ne supportent plus d’interrompre, ne fût-ce qu’un instant.
«L’amour est une invention épuisante».
Et c’est cet épuisement que le roman de Violette Leduc tente de nous rendre palpable. Epuisement dans la ferveur sensuelle, bien sûr, à laquelle l’auteure consacre des pages d’un enchantement glacé, martelées de mots exacts, définitifs, où aucune métaphore n’est gratuite et où chaque image pèse plus lourd que la réalité elle-même.
Mais c’est aussi l’épuisement que génère tout ce qu’il faut déjouer, qui rythme le récit. Vivre leur désir d’affamées revient, pour Thérèse et Isabelle, à tricher avec le monde, à sauter des repas pour rendre du temps à l’amour, à récupérer chaque moment de répit, pause, récréation, à brûler toutes leurs nuits loin du sommeil. Elles improvisent des mensonges, vivent dans le risque perpétuel d’être surprises, séparées, punies et se consument dans une impatience toujours plus astringente.
L’urgence qui les étreint relève d’une expérience tragique car elle est asymptotique. Leur faim est condamnée à ne jamais connaître de paix que provisoire. Thérèse et Isabelle ne veulent pas du temps, elles voudraient tout le temps, elles voudraient résorber le temps en une éternité de dortoir, une nuit sans fin, une fusion impossible. Et le lecteur est lui aussi pris dans les rets d’une double temporalité. Celle du manque, des courses contre la montre, des faux passages à l’infirmerie, de ces mauvaises heures à tuer, tromper ou broyer. Et le temps intérieur des corps qui se retrouvent, temps hors du temps à la fois aigre et doux, amour d’alcool fort, portant toujours au cœur même de ce qui en fait le miel la blessure de sa propre fin.
On ne sait pas au final, ce qui demeure si poignant dans le récit de Violette Leduc. Peut-être cette écriture à la fois soyeuse et écorchée, ce lyrisme sans affèterie, asséné d’un trait. Peut-être cette absence de distance qui nous est ici imposée. Il n’y a aucune trace de nostalgie, aucune légèreté ni condescendance avec cette « première fois ». Ce qui nous est livré reste d’une gravité intacte.
« Nous étions les premiers et les derniers amants comme nous sommes les premiers et les derniers mortels en découvrant la mort. »
La fin agit aussi comme un violent précipitateur. Elle est fulgurante et rejette soudain sans commentaire l’éternité dans une page du passé. La contingence reprend ses droits et l’on ne saura rien de ce qu’aura pu engendrer cette séparation, de douleur et d’oubli. La fin de Thérèse et Isabelle produit l'effet d'une ellipse.
«J’aimais Isabelle sans gestes, sans élans : je lui offrais ma vie sans un signe.
Isabelle se dressa, elle me prit dans ses bras :
-          Tu viendras tous les soirs ?
-          Tous les soirs.
-          Nous ne nous quitterons pas ?
-          Nous ne nous quitterons pas.
Ma mère me reprit.
Je ne revis jamais Isabelle.»

Ecrit à cinquante ans de nous, ce texte a conservé toute sa beauté âpre et lumineuse.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle. Gallimard. 1966.
 
 

mardi 24 décembre 2013

> Chanter populaire

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Nous avions signalé ici la parution de leur premier opus, qui, pour peu épais qu’il fût, concentrait néanmoins quelques petites merveilles. Le principe général du Très précis de conjugaisons ordinaires est simple mais allie avec bonheur la plus poétique loufoquerie à la plus grande rigueur. A partir d’un thème donné, on choisit un certain nombre de « locutions usuelles  contenant un verbe » ou « une forme assimilable à une déclinaison verbale ». Et après ? Eh bien on se concentre sur ce nœud verbal et l’on fait ce que tout verbe permet a minima que l’on fasse de lui : on le conjugue. A tous les temps, tous les modes, toutes les personnes.
 
Le premier volume du Très précis de conjugaisons ordinaires de Guillaume Rannou et David Poullard naviguait dans le champ sémantico-verbal du monde du travail. Ils  récidivent cette fois en s’emparant de la Chanson populaire. Ce ne sont pas moins de trente titres de chansons qui sont ainsi peignés dans le sens du verbe, avec une systématicité désarmante. La gamme est large et autorise la discrète  gaudriole tout comme l’hommage pudiquement ému. On y retrouvera aussi bien Tata Yoyo et Ne me quitte pas que Sex Machine, Be bop a lulla, Si tu vas à Rio ou La nuit je mens. C’est drôle, délicieusement obsessionnel, profondément inutile (1). Et tout comme son grand frère, ce second Bescherelle aux accents oulipiens sera source chez le lecteur addict au goût des mots d’une mystérieuse et tenace bonne humeur.
 

Peut-être Guillaume Rannou et David Poullard seront-ils un jour (qu’on leur souhaite lointain) panthéonisés pour avoir inventé « le comique de conjugaison ». Et s’il s’agit là d’une sous-catégorie du « comique de mots », elle pourrait bien, à force de persévérance, finir par conquérir une sorte d’autonomie radieuse par rapport à la maison-mère.
Ce qui est somme toute irrésistible dans ces conjugaisons, c’est finalement ce qui pourrait d’abord rebuter : leur systématicité. Une fois inventé/isolé le paradigme verbal du titre de la chanson, on pousse le geste jusqu’au bout. Les auteurs n’épargnent ni leurs efforts, ni leurs lecteurs. L’entrée se fait toujours par le noyau retenu, le titre de la chanson ne surgissant (en couleur de caractère rouge, selon une convention déjà mise en œuvre dans le premier livret) qu’à la place qui lui revient. Ainsi dans Tater Yoyo, il faudra attendre la troisième personne du singulier du passé simple (Il, elle, on, ça tata Yoyo) pour revoir étinceler devant nous une joviale chanteuse belge. Même chose, on le notera, pour Be-bop-a-luler… (la chanteuse belge en moins). Le Porcherie de Bérurier Noir réabsorbé en infinitif Porcherire, ne réapparaît donc qu’à l’occasion du subjonctif présent (Qu’il, qu’elle, qu’on, que ça porcherie).
Pour le reste, rien. Il suffit de se laisser porter. Le déclic se produit parfois à partir de quelques heureuses désinences, qui réentendues au son de la chanson ainsi décalée, ne manquent pas de surprendre ou de crépiter. Si l’on voit bien tout ce qui peut nous attendre dans la suite de Sex machiner ou de Tater Yoyo, ça se joue parfois ailleurs. Notamment dans le cortège qu’embarque à sa suite le verbe à proprement parler. Si Ne me quitte pas ou Je suis venu te dire que je m’en vais parlent à tous les cœurs et à toutes les oreilles, les déclinaisons de Ne pas me quitter ou Venir te dire que je m’en vais produiront de joyeuses protubérances, perturbantes pour le sens. Nous ne m’aurons pas quitté(e) ou Tu viendras te dire que je m’en vais nimberont immanquablement d’un velouté complexe et raffiné le topos de la rupture amoureuse…
Que dire, ailleurs, de Je me serai senti(e) que c’est toi ou de Je me fusse fait mal Johnny, Johnny… En ce qui me concerne c’est l’adjectif « réjouissant » qui me vient à l’esprit, mais, je vous l’accorde, tous les goûts sont dans la nature. Et l’on pourra sans rougir se laisser porter par d’autres refrains. D’ailleurs je ne crache pas non plus sur certains mets plus familiaux, voir légèrement trop épicés tel ce roboratif présent du subjonctif (première personne du pluriel) :
«Chauffeurs, que si nous soyons champions»
Il y en aura pour toutes les bouches et pour tous les souvenirs musicaux. De Rock lobster à Alexandrie alexander, de Helter skelter à Heeey, macarener.
C’est parfois joliment tiré par les cheveux (mais toujours, une fois posé le syntagme de départ, scrupuleusement conjugué), et parfois d’une belle simplicité, comme cette aérienne et néanmoins révolutionnaire déclinaison de Ah, aller, aller, aller (le très logique passage à l’infinitif de notre Ah, ça ira, ça ira, ça ira national.)
M’approchant tranquillement mais sûrement de cette phase de l’existence où l’on « en a » tout de même un peu plus derrière que devant, j’avoue éprouver  une tendresse particulière pour le magnifique slogan piafien conjugué à toutes les sauces :
« Non, ne rien regretter »
Alors bien sûr, il y a un risque. Celui de se prendre au jeu et de prolonger le livret en jetant ses propres chansons sur la table à conjuguer. Si vous croyez demain entendre votre voisin de métro balbutier «Que je suis triste Venise, que tu es triste Venise…», peut-être n’aurez-vous pas rêvé.
Nous attendons donc la suite, promise à d’autres horizons conjuguants…
Le Temps, l’Animal, la Migration, la Gastronomie, le Nom propre, le Sexe, le Végétal.
Et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.
D’ici là, Joyeuses Pâques à tous...
 ***
(1) En parlant ici d’inutilité, j’agis à des fins polémiques et espère donner aux pédagogues inspirés motif à s’insurger. Car je ne doute pas qu’ils se sont déjà saisis de la formule pour réveiller les papilles verbatives de celles de leurs brebis que le plus vieil exercice de français de l’histoire de l’Ecole aurait commencé à assoupir dangereusement.
 
 
 
 
 
 
 
 
David Poullard, Guillaume Rannou, Très Précis de conjugaisons ordinaires (N°2) - La chanson populaire. Le Monte-en-l'air / BBB centre d'art. 2013.
 
Images : 1) Piaf / 3) Librairie le Monte-en-l'air.

samedi 21 décembre 2013

> La Fin des Douleurs

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Avec Nativité Cinquante et Quelques, Lionel-Edouard Martin nous revient en raconteur d’histoires. Son Poitevin natal, qui constitue si souvent le cadre de ses romans, lui colle encore ici aux doigts et aux mots. Une histoire du cru ? Possible. Fût-elle inventée, elle ressemble à l’une de celles que l’on se glisse de père en fils dans l’hiver des campagnes, et qui, bien que passées par toutes les bouches, conservent l’éclat d’un sou neuf. Dans cette Nativité, portée par une langue inspirée qui joue avec les soubresauts de l’oralité et les parfums d’un parler de terroir revisité, on ne trouve que des gens de peu - comme il arrive souvent chez l’auteur de La vieille aux buisson de roses et de Deuil à Chailly. Des «vivants minuscules», rugueux ou fatigués, dont certains ont pourtant l’âme plus vaste qu’un matin de grand air et le cœur de la taille d’une mappemonde. L’éditeur nous promet, en plus d’un «récit magnifique», un «étonnant conte de Noël». Allez vérifier, tout y est : Noël, le conte (réaliste et pourtant enchanté). Et l’étonnement.





Le conteur, c’est peut être cet ancien qui raconte à celui qui n’était qu’un enfant de deux ans quand les événements se sont déroulés. Un passeur de mémoire, de l’âge qu’auraient dans le temps de sa parole les personnages que l’on va voir défiler,  s’ils n’étaient déjà morts depuis longtemps. S’agit-il d’un effet rhétorique qui réinscrit ce que l’on va lire/entendre dans le champ du réel, ou de la mémoire d’un enfant du pays devenu écrivain qui s’ébroue sous nos yeux ? Qu’il s’agisse d’un « racontage » ou d’un drôle de fait divers (et d’hiver…), peu importe. Mettons que ce soit ce qui a un jour eu lieu et « dont on a parlé pendant des semaines, et des mois, des années avant de le noyer dans l’oubli ». Le livre sera la dernière digue.

Mais au fil de ce récit,  le conteur disparaît discrètement, comme submergé par sa parole, par son histoire.
L’histoire, c’est d’abord celle d’un rebouteux et d’un boulanger. Le rebouteux, c’est Louis, Louis Maître, devenu Maît’Louis, dans cette façon qu’ont les gens de recuire à leur sauce les noms de baptême. Il est de Villemort, un hameau de «quelques demeures égarée parmi les brandes et les orties, la plupart à demi-fondues.» Un bled déserté où les vieux sont morts et les jeunes partis. Dans sa Bergerie, il n’occupe plus que le salon du bas puisque «l’étage, quand on a peine à se mouvoir, demeure un couillon faignant». Un rebouteux perclus de douleurs, ça pourrait sembler pour le moins curieux et pourtant, cela coule de source. Il faut revenir en arrière. Le retrouver en enfant chétif, en enfant miraculé aussi et que l’on voua très tôt à la Vierge, le revêtant dès lors pour longtemps d’habits en toiles épaisses d’un bleu marial. C’est à sa puberté que l’on découvre qu’il a le don.


«Le don, c’est quelque chose qui vous pousse dans le corps à la façon de ces arbres qui parviennent à trouer les roches et on n’y peut pas grand-chose.»


Louis a le don de guérir. Il pose ses mains sur vous et adieu arthrites, rhumatismes, «chauds refroidis»… Il ne guérit pas de tout ni tout le monde mais il débarrasse la plupart des gens de ces désagréments qui vous pourrissent la vie, quand elles ne finissent pas par vous l’enlever.
Mais le don, s’il est reçu, est aussi quelque chose qui se paie de sa personne. Le don, c’est aussi donner, donner de soi :


«La bonté c’est ce qui fait le rebouteux : car prendre le mal d’autrui, c’est se le greffer dans son corps. »


Autant dire que Maît’Louis a le corps comme une éponge. Tout ce qu’il enlève aux autres vient se poser en lui par petites couches. Un peu de mal par-ci, un peu par-là. Si bien que Maît’Louis, à la cinquantaine, est déjà fourbu et décide de ne plus faire le rebouteux. Ou alors seulement à titre très exceptionnel. Il faut bien se préserver un peu quand on a beaucoup donné.


Le boulanger, c’est Jean Dieu, si bien qu’on parle du pain de Dieu. Voilà qui sonne à l’oreille et dans la bouche comme du vrai pétrin de chrétien. Et Lionel-Edouard Martin ne se prive pas de malaxer une onctueuse pâte de mots autour de ce pain qui reste aussi et avant tout celui des hommes. Et les hommes, «les plus instruits» comme «les plus instinctifs», le prennent bien au sérieux.


«(...)ils ne sont pas de ces goulus qui vous l’avalent tout rond, sans y penser. Des siècles et des siècles de flairements les ont précédés qui leur font humer la miche et la tartine et les mieux saisir par tous leurs sens. Nulle goinfrerie mais une ferveur : c’est un mélange, farine, eau, levures, un alliage à pareillement défaire, une analyse où procéder, jouant de la papille et des narines, de la pulpe des doigts, de l’intelligence et du regard.»


Alors bien sûr, le jour où Jean Dieu se retrouve cloué au lit par une mauvaise sciatique, l’affaire n’est pas sans conséquence. Et le désarroi qui s’abat en plein hiver sur les mangeurs de pain de Villemort fait un peu penser à celui qui saisit les villageois de Giono face à leur boulanger cocu qui ne sait plus faire monter la pâte . Difficile pour  le rebouteux de ne pas puiser encore une fois (une fois de trop ?) dans ses ressources…


Mais Nativité c’est aussi l’histoire de quelques autres personnages et d’une rencontre. Trois cœurs simples, un peu disgracieux, perdus dans le vieil hiver des années cinquante. Une famille du bout des lèvres… Il y a la Vache, énorme matrone qui ne parvient plus guère à quitter son appartement et Mon Filleul & Ma Filleule, les jeunes mariés qu’elle héberge («ses vachers») qui l’appellent «la tante » mais entretiennent avec elle des liens de parenté fragiles, lointains et embrouillés. Ma Filleule travaille dur à la maison avec la Vache et Mon Filleul creuse des tombes pour la Mairie. Leur premier petit n’a que quelques semaines quand les choses tournent mal. Un méchant coup de fièvre que Ma Filleule (elle est un peu bête) a l’idée de faire baisser en plaçant l’enfant devant la fenêtre ouverte sur l’hiver glacial.


Pendant ce temps Noël approche et le rebouteux de plus en plus fourbu est traversé par une certitude, une sorte d’intuition mystique : «ils viendront». Il s’efforce alors encore, avec l’aide de Jean Dieu, d’accrocher quelques rangées de lumières aux arbres pour «les» guider. On fait du pain, on réserve à manger. On pense un instant que le Père Noël va surgir de la nuit derrière ses rennes ou qu’une délégation d’extra-terrestres s’apprête à venir goûter le Bourgueil de Maît’Louis et le pain de Jean Dieu. Mais on nous laisse vite entendre que les visiteurs seront à coup sûr la Vache, ses vachers et un nourrisson bien mal en point. Et le lecteur les suivra haletant dans leur pauvre voyage d’hiver. On les verra se présenter à la porte d’un médecin verbeux presque tout droit sorti d’une pièce de Molière. Derrière ce Diafoirus des neiges se profilent les lumières du rebouteux et une promesse de guérison. La rencontre espérée aura bien lieu, mais pour ce qui est de la fin… Attendez de voir comment, avec à peine plus de dix mots, un conteur se transforme en magicien…


Dans Nativité Cinquante et quelques, on se promène entre Dickens, Maupassant, Giono et Henri Pourrat. Et dans une nuit de Noël transfigurée. Tous les éléments sont réunis, de l’étoile du berger jusqu’à l’Enfant Jésus en passant par les Rois Mages, la Vierge, l’âne et le bœuf. Mais bien que reconnaissables, ses éléments sont métamorphosés, déplacés et bousculés pour composer une délicate et sombre crèche païenne.


On sera également touché par un style de l’auteur que nous connaissions moins. Les longues séquences de L-E. Martin qui savent travailler et penser la langue qu’elles déploient sous nos yeux sont ici digérées en phrases brèves, assénées comme dans le souffle court d’un marcheur pressé qui avance dans la neige.


On pourra enfin lire ce livre comme ce qu’il est peut-être le plus : un hommage rendu à des «êtres», aurait dit pudiquement Pierre Veilletet, «que nous ne connaissons pas». Un hommage d’autant plus touchant qu’il s’exprime à la fin, à contre-courant de la dédicace d'en-tête - dans lequel on lève si souvent son verre à la santé des morts pour le reposer vite vite. Comme si ici l’écrivain vidait plutôt le sien avec quelques vivants de sa mémoire, après avoir longtemps voyagé avec eux.













Lionel-Edouard Martin, Nativité cinquante et quelques. Le Vampire Actif. 2013.



Images : 1) Stefan Wermuth  / 3) Georges de La Tour, Nativité


dimanche 15 décembre 2013

> La prison impossible

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 La belle image est l’histoire d’un livre qui n’a pas eu lieu. Un livre qui a grincé sur ses gonds avant de ne pas réussir à s’ouvrir. L’histoire d’une histoire qui n’a pas trouvé à s’écrire comme il aurait pu se faire qu’elle le fût. Pour écrire le livre de cette non-histoire, Arnaud Rykner s’est librement inspiré de la correspondance qu’il avait entretenue avec un homme incarcéré. Bien sûr, il y est question de la prison – et plus encore de celle qui demeure en vous lorsque vous en sortez -, notamment dans les courriers que le personnage adresse au narrateur. Mais ce roman, puisque c’en est un toutefois, ne vise pas tant à témoigner de l’univers carcéral, qu’à interroger notre rapport à l’autre, et le rapport de la littérature au réel. Deux voies sans issue, semble-t-il, autour desquelles il faut pourtant bien composer. Il y a, derrière La belle image, l’histoire d’un homme (l’auteur) qui a correspondu avec un autre (le détenu). L’auteur réinvente cette correspondance, se transposant en un narrateur qui voudrait en «faire une histoire». Une histoire impossible et que nous ne lirons pas. Mais ce que nous lirons est un livre touchant et courageux qui parle au cœur même de son inachèvement.





Le narrateur de La belle image, qui apparaît longtemps comme un double possible de Rykner lui-même, est entré dans un échange épistolaire qui lui est pour ainsi dire « tombé dessus ». Une lettre adressée à un anonyme « à qui de droit », et qui, après bien des détours administratifs, a atterri dans sa boîte à lettres. Cette lettre avait été écrite par un détenu cherchant un directeur de thèse pour son travail de recherche en littérature. Le récipiendaire du courrier a accepté et lui a répondu. S’en est alors suivi une série d’échanges dans laquelle le lecteur s’embarque en cours de route.


Lorsque s’ouvre le roman et la première lettre que nous lisons, le détenu est redevenu un homme « théoriquement » libre. Tout commence par sa sortie de prison. Une libération sur le papier, puisque le plein retour à la vie d’avant va s’avérer progressivement inimaginable. Il éprouve plutôt le sentiment d’avoir été «extirpé au forceps». Personne ne l’attend à l’extérieur et il doit tout réapprendre. Il lui faut également exercer une métier qui n’est pas le sien, «un métier en attendant». Et vivre aussi avec l’image indélébile de lui-même qui s’est définitivement imprimée sur la rétine des autres. Car dans les yeux des autres, un homme qui est passé par la case prison n’a jamais tout à fait payé sa dette. Il lui faut la régurgiter encore et encore.


«Au dehors, c’est peut-être pire qu’au-dedans. Comment pouvais-je comprendre que dehors n’existerait plus pour moi ? Comment pourrais-je nommer ce dedans dont je ne peux m’échapper.»


Le prisonnier libéré se découvre soudain retenu dans le carcan intérieur de son ancienne cellule. Il n’est jamais totalement ici, une part de lui-même est restée dans ce «là-bas»«tout est petit».


Sur un certain versant du roman d’Arnaud Rykner c’est donc cette fausse sortie que l’on suit pas à pas, à travers les quelques lettres qu’écrit encore le «libéré conditionnel». C’est l’histoire d’une «double peine». La prison qui est passée dedans, l’impression pour cet homme d’avoir toujours et encore à se faire pardonner et toutes les voies de sortie qui se transforment peu à peu en voies sans issue. Une histoire commune, somme toute,  qui ne peut que nous inviter à interroger le grippage programmé des rouages mis en œuvre dans notre société.


Peut-être y avait-il là de quoi composer un témoignage de plus sur la prison et la difficile voire impossible réintégration qu’elle réserve à ceux qu’elle prétend justement réinsérer. Mais ces témoignages ne manquent pas et on en trouvera sans doute de plus riches et de plus détaillés.


Car ici, c’est autre chose qui est en jeu, à lire du côté, cette fois, de l’homme libre avec lequel s’instaure le dialogue. Ce correspondant s’interroge quant à lui sur le sens même de cette relation, sur les motifs qui l’ont poussé à accepter de s’y engager :


«Comment démêler ce qui, dans son histoire m’attire, me retient ? Vrai sentiment de fraternité ? Excitation piteuse du bourgeois rangé face à la transgression malheureuse ?»


Il se demande ce qui lui est possible de faire de cette relation, lui qui n’est pas de l’autre côté. Quelque chose de fragile se met en place, un fil ténu qui pourrait à tout moment se rompre et dont le narrateur ne comprend pas où il va le mener…


«Qu’avons-nous de commun, de part et d’autre de ce mur ?»


Sur cette partition-là, on lit autre chose qu’une histoire. Plutôt un déploiement croissant du doute, un doute qui compromet l’adéquation complète du livre à son objet. Le roman est déséquilibré, et n’est épistolaire, pour ainsi dire, que du côté du «prisonnier». Dans les parties où l’homme libre prend la parole, la gamme est plus étendue et plus déstructurée. On lit parfois des extraits des lettres qu’il lui adresse, mais également les questions qu’il se pose à lui-même. Et bientôt un autre destinataire va émerger, un «tu» qui pourrait bien être le lecteur pris à parti. 


Si le narrateur relève qu’ «il y a une poésie atroce dans la langue judiciaire. Une poésie atroce (…), une cruauté proprement merveilleuse, du déni le plus absolu du réel», on sent que, dans un autre ordre d’idée, la langue littéraire échoue également à ses yeux à rendre compte de manière satisfaisante du réel.


Dans la seconde partie du roman, c’est d’une certaine manière cet échec-là qui est mis en scène. Le narrateur avait décidé d’écrire une histoire, il avait pour cela obtenu l’accord de son correspondant. Mais cette histoire n’aura pas lieu. On assiste alors à un décrochage. L’écrivain potentiel, comme gagné par les béances de cette relation «gratuite» et irrécupérable, se métamorphose à son tour en personnage à la dérive. Il prend sa voiture et part, se réfugie dans la solitude et l’abandon. Pas de livre, donc, et pas d’histoire, si ce n’est celle d’une impossibilité : l’impossibilité de transformer en «belle image» ce que nos yeux ne parviennent à observer qu’à travers un miroir plus épais qu’une porte de prison.


Dans ce roman fragile, chevillé, suturé de toutes parts – et qui s’assume comme tel, on sent passer un vent de révolte. Révolte contre une institution qui «vomit les hommes» (1) et contre les subterfuges d’une littérature qui aurait trouvé la voie de l’apaisement. L’indignation ne se paie pas de mots et, comme Rykner nous le rappelle dans sa postface (qu’il présente presque comme un dernier pansement à son livre), il faut accepter de marcher avec l’écriture, comme on on marche avec l’existence.
  

«On n’écrit pas les livres qu’on veut, pas plus qu’on ne vit la vie qu’on veut. On essaie d’écrire, on essaie de vivre. C’est déjà bien assez.»


Douter de la littérature mais sans s’en dédouaner. Et écrire une littérature qui doute. Peut-être est-ce là le moyen qu’Arnaud Rykner a trouvé pour se maintenir dans «une réalité bien présente, un ici, un maintenant, dans la proximité». Sa façon à lui de tenir la barre face à tout ce qui voudrait nous faire rendre gorge. Les mots du début auraient tout aussi bien pu être ceux de la fin :  


« je veux garder ma colère intacte. »

***

(1)  Expression que Lévi-Strauss utilise dans Tristes Tropiques, pour rendre la vision que certains groupes anthropophages d'Amazonie (mais qui ignorent le système carcéral) auraient sûrement de "notre" institution. Une sorte de cannibalisme inversé...












Arnaud Rykner, La belle image. Editions du Rouergue. 2013.