Rien de tel que d’entamer une année que tout nous promet
grise par un texte ouvertement placé sous le signe de la réjouissance.
Avec Une
activité respectable (son troisième titre paru aux éditions du Rouergue)
Julia Kerninon nous offre un récit enlevé qui rend hommage à son amour des
livres, des mots et de l’écriture – et à ceux qui le lui ont transmis. Voici un
court texte autobiographique qui se veut sans prétention, mais raconte avec un
appétit et une énergie surprenants. On ne le lâche qu’à la dernière page, comme
arrivés au bout d’une seule et longue phrase à la grâce tonique.
Parfois, la littérature nous prend en traître. On croit
aimer ceci ou cela, être plus ou moins portés vers certains sujets plutôt que
d’autres. On entre donc avec frilosité dans un univers qui n’est
pas a priori notre tasse de thé... Et tac ! Un style, un souffle nous mettent
au tapis, on ne sait pas trop comment. On ne l’avait pas vu venir. C’est un peu
ce qui s’est produit en ce qui me concerne avec Buvard, son premier roman (Rouergue, 2014) : les boucles de mémoire d’une diva
de la littérature se confiant à un étudiant fasciné au fond d’une campagne
anglaise… Bon. Je n’étais pas sûr
d’aller au-delà de la dixième page -
quand on sait tous les livres que l’on a envie et jamais le temps de
lire ! Mais le phénomène d’absorption que promettait peut-être
insidieusement le titre s’est révélé redoutablement efficace. Preuve s’il en
est que parfois les sujets ne sont rien… A quoi cela tient-il ? Un rythme,
un phrasé, une conviction qui s’empare de chaque mot, un récit habité…
Même scénario pour son dernier
livre : l’amour des livres et de l’écriture, soit, mais le sujet a été
traité un bon millier de fois et s'il arrive que l’exercice puisse être sémillant, il finit
le plus souvent dans la soupe au lait. Or ici, on accroche tout de suite. Le navire nous
embarque où il veut nous embarquer. Qui plus est, Julia Kerninon passe encore
par d'autres chemins où s’aventure rarement la présumée « bonne
littérature » : l’écriture n’apparaît pas comme le lieu où elle s’est
construite « contre » mais plutôt « avec » ; elle doit
sa passion des livres à des parents aimants qui le lui ont transmise de toutes
leurs forces ; elle se vautre très jeune et avec délectation dans cet héritage –
qu’elle revendique ; la littérature n’apparaît pas en premier lieu comme
ce par quoi la jeune femme répare, soigne des blessures mais plutôt comme le
levain qui accompagne et « fait monter » sa grande faim de vivre… « c’est
comme chanter tout bas à ma propre oreille pour me réveiller ». Le gris n’est guère sa couleur, elle est heureuse d’être écrivain, d'être publiée (quel toupet ! Il est de si bon ton, une fois qu'on l'est, de n'en jamais rien laisser paraître !), consciente qu'elle aurait pu rester « pour toujours à la porte de ce qui est important ». Ne lui demandez pas d'endosser le costume de l'écrivain maudit et torturé. On a l’impression d’un soleil en marche que rien
n’arrêtera plus. Rien de mièvre sous sa plume, pourtant, dans ce bain de
jouvence. A aucun instant. Elle
sait les renoncements qu’appelle cette vocation sur le versant du social, du confort matériel et de
la « normalité ». Elle n'ignore rien du travail, de l'effort, du tamis qu'il faut sans cesse agiter quand on fait des phrases. Mais elle écrit comme on mord dans un fruit. N'attendez pas non plus d'elle qu'elle coupe les cheveux en quatre (elle se dit « incapable de second degré »), qu'elle refasse le monde :
« Je ne suis pas quelqu'un doté de très grandes visions. Je dispose d'une intelligence très relative, je ne suis pas très stable, je ne suis pas subtile. Je vois les mots un par un, comme des pierres avec lesquelles bâtir un cairn ou un inukshuk, et trouver le seul équilibre possible, tracer la ligne de ricochets la plus souple entre deux rives. Ma lenteur est prodigieuse, il faut que je tourne des années comme une idiote autour d'un livre avant d'en localiser le cœur, c'est comme tailler un morceau de bois avec un autre morceau de bois, mais d'un coup ça vient, et c'est merveilleux.»
On pourrait ajouter à cela que signer un récit
autobiographique à trente ans (même tressé sous cet angle précis) n’est somme
toute pas si fréquent… Voilà qui ne gêne guère Julia Kerninon. D’autant moins
qu’on la sent encore pétrie de ce passé récent, un passé-présent qui parle
autant de ce qui vibre en elle aujourd’hui qu’hier.
On ne se risquera pas en vous en dire plus avec des mots qui ne sont pas ceux de l’auteure - tout le suc de ce livre.
Il est un autre mot, peut-être, qui lui siérait tout à fait :
« inspirée ». Un mot sans doute désuet mais qui lui va comme un gant, et qu’elle rafraîchit à grands seaux
d’eau fraîche à chaque nouveau livre.
Julia Kerninon, Une activité respectable. Le Rouergue. 2017.