dimanche 31 octobre 2010

> Philippe Annocque au pied de la langue



Dans l’un des articles de son blog, Philippe Annocque, écrivain talentueux et lecteur sensible (rien à jeter dans ses conseils de lecture...), confesse son goût pour l’incertitude. Ce qui l’amène à aimer, par voie de conséquence, « les romans qui font bouger le roman », voire « qui ne sont pas du tout des romans » ou, à la limite, « des livres qui finissent par être des romans alors qu’ils ne ressemblent pas du tout à des romans ».

Dans Liquide*, son avant-dernier récit, le roman tremblait souvent vers le poème. Sans lyrisme, par une organisation particulière de la ponctuation, par des rejets de phrase d’un chapitre à l’autre, l’écriture marquait une certaine hésitation à s’enfermer dans les certitudes d’une construction narrative. Liquide mettait en scène un personnage lui-même habité par le doute, traversé par les événements, vécu par la vie, pourrait-on dire. Double sombre d’une figure possible de l’écrivain dubitatif, sorte d’ homme qui dort éveillé, le non-héros de Annocque se dérobait à tous ces rôles d’emprunt que nous assigne souvent l’existence, et à ce devoir de consistance par lequel on prend son destin en main. Amant, mari et père sous influence, le narrateur de Liquide reconnaissait peu à peu le vide qui siégeait en lui et ne trouvait finalement à s’identifier qu’à cette substance aquatique qui traversait le roman comme un fil rouge, le seul auquel se raccrocher.

Moins d’un an après la parution de ce récit bouleversant, Philippe Annocque enfourche un tout autre étrier et signe, avec Monsieur Le Comte au pied de la lettre, un exercice de style digne des heures chaudes de l’Oulipo… Le doute est toujours présent. Mais il s’installe ici de manière jubilatoire au cœur de la langue, esquisse un pied de nez savoureux au genre romanesque et nous embarque dans un long clin d’œil loufoque et parodique.





Frileux des jeux de mots débridés, ennemis des bourrasques pataphysiques, adeptes incorruptibles des histoires qui avancent la tête sur les épaules, un seul conseil : s’abstenir. Le dernier roman de Philippe Annocque n’est pas pour vous. Si par contre, il vous prend parfois des envies d’éclats de rire et d’éclats de sens, approchez, ça brise et ça brille…

Monsieur Le Comte est pourtant d’abord doté de tout ce dont peut rêver un personnage de roman. A commencer par le moyen de transport. Son père putatif n’y a pas été par quatre chemins : « Tant qu’à lui donner la vie, coupable inadvertance, autant lui fournir tout de suite le véhicule ; on y gagnera du temps». La prévoyance prend même ici la forme d’une attention prévenante à l’endroit du lecteur : «Gageons aussi que grâce à sa bicyclette, il saura abréger nos longueurs».

Monsieur Le Comte dispose aussi de toute une panoplie de «personnages secondaires» dont certains n’en sont pas moins précieux à son cœur : « C’était le cas, par exemple, pour n’en citer que parmi les plus secondaires d’entre eux, de sa femme et de ses innombrables enfants, naturellement les plus tendres de ses faire-valoir».

Plus fort encore, Monsieur Le Comte a droit à une enfance (« Une enfance de Monsieur Le Comte») et même, comble de luxe, à une deuxième (« Une autre enfance de Monsieur Le Comte»). Peu importe que dans la première Monsieur Le Comte ait été un enfant de l’Assistance alors que dans la seconde, Monsieur Père et Madame Mère sont « les meilleurs parents du monde, véritables remparts – comme on dit dans les banlieues – entre lui (le monde) et leur progéniture». Quoi qu’il en soit, Monsieur Le Comte (une civilité et un titre si souvent répétés dans le texte que c’est à croire que Monsieur Le Comte supporte mal d’être anaphorisé par un vulgaire pronom…) a toutefois préféré laisser à d’autres le soin d’imaginer cette enfance :

« Monsieur Le Comte en effet n’est pas seulement un personnage important, c’est aussi un personnage sérieux, peu enclin à s’inventer un passé, contrairement à la plupart de ses semblables, lesquels le font d’ailleurs innocemment, sans y voir de mal. Monsieur Le Comte, lui, si tant est que cette pensée l’ait traversé, a préféré déléguer cette tâche ingrate ; il s’est débrouillé pour en abandonner la charge à un quelconque quidam, déjà oublié, il s’en lave les mains, oublions-le nous aussi.»

On y trouvera toutefois quelques ingrédients dignes de souvenirs communs à tous ceux auxquels plus durs et plus bêtes qu’eux ont mené la vie dure. Les plus durs et plus bêtes sont ici magnifiquement incarnés par Labriquette, Bronchard et Brazziolli, triade d’irrésistibles et méchants emmerdeurs que l’on dirait surgis comme un cauchemar d’une vieille liste d’appel d’école communale… Face à leur brutalité précoce Monsieur Le comte reste pourtant aussi impassible qu’un « brontosaure à l’abreuvoir», sans que l’on sache très bien s’il s’agit là d’une forme supérieure de dédain ou d’une faiblesse de sa nature. Mais les trois brocardeurs ne s’en tiendront pas là et le lecteur aura le loisir de les retrouver dans d’autres rôles tous plus déplaisants les uns que les autres à différents moments du récit.

Sur le chemin d’une intrigue, le héros de cette histoire peu commune s’égarera dans un faux jeu de piste qui le conduira aussi bien dans une étrange banlieue pavillonnaire où les passants ne s’expriment qu’en vers monosyllabiques que dans un jardin zoologique où il pourra notamment observer à loisir « le casoar», «l’arapaïma», «le coendou (moins doux que le douroucouli)», «le lambi et sa chétive version métropolitaine le bigorneau», «le céphaloptère (à ombrelle)» et, tournant à droite, «le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul (il existe, à en croire les indications fournies par le zoo, cent vingt-trois espèces appartenant à ce genre de passereaux par ailleurs assez banals ; toutes n’étaient malheureusement pas représentées, tant s’en faut) »… Sans oublier cette murène dont le «nez saillant», la «peau brune et marbrée», le «regard glauque au-dessus d’un sourire cruel» dissimule mal sa lointaine provenance humaine : «ce n’était autre que la propre grand-mère de Monsieur Le Comte, par il ne savait quel prodige en poisson carnassier réincarnée».

Mais  il y aura pourtant bien intrigue… une intrigue que l’on peut objectivement qualifier de décousue puisqu’elle met en scène un ex-bibliothécaire défiguré au cours de l’incendie où il s’acharna imprudemment à sauver ses livres des flammes et sur la face béante duquel les médecins les plus habiles ne parvinrent à recomposer qu’une « figure imaginaire qui, de loin, pouvait faire illusion». A moins que… cette tragique épopée aux accents alexandriens ne masque une sombre histoire familiale et que cet ex-bibliothécaire ne soit en fait le jumeau de Monsieur Le Comte, plus précisément son ancien siamois de visage, privé de figure au moment de la délicate séparation, puisqu’il fallut bien faire un choix pour l’attribution dudit visage…

Une fois ce schéma actanciel dressé comme un château de cartes, les péripéties, rebondissements et digressions vont bon train. On attente à la saine figure de Monsieur Le Comte, on croise une seyante infirmière qui semble d’abord chargée d'opérer ce transfuge facial au profit du siamois déshérité, on s’aventure dans des considérations mycologiques, on découvre la terrible secte apocalyptique des Apôtres de la Délivrance, on soulage ses pulsions libidinales par une énergique séance de pâte à modeler, on organise la disparition des Réalités, et on assiste effectivement à la foudroyante désintégration de la bibliothèque du siamois de Monsieur Le Comte, du roman lui-même et de son héros exemplaire, sous l’effet dévastateur de la nocive Mérule Pleureuse, « le seul champignon mortel sans ingestion».





On aura été prévenu dès le début de l’issue de ce voyage :

« Avec A, l’intrigue sera accommodante : on part de pas grand-chose, on grimpe, on fait mine d’arriver au sommet, c’est-à-dire à rien – le sommet, c’est quand il n’y a rien au-dessus – et là, après une pause contemplative, on se retrouve au même niveau qu’au départ, mais quand même un peu plus loin : de l’autre côté ; c’est toujours ça de gagné. »

Mais entre ce « pas grand-chose » et cet à peine « un peu plus loin », le lecteur aura assisté à de nombreuses joutes étincelantes entre le sens propre et le sens figuré, vibrionné à chaque page d’allitérations abusives en vire langues, de parodies multiples en déconstructions élégantes, glissé sur le fil fragile qui sépare l’eschatologique du scatologique (par un « e et un h superfétatoires » relativiset-on dans Monsieur Le Comte)… Il aura vu l’écrivain se faire l’apologue de « l’écrit vain » et effeuiller comme une marguerite l’arbitraire des conventions romanesques.

Une superbe calembredaine, assurément, comme l’on n’en fait plus guère de nos jours… Une « farce mycologique » mitonnée aux petits oignons, où l’on retrouve la saveur d’épices cueillis du côté de chez Queneau, Allais, Jarry, Calvino… Et puis, soyons pratiques, Monsieur Le Comte au pied de la lettre peut être lu comme un divertissement qui nous rappelle fort à propos que dans une chute libre vers la morosité, il reste encore la langue pour se rattraper aux branches. Comme dirait sans doute Philippe Annocque, c'est toujours ça de gagné.

* Lire ici un article de Bartleby sur Liquide.





 
 
 
 
 
 
 
 
Philippe Annocque,
Monsieur Le Comte au pied de la lettre. Quidam Editeur. 2010
Liquide. Quidam Editeur. 2009
 
 
 
Images : 1) Fernand Léger, Joconde aux clefs (source) / 2) Planche champignons (source) / 3) Philippe Annocque (source)

lundi 25 octobre 2010

> Deux romans argentins




















Cette rentrée littéraire aura ouvert de belles fenêtres sur la littérature argentine. Outre les derniers romans traduits de Rodrigo Fresán (La Vie des Saints et Le Fond du ciel ) et celui d’Alan Pauls (Histoire des cheveux), on aura noté la réédition des Sept fous de Roberto Arlt et la traduction inédite d’une série de textes, rassemblés sous le volume Eaux Fortes de Buenos Aires (voir ICI et ICI) par les éditions Asphalte, que l’écrivain consacra à sa ville. A souligner également, la première livraison au public français d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, un écrivain devenu l’un des symboles de la répression militaire des années 70. La liste n’est pas exhaustive et il est devenu difficile d’ignorer l’originalité, la vitalité et la diversité d’une littérature qui ne cesse de nous surprendre ou de nous émouvoir. Deux autres pièces récentes de cette mosaïque méritent encore notre attention

Dernier train pour Buenos Aires, paru en 2009 en Argentine (Glaxo pour le titre original) et en septembre 2010 en France, est le premier récit traduit en français d’ Hernán Ronsino, traduction que l’on doit à l’engagement des éditions Liana Levi. Hernán Ronsino vit à Buenos Aires. Sociologue de son état, il est considéré comme l’une des voix montantes de la littérature argentine contemporaine, dont il a d’abord marqué le paysage par son roman la Descomposición. Il nous livre ici un récit très maîtrisé, bref et tendu, sur fond de dictature et de grande banlieue portègne. Construit autour de quatre périodes et de quatre narrateurs, Dernier train pour Buenos Aires compose un puzzle noir et tranchant aux accents de thriller historique.

Avec Autobiographie médicale, Damián Tabarovsky, tout aussi reconnu en Argentine que méconnu en France (malgré la traduction de trois de ses contes chez Christian Bourgois en 2007), signe un roman d’une toute autre facture. Ce récit désenchanté nous dépeint le parcours en dents de scie de Dami, sociologue dans un cabinet-conseil chargé de réaliser des enquêtes socioculturelles pour différents clients. Anti-héros moderne, Dami est à la fois la victime et l’observateur obsessionnel des différentes maladies qui entravent systématiquement son évolution professionnelle. Un récit drôle et acide, qui aime aussi les digressions théoriques et dans lequel Tabarovsky porte un regard désabusé sur le monde du travail et sur son négatif symbolique : celui de la maladie.


***




Octobre 1973. Vardemann travaille dans le salon de coiffure familial d’une lointaine banlieue ouvrière de Buenos Aires. Il assiste au démantèlement de la voie ferrée qui, depuis les temps reculés de son enfance, assurait la liaison vers la capitale. Le train ne passera plus par là, il faudra le prendre plus loin, plus au sud. Des ouvriers en casque jaune démontent les traverses sous la pluie, les pieds dans la boue et les chargent à bord de camions qui creusent dans le sol des ornières béantes où joueront les enfants. Et puis, en arrière-plan, il y a la Glaxo, l’usine de lait en poudre où travaille depuis si longtemps une bonne partie des habitants de la ville. Le décor est planté. Gris sur gris. On est loin des lumières chatoyantes de l’avenue Corrientes et des salons de Palermo Viejo, on est ici à quelques heures de l’avenue du Général Paz, la ceinture de Buenos Aires, dans l’un de ses « suburbios » qui s’étirent à l’infini et se perdent déjà dans la pampa. Si l’on relève parfois des journées de chaleur c’est bien la pluie et la boue qui dominent le paysage, une pluie et une boue qui ne parviendront pourtant ni à effacer ni à recouvrir totalement les cicatrices du passé. Car de ce train, Vardemann garde un souvenir plus récent, qui ne doit rien à la nostalgie de l’enfance et qui semble le secouer régulièrement de vagues cauchemars.


« Alors je commence à rêver de trains. De trains qui déraillent. Ils se balancent avant de tomber. Ils brisent les rails. Ils lancent des étincelles. Et puis vient ce bruit ; avant l’arrêt total, si strident. Il agace les dents. Il remue. Comme la lame du rasoir quand elle passe dans la région de la nuque, et que les têtes tressaillent, les dos tressaillent, et, peu importe que ce soit Bicho Souza ou le vieux Berman, les dos sont secoués comme les wagons d’un train qui sort de ses rails. »



Mauvais rêve consigné dans un fragment qui apparaît, presque à l’identique, à deux reprises dans le récit de Vardemann. Pour le reste, des gestes du quotidien, des repas silencieux avec le père, le va-et-vient régulier des ouvriers et des camions, les fûts enflammés qui délimitent le chantier. Et quelques personnages : Lucio Montes, Juan Moyana, Mme Marta, la femme de ménage aux ongles peints en rouge que Vardemann, dans le même silence, prend parfois debout contre le dossier d’une chaise. Et puis il y a Miguelito Barrios, l’ami d’enfance aujourd’hui rongé par la maladie et qui n’en a plus pour longtemps. L’ami d’enfance que le coiffeur Vardemann vient « préparer pour l’adieu ». Au seuil de la mort, Miguelito Barrios voudrait bien se faire pardonner. Vadermann le rassure : « Miguel, ne t’inquiète pas, beaucoup de temps est passé depuis», tout en se demandant « s’il est juste de pardonner à un moribond », avant de reprendre ce chemin de l’ancienne voie ferrée qui ne ressemble plus qu’ « au souvenir d’une balafre, irrémédiable, dans la terre ».

On est en plein marasme économique et à quelques années du nouveau coup d’état qui amènera la junte de Videla au pouvoir. Mais le pays a connu d’autres heures sombres et musclées. Dans un exergue lourd de sens, Ronsino place son roman sous la tutelle symbolique d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, l’écrivain disparu sous la dictature de Videla. Cet ouvrage, paru en 1957 en Argentine et récemment traduit en France, reconstituait à partir du témoignage d’un survivant, l’exécution sommaire d’un groupe de civils en 1956 dans la décharge publique de José León Suárez, exécution conduite par les bras armés du pouvoir de l’époque en représailles à une insurrection pro-peróniste à laquelle certains de ces civils auraient été liés. Jamais nommées directement, les différentes meurtrissures politiques de l’histoire argentine innervent le récit de Hernán Ronsino et le lourd secret qui habite ses personnages. A la fin de ce premier récit, derrière les paroles de Vardemann, sèches comme la boue du chantier après le reflux de la pluie, une intrigue s’est fait jour. Quel est ce pardon que réclame Miguelito Barrios sur son lit de mort ? Quelle fut sa faute ? D’autres questions surviendront bientôt. Qui était Negra Miranda ? Pourquoi a-t-elle un jour décidé de partir pour Buenos Aires et de ne plus jamais revenir ?

Il faudra attendre la dernière ligne pour le savoir, une dernière ligne qui invite aussitôt à reprendre le livre pour le parcourir à rebours. Au récit de Vardemann auront succédé trois autres narrateurs et trois autres époques : Bicho Souza, décembre 1984 / Miguelito Barrios, juillet 1966 / Folcada, décembre 1959. Hernán Ronsino  joue à merveille de cette dérégulation chronologique et focale. Certes, le procédé n’est pas nouveau. La multiplication des points de vue a une longue histoire. On la retrouve notamment chez Faulkner (Tandis que j’agonise), Akutagawa (Rashômon) et dans de nombreux romans où cette technique, plutôt qu’au service d’une relativisation de la vérité, ménage efficacement le suspense et retarde le dénouement. Il n’en reste pas moins que Ronsino s’approprie brillamment le procédé.

La précision des images, le sens de l’ellipse, la nervosité et la sobriété des propos donne également un tour presque cinématographique à son récit. L’effet est d’autant moins gratuit que le cinéma occupe une présence importante dans l’histoire des personnages à travers la référence au film de John Sturges, Le dernier train pour Gun Hills. Ce grand western de la fin des années cinquante, qu’ils ne se lassaient pas de voir et de revoir, est ancré dans la mémoire de l’ancien groupe d’amis. Il fut l’occasion de rires, de jeux, de duels imaginaires dans la poussière du quartier entre Vardemann-Kirk Douglas et Miguelito Barrios-John Wayne… Mais la jeunesse s’est enfuie, quelque chose a été brisé et lorsque Vadermann redescendra du train en 1966, « le crâne rasé et la peau rance », le temps des jeux sera bel et bien terminé et le coup de pistolet adressé avec ses deux doigts à son ancien ami revêtira un tout autre sens.

Le dernier train pour Gun Hills, une histoire de vengeance, de femme, et d’amitié fauchée en plein vol dans une petite ville perdue de l’ouest qui vit au rythme du seul train qui la dessert, introduit alors un jeu de miroir dans le récit de Ronsino, une mise en abîme que souligne habilement le titre de la traduction française.

On peut lire le roman de Hernán Ronsino comme un jeu de piste, un chassé-croisé entre les années et les témoignages, qui nous conduit peu à peu à la compréhension de faits lentement pressentis, à la révélation d’un secret pénible. Et ce n’est déjà pas si mal.

On pourra aussi retenir, derrière cette construction impeccable, la saveur amère d’une belle écriture, le diaporama réussi d’une localité argentine soumise, loin de tout cliché exotique, aux aléas de l’urbanisme et de l’économie, ainsi que quelques portraits émouvants que traversent le doute, le désir, la peur et les violences historiques d’un pays.


***





Pour qui aura lu Microbes, le recueil de nouvelles de Diego Vecchio, il y a fort à parier que la lecture du dernier roman de Damián Tabarovsky appellera une question a priori légitime : la maladie serait-elle devenue une Muse de la littérature argentine ? Car c’est bien à nouveau là une préoccupation qui est au cœur d’ Autobiographie médicale et de l’histoire de son personnage.

C’est une citation programmatique de John Donne, qui, surgissant à l’esprit du héros de ce roman, en donne d’emblée le ton :

« Variable, et en conséquence malheureuse est la condition de l’homme ; à cet instant j’allais bien, à cet instant je suis malade ».

Cette sentence lui paraît d’autant plus étrange que Dami ne connaît pas John Donne, s’intéresse peu à la poésie et se porte comme un rêve.

« C’était un taureau. Un jeune poulain. Un homme avec un H majuscule. Les changements imprévus lui étaient étrangers, il ne connaissait pas la cyclothymie, le brusque malaise, les humeurs du corps. »

Mais cette voix intérieure agit comme un funeste présage. Ayant passé avec succès les différents examens qui devaient lui permettre d’obtenir son permis de conduire, Dami se rend chez un ophtalmologiste pour un ultime contrôle de routine. Celui-ci le soumet au test d’Ishahara, « infaillible dans la recherche d’anomalies visuelles » et révèle alors à son patient qu’il est atteint de « dichromatisme », et plus précisément de sa troisième forme possible, la « deutéranopie » qui se caractérise principalement par la confusion de deux couleurs : le vert et le rouge. Le permis de conduire ne peut donc lui être délivré que pour deux années à l’issue desquelles un nouvel examen devra être effectué.

Commence alors une dérive :

« Il revenait vers la Fiat Uno, le permis à la main (pour deux ans et non pour dix !), et tout lui paraissait confus, bizarre, étrange : comme si les arbres n’étaient pas verts, comme si le rouge du feu de circulation n’était pas rouge, comme si le blanc des dents n’était pas blanc ».

Les choses ne vont aller qu’en s’empirant car bien qu’en parfaite santé jusqu’ici, Dami est sujet à une phobie de la maladie qui lui interdit toute distance et toute légèreté sur le sujet :

« La maladie, le plus léger symptôme, l’abattait irrémédiablement, le précipitait dans les zones sombres de la névrose, dans le rictus du sourire mort ».

Habitué à effectuer quelques exercices de contrôle mental lorsqu’il lui faut se calmer, Dami s’essaye alors à composer la liste des métiers que son « dichromatisme » lui interdira d’exercer… Bien que sa profession, sociologue, la seule d’ailleurs qu’il sache et souhaite pratiquer, ne figure pas au rang des métiers interdits, il se laisse pourtant tour à tour aller à la névrose et à la mélancolie à la seule idée que tant de « possibles » lui sont soudain refusés…

Passé cette avanie, Dami se ressaisit afin de conduire d’une main de maître, pour le cabinet qui l’emploie, un projet d’enquête socioculturelle sur le temps libre, enquête commanditée par un gros client. Car il ne cache pas ses ambitions, sa volonté de faire carrière, sa soif de pouvoir, son désir d’être le meilleur. La présentation de l’enquête lui est confiée, il peaufine son rapport, mais à huit jours de l’événement il se retrouve bloqué sur sa chaise, terrassé par une hernie discale. Incapable de se rendre au bureau, Dami est soudain stoppé dans son ascension et bascule à nouveau dans l’univers sombre et insondable de la maladie.

Damián Tabarovsky éprouve un plaisir mi-sarcastique mi-érudit à nous livrer force détails sur les différents maux qui affectent son héros. Comme le dichromatisme, la hernie discale est observée à la loupe et le processus de dégénération du noyau pulpeux de la moelle épinière n’aura plus de secret pour le lecteur. Obsédé par ce qui lui advient, le « sociologue malade » de Tabarovsky convoque aussi philosophes et penseurs pour essayer de faire émerger quelques chose comme une pensée de la douleur... Mais Jünger, Karl Jaspers, Flaubert, Canguilhem et quelques autres ne lui seront souvent d’aucun secours. Il doit bien se conformer à un constat aussi pessimiste que vertigineux : la maladie et la douleur sont irrécupérables, elles ne servent à rien, ne sont l’allégorie de rien :
« La douleur ne nous permet d’accéder à rien si ce n’est à plus de douleur ; la douleur est une tautologie, derrière la douleur il n’y a rien, et rien non plus devant ; c’est une ligne sans endroit n envers, un absolu qui ne cache ni n’occulte rien ; la douleur surprend toute métaphysique, toute réflexion, une quelconque interprétation ».

La maladie prend peu à peu la forme d’un fatum qui se manifeste à chacun des moments décisifs qui pourrait enfin permettre à Dami de progresser dans sa carrière. Après le dichromatisme et la hernie discale, c’est un ulcère duodénal qui lui interdira de recueillir les fruits mérités de son travail et lui vaudra au final d’être licencié.

Si la maladie est le nœud du roman de Tabarovsky, ce récit pose aussi un regard sans complaisance sur le monde du travail. Deux univers incompatibles qui se font écho et finissent par constituer une sorte de dialectique absurde. Dami se fait voler une première fois la vedette par la belle-fille du PDG qui profite des problèmes lombaires de son collaborateur pour s’approprier son rapport. Alors qu’il ourdit une vengeance envers celle-ci, ses inflammations digestives mettent ses plans à l’eau et le conduisent finalement au licenciement. Dami entame alors une chute libre et découvre soudain la fragilité de son ancienne position sociale. L’inactivité à laquelle il se voit condamné l’entraîne vers de nouvelles et amères élucubrations et vers quelques projets de sauvetage philosophique qui n’aboutiront pas :

« Le corps se présentait à lui comme un excès, une dépense improductive, une surdose. Voilà ce qu’il était : une surdose de corps. Corps trop chargé, repu ; corps plein d’organes, saturé d’organes ; chaque organe se faisant sentir, attirant l’attention, provoquant la maladie, la lésion, le malaise, la douleur. Dami songea à écrire un livre d’aide personnelle : Comment vivre sans corps. Mais il y renonça, l’écriture n’était pas son fort, son fort, c’était la sociologie de marché (il y renonça aussi parce qu’il n’avait pas trouvé de réponse à cette questions). »

Entre quelques nouvelles affections (dont un magnifique ongle incarné qui lui fait perdre son monopole de marchand ambulant durement reconquis sur les trottoirs de Buenos Aires), il parviendra toutefois à remonter la pente et à retrouver un poste de sociologue observateur de tendances…

Mais la maladie le suit comme son ombre et semble ressurgir dès qu’il est parvient à se hisser au faîte de la gloire.

Au terme de ce petit conte sociologique tout en parenthèses et en fantaisie, il semble que Damián Tabarovsky nous invite à tirer nous-mêmes les conclusions peu réjouissantes qui s’imposent : le monde du travail est tissé de coups bas, d’opportunismes et d’aléas et fait bien peu de cas de nos corps si fragiles. Quant à la maladie, il l’aura constaté plus d’une fois, il n’y a décidément rien à en tirer :

« De quoi la maladie est-elle une métaphore ? Du capitalisme ? Non. De la solitude ? Non. De la décadence ? Non. De la fragilité des âmes ? Non. De la guerre ? Pas davantage. Est-elle la métaphore de toutes les métaphores ? Sûrement pas. La maladie a de nombreuses métaphores (le capitalisme, la solitude, la décadence, la fragilité, la guerre), mais elle-même, en revanche, n’est pas une métaphore. On peut dire beaucoup de choses sur elle, mais elle-même n’est rien. »

Qu’est-ce qui, dès lors, justifie qu’on en fasse un livre ? Peut-être, justement, aux yeux de Tabarovsky, ce caractère insaisissable qui rapproche dangereusement la maladie de la littérature :

« La langue de la maladie doit être inventée, tout comme la langue de la littérature. C’est-à-dire que la littérature a déjà été inventée, et le langage de la maladie aussi, mais à l’instant où on les invente ils s’évanouissent, s’échappent comme du sable entre les mains, comme du sel »

***

Hernán Ronsino, Dernier train pour Buenos Aires. Liana Levi. 2010. Traduction de Dominique Lepreux

Damián Tabarovsky, Autobiographie médicale. Christian Bourgois Editeur. 2010. Traduction de Nelly Lhermillier



Images : Buenos Aires sous la pluie (source)


lundi 18 octobre 2010

> Autour d'une lecture de "la Vieille au buisson de roses"







D’abord il y a la langue. La force de la langue. Vous vous dites que déjà, ça pourrait longtemps suffire, des phrases qui vous embarquent de cette façon dans leur consistance un peu chantante, qui vous mènent à chaque instant au bord de mots que l’on dirait précieux mais qui sont avant tout précis, d’une précision sans réserve, repêchés aux quatre coins d'un lexique fouillé jusque dans ses tréfonds. Du coup, vous n’êtes pas vraiment pressé de savoir ce qui se passe autour, ça peut attendre… Vous vous laissez glisser d’abord dans un style rare, extrêmement rare. Un style qui vous fait un peu peur au début, parce vous croyez qu’il avance en équilibre au-dessus du maniérisme et de la pédanterie. Mais vous lisez mal. Ces risques-là, auxquels bien d’autres prosateurs auraient déjà succombé (vous avez des exemples que votre bienveillance vous invite à taire), sont ici balayés d’un trait. La phrase n’a pas le vertige, elle ne tombe pas.  Elle se déploie sans complexe sur tout l'empan d'une langue riche, mue par la seule nécessité de dire ce qui lui revient de dire.

Vous croiserez parfois de drôles de vocables, dont vous ne saurez dire s’ils sont des étymons resurgis du silence, des fossiles ressuscités de l’histoire darwinienne des mots ou des néologismes qui font librement tinter une certaine idée classique du français. A d'autres moments, vous vous demanderez si ces "racons", ces "ravals", ces "abois", ne sont pas des cousins de hasard de certains "narrats" et autres vocables post-exotiques de Volodine … Et puis vous ne vous demanderez plus rien, parce que ces mots, comme chaque volute de cette écriture accrochée au granit de la langue, ces mots sont à leur place, à leur très juste place.

Vous êtes en train de lire la Vieille au buisson de roses de Lionel-Edouard Martin, paru début octobre aux éditions du Vampire Actif. Et c’est une grande et belle surprise.




 
Depuis cette langue, donc, qui vous a saisi dès le premier paragraphe, vous vous laissez couler lentement dans ce qu’il est convenu d’appeler une histoire. Une histoire qui s’annonce assez pauvre en événements, tissée autour de quelques personnages qui ne laissent guère présager de feu d’artifice : une vieille un peu bigote, un marquis solitaire, un chien même pas beau. Et derrière tout cela, mais vous le comprendrez plus tard, il y a la langue elle-même, qui, bien plus que le bronze dans lequel est moulée cette histoire, constitue l’objet d’une quête obsédante, d’une interrogation sans fin qui va hisser tout ce petit monde bien au-delà de son apparente indigence.

C’est d’abord la vieille que vous suivez, une vieille cueillie dans le passé d’un narrateur qui ne se manifestera qu’une seule fois, dans la première phrase, pour indiquer la fragile origine de son personnage : « Il s’agit d’une vieille femme, en longue plongée dans mon enfance ». Une vieille qui semble tout droit surgie de l’une de ces Vies minuscules auxquelles Pierre Michon avait autrefois rendu épaisseur et dignité, et avec laquelle vous allez, par de menus détails, vous familiariser peu à peu : il y a la poche de son tablier, qui lui donne des allures marsupiales, bien que son ventre qui « a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles » soit resté vierge « de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué[…] » ; il y a cette demeure « pas bien vaste » où l’on devine « tomettes passées au rouge, et grand froid pendant l’hiver, chambre à l’étage avec fenil, ce qui suppose lapins et clapiers, par extension basse-cour, et le champ de ray-grass piqueté de boutons d’or, qu’un vieux fauche à froufroutants demi-cercles en juillet » ; il y a cette drôle de façon qu’elle a d’écorcher légèrement les mots qu’elle prononce, vieux reste du dialecte poitevin qui lui colle encore à la langue mêlé sans doute à quelque défaut de langage de l’enfance et dont on ne sait plus rien. La vieille prend forme, chair et singularité devant vous, sur fond d’une terre peu clémente, d’une France rurale que l’auteur brosse par petites touches sans jamais s’appesantir sur un cadre référentiel. Quelques indices circulent, et si le Poitou est nommé, s’il y a bien une Ville haute et une Ville basse, les villages, les hameaux, les rues, les patronymes restent pour l’instant le plus souvent silencieux, comme enfouis dans un espace et un temps immobiles.

Le chien, c’est « Diurc », autrement dit « Duc » prononcé façon « la vieille ». Un chien de rien surgi un jour dans la Ville haute et que la plume de Lionel-Edouard Martin introduit pourtant dans le récit avec des accents qui pourraient faire songer à un verset de Saint-John Perse :

« Rien du chien de luxe, au rare pedigree : bien plutôt le bâtard, et de haute bâtardise, de longue lignée de croisements de hasard, de saillies erratiques dans les champs, les petits bourgs et les agglomérations plus favorables au brassage, un atavisme de chemins creux, de venelles et de boulevards, d’os curés à la bonne franquette des charognes et des poubelles. Tel est Diurc : sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de son existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurts de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. »


Le chien s’intègre peu à peu au décor, bénéficie d’abord d’une tolérance collective, d’une sorte de bienveillance un peu neutre : on lui donne à manger, on n’a pas le courage de l’euthanasier. Et puis il va être définitivement recueilli par la vieille. Cette adoption advient au sortir d’une messe de Noël qui aura scellé une connivence sacrilège, en regard des convenances tout au moins, entre le chien et elle. Diurc, qui s’est glissé dans l’église, a pris la place de l’enfant Jésus dans la crèche et accompagne de geignements langoureux le chant liturgique de la vieille, un chant en latin, inspiré et enlevé, dans lequel elle s’est jetée à gorge déployée dans une sorte d’échappée en solitaire qui fait soudain voler en éclat le cadre étriqué des conventions paroissiales. A cette occasion vous comprenez que son bigotisme annoncé n’est pas un simple bigotisme de façade, provincial et convenu. Elle est habitée, un peu folle certes, mais habitée. Elle prend donc le chien chez elle et ils pourront mettre leurs mots dans le même torchon. Elle en est persuadée, Diurc la comprend, et il chante la messe en latin… Un certain humour iconoclaste n’est pas absent de ces pages et pourtant, de la douce folie de son personnage, qui va grandissant comme on grandit vers la lumière, Lionel-Edouard Martin tire un nectar un peu amer. Cette solitude vous fait parfois penser à la Somnolence de Jean-Pierre Martinet, et la vieille à Martha, emportée dans son long monologue et dans son monde peuplé de fantômes. Sauf qu’ici il n’y a pas d’aigreur, pas de paranoïa, juste une quête en pente douce, une élévation dangereuse qu’il est même parfois tentant de prendre au sérieux.

Le Marquis de Cruid est pétri d’une autre solitude. Terme sans descendance d’une longue lignée de la noblesse provinciale, il vit seul dans son château de la ville basse. Il s’adonne à l’art de la philologie comme d’autres cultivent leur vigne et s’interroge, loin des hommes, sur le sens de la parole et l’origine du langage. Son latin à lui n’est plus tant le latin liturgique de la vieille qu’un latin savant et poétique qui cherche à embrasser la racine des mots, à toucher du doigt la source invisible qui les innerve. Il ne reçoit de visites que celle du facteur, qui lui apporte régulièrement les ouvrages dont il a besoin pour ses recherches. Il n’a pourtant rien d’un misanthrope bourru et vous renvoie plutôt l’image d’un être hypersensible qui s’est retiré d'un monde dont le brouhaha était devenu peu propice à ses recherches et à ses interrogations. Un jour pourtant il reçoit une lettre. C’est une lettre non signée qui l’informe que son chien n’est pas perdu, qu’on l’a recueilli et baptisé Duc, qu’on s’en occupe comme on doit le faire pour un chien de sa qualité et qu’il sera rapporté au château à la belle saison… Le marquis n’a jamais eu de chien, mais cette lettre étrange le touche, le travaille et finira par le pousser hors des murs de son château pour se lancer, dans sa vieille « Juvaquatre», à la recherche de cette mystérieuse correspondante et de ce chien qu’elle lui attribue…

Entre temps la vieille aura poursuivi son chemin. Elle converse maintenant bel et bien avec son chien et peu à peu avec toute chose, les ormes, les pierres, les fleurs. Et les anges parlent par sa voix… C’est d’ailleurs son bâtard adoptif qui l’aura convaincue de rédiger sa missive, persuadé lui-même par un raisonnement tout cratyléen que s’il s’appelle Duc, quoique n’étant pas chien de race, c’est qu’il a nécessairement appartenu à un Duc. Le syllogisme est criant, certes, mais c’est pourtant bien ce chien prodigieux, dont le nom étiré dans la bouche de sa maîtresse (Diurc) atteste d’une réelle parenté anagrammatique avec le linguiste du château (Cruid), qui parvient à tisser un lien invisible entre ces deux solitudes, à faire sourdre une consanguinité poétique et obsessionnelle entre la pauvre paysanne et le savant-aristocrate.

Vous avez alors l’impression d’entrer dans l’univers du conte. Il vous semble que la folie va se muer en magie, que les forces secrètes qui poussent ces personnages l’un vers l’autre vont leur permettre de se rejoindre, qu’une heureuse allégorie va enfin montrer son visage. Vous êtes naïf. Si la quête va dans le même sens, si le marquis rejoint les quartiers populaires de la ville alors que la vieille gagne le château, il n’y aura qu’un frôlement et chacun sera porté au bout de son destin sans avoir croisé le regard de l’autre. L’apothéose retombera subitement dans la morne réalité : coupure de journal, compte-rendu hospitalier… Retour à des mots qui laissent loin derrière eux tout ce que peut le langage, et qui laissent retomber comme des coquilles vides des vies habitées par les rêves les plus fous…


Car ce qui habite ce récit, l’emporte à chaque paragraphe, comme la flamme qui anime la vieille et le marquis (flamme à laquelle ils se brûleront), c’est bien cette quête d’un langage qui pourrait contenir le monde. Une quête dangereuse et certainement vouée à l’échec si l’on en croit l’issue de la Vieille au buisson de roses. Il vous semble pourtant que vous aurez parfois senti un peu le souffle de cette langue des origines, dont le latin, qui imprègne souvent le récit à travers les délires liturgiques de la vieille ou les lectures du marquis, détiendrait peut-être le dernier souvenir. Vieux rêve d’une langue transparente au monde, dont le magnifique travail d’écriture de Lionel-Edouard Martin, d’une exigence et d’une densité poétique peu communes, porte ici le deuil. Un vieux rêve qui, comme « le rosier rouge » de Colette placé en exergue de la Vieille au buisson de roses « […]meurt sans cesser d’encenser et dont le sec et léger cadavre prodigue encore ses baumes »


* A l'heure où je publie ce post, je découvre un très bel article d'Edwood dans la Taverne du doge Loredan, qui ne peut décidément qu'inciter à lire ce roman !


















Lionel-Edouard Martin, La Vieille au buisson de roses. Le Vampire Actif  (Les séditions). 2010


Images : 1) Eglise Saint-Trophime, Arles (photo personnelle) / 2) Abraham Bloemaert, Vieille femme à la lanterne (source)

mardi 12 octobre 2010

> Tiziano Scarpa : le ventre de Venise





On trouvera peu de villes au monde qui auront nourri aussi inlassablement l’imaginaire littéraire que Venise. De Dante à Proust, de Flaubert à D’Annunzio, de Pétrarque à Henry James, de Goethe à Hemingway, De Stendhal à Rilke, la liste des écrivains subjugués par la cité lagunaire serait presque infinie. Rares sont ceux qui y ont posé un jour le pied sans ressentir l’irrépressible désir d’en parler ; nombreux encore ceux qui, pensant simplement la parcourir furtivement, y ont séjourné  durablement, s’y sont installés définitivement où y sont revenus tout au long de leur vie comme vers un lieu d’inépuisable ressourcement. Venise agit comme une injonction que résume à peu près la phrase de Paul Morand « Les canaux de Venise sont noirs comme l’encre et y tremper sa plume est un devoir ». Du cliché romantique porté entre autre par les amours de George Sand et d'Alfred De Musset dans les alcôves de l’hôtel Danieli et les années de libertinage de Byron aux analyses plus pessimistes de Balzac (« Cette pauvre ville qui craque de tous côtés et qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans la tombe ») ou à la vision crépusculaire de Thomas Mann, la ville de Tiepolo et Casanova constitue ce qu’il est convenu d’appeler un mythe littéraire.

Pas si facile, donc, de battre ce pavé où tant d'autres ont marché. Pas si facile de poser un regard nouveau sur une ville dont la force d’attraction a engendré à toutes les époques, des centaines de pages et autant de regards croisés. Sans doute fallait-il le talent et l’originalité de Tiziano Scarpa pour y parvenir. Certes, Venise est sa ville natale, ce qui change un peu la donne. Car si, comme le Tanger de Bowles, Venise est avant tout, en tant qu’objet littéraire, la ville de ceux qui y sont venus, elle est d’abord pour Tiziano Scarpa, ville de l’enfance, des racines. Il y est né en 1963 et y vit encore aujourd’hui. Il sait néanmoins qu’il avance en terrain conquis. Critique, dramaturge, écrivain (malheureusement encore très peu traduit en France), il n’ignore rien de la somme littéraire qui s’attache à Venise. Il réussit pourtant, dans Venise est un poisson, un essai court et ciselé qui navigue entre souvenir, chronique et guide de voyage décalé, à se saisir de sa ville pour lui faire rendre un jus que nous n’avions pas encore goûté.




 

Loin du dictionnaire amoureux, Scarpa choisit une entrée qui pourrait rappeler celle du blason ou à l'inverse, de l'autopsie... Le livre est d’abord divisé en parties qui déclinent celles du corps : les pieds, les jambes, le cœur, les mains, le visage, les oreilles, le nez, la bouche, les yeux... Mais que l’on ne s’y trompe pas, c’est du corps du voyageur dont il est question :

« Je vais te décrire ce qui arrive à ton corps à Venise, en commençant par les pieds ».

Plutôt que dans une élégie urbaine on semble entrer dans un traité de physiologie du voyage vénitien.

Les pages liminaires nous auront prévenu, c’est dans une sorte de « forêt renversée » que l’on va s’aventurer. Une forêt qui ferait songer à « l’invention d’un médiocre auteur de science-fiction ». Toutes les fondations solides qui ont permis à la ville de sortir la tête de l’eau ont été plantées dans la vase, scellant par là un destin dont on devine l’issue dans le temps.

Aux pieds de ce voyageur, tutoyé d’entrée de jeu, on commande d’abord de s’égarer, d’oublier les itinéraires convenus, les lieux et les sites incontournables, car « se perdre est le seul endroit où il vaille vraiment la peine d’aller ». Labyrinthique, Venise l’est, mais les risques sont mineurs : « Il n’y a pas de minotaure dans ce labyrinthe, pas de monstre tapi qui attende de dévorer ses victimes. »

D’ailleurs, Venise est une ville à sentir sous le pied, une ville sans extension possible, limitée de toutes parts, «une ville qui s’épaissit dans son propre profil, inexorablement isolée par l’eau, dans l’impossibilité de s’étendre, de dépasser ses propres bornes, devenue folle à cause de trop de méditation, trop d’introspection. »

Plus haut, les jambes feront encore l’expérience du labyrinthe, d’une ville « en dénivellement continu, tout en nœuds, dos, bosses, reins voûtés, affaissements, dépressions, lignes de partage des eaux. » et de l’ «acqua alta », cette « malheureuse combinaison de mauvais temps, de vents et de courants, qui poussent la marée haute dans la lagune » et condamne les vénitiens les plus avisés au port des « braghe acqua alte », ces pantalons volontairement trop courts, d’une rare inélégance, qui permettent de rentrer chez soi quand la marée haute, « malheur de ce siècle », envahit les places et les ruelles. Une ville d’eau, donc, qui sous la plume de Scarpa rappellerait presque parfois le Japon tel que le perçoit Michaux dans Un barbare en Asie , ce pays au « climat humide et traître », cet « endroit du monde où il y a le plus de tuberculeux ». Si l’on meurt rarement du cœur (on marche beaucoup), les rhumatismes et les problèmes osseux sont nettement plus courants… Loin des miroitements de l’âme romantique, les vénitiens mènent un combat de Sisyphe contre les infiltrations permanentes et cette force irrésistible qui les appelle au-dessous du niveau de la mer. Ce ne sont que digues de fortune, pompes hydrauliques et écopages à domicile qui, au final, n’empêchent jamais le fissurement des sols, la dégradation des meubles, le pourrissement des murs, l’effritement des peintures…

Mais attention, Tiziano Scarpa ne nous dresse pas le portrait d’une anti-Venise où tout serait marqué du sceau le plus sombre et le plus désenchanté. Il aime sa ville mais il la prend tout entière, avec ses âpretés, sont lot d’absurdités substantielles, ses défis lancés au bon sens.

D’ailleurs, lorsque l’invitation à sentir Venise prendra une dimension tactile, (« tu as spontanément envie de la toucher. Tu l’effleures, la caresses, lui donnes des chiquenaudes, la pinces, la palpes. Tu mets les mains sur Venise »), cette friabilité humide sollicitera alors les doigts du voyageur  : « Tu grattes les enduits qui s’émiettent, les briques corrodées, pleines de fissures »...

Vouloir toucher Venise, c’est aussi vouloir toucher cela. Cela et tout le reste… laisser courir ses mains sur «les grilles basses de métal le long des canaux », en écartant les bras « toucher les deux parois d’une calle d’un côté à l’autre », quand ce n’est pas avec les épaules qu’on pourrait le faire, comme derrière la place san Polo, dans cette calle Stretta, large de soixante-cinq centimètres.



Découvrir Venise avec Scarpa c’est aussi la découvrir à travers ses incongruités, fruits du hasard et du tourisme, telle l’entrée du porche du pont del Vinante (rebaptisé Pont des Gommes) tapissée de plus de trois mille chewing-gums « de tous les goûts et de toutes les couleurs » collés par les uns et les autres, l’accumulation des gommes à mâcher appelant un geste solidaire de chaque nouveau passager… « Cette imposante œuvre en mosaïque abstraite, manufacture – ou mieux, maxilofacture collective, de maîtres masticateurs de mosaïques, devrait être inscrite aux Monuments historiques. »

Au chapitre du cœur, incontournable s’il en est, on aborde quelques questions de fond. Scarpa confronte deux idées opposées, l’une selon laquelle Venise constituerait « le lieu au monde le plus stimulant pour les hormones » et l’autre selon laquelle « l’état permanent d’excitation romantique, la constante frénésie érotique induite par Venise chez ses visiteurs » produirait « l’effet paradoxal de diluer l’impulsion sexuelle ».

D’autres témoignages semblent plutôt devoir être versés au crédit de la seconde thèse et Scarpa reconnaît, à tout le moins, qu’en terme de séduction, la toile de fond romantique n’est peut-être pas la plus sûre. Car dans ce cas « le fond se condense, se cristallise, en une figure qui est moi-même. Et, si les choses se passent bien, je ne pourrai me retenir de me demander, est-elle en train de m’embrasser moi ou le paysage ? ». D’où l’exhortation à plutôt séduire à Porto Marghera, la zone industrielle de la banlieue de Venise…

Pourtant, Tiziano Scarpa ne s’est pas toujours embarrassé de ces considérations et il revient sur « une saison de piraterie sentimentale entre quinze et vingt ans », occasion d’indiquer aux voyageurs quelques lieux qui lui permettront, à l’instar des jeunes vénitiens sans voiture et vivant chez leurs parents, de trouver des solutions locales pour leurs ébats amoureux (renfoncement de portes, margelles, porches, cabines de vaporetto amarrés…)


Sur le terrain du patrimoine artistique, si Tiziano Scarpa ne nous fait guère entrer dans les musées, les églises et les palais vénitiens, s’il ne faut pas trop compter sur lui pour un parcours guidé à travers les oeuvres de Véronèse, Titien ou Tiepolo, c’est plutôt par prévenance que par manque d’intérêt. La question de la beauté ne peut être éludée lorsqu’il est question de cette ville. Il la prend simplement très au sérieux (avec beaucoup d’humour) puisqu’elle pèse comme une menace permanente sur tous ceux qui circulent dans la ville. Aux visiteurs il est recommandé de porter des lunettes noires et d’éviter de courir les peintures et les bas-reliefs. Tout est dangereux à Venise, tout est porteur de « radioactivité esthétique » :
« Tu es prise à coups de façades, giflée, malmenée par la beauté. Andrea Palladio t’atterre. Baldassarre Longhena t’achève. Mauro Codussi et Jacopo Sansovino t’anéantissent. Tu te sens mal. C’est le célèbre trouble de Monsieur Henri Beyle, malaise passé à l’Histoire sous l’appelation de syndrome de Stendhal ».

On imagine dès lors les risques encourus par les habitants eux-mêmes dont la durée d’exposition à la «pulchro-activité » est incomparablement plus importante. Les conséquences sont d’ailleurs lisibles, mesurables :

« Le radium pulchritudinis les affaiblit, amortit tout élan vital, les étourdit, les déprime. Ce n’est pas pour rien que les Vénitiens se sont toujours appelés les Sérénissimes : ce qui équivaut à dire maladivement calmes, abêtis, somnambules. »

Mais Tiziano Scarpa, une fois son sens de l’humour aiguisé, ne s’arrête pas en si bon chemin. Il énumère ensuite les quelques antidotes que le siècle a mis au point pour atténuer cette regrettable situation. Les échafaudages constituent « le premier remède, léger, temporaire, mais très répandu […] ». Et si les restaurations durent si longtemps « ce n’est qu’un prétexte pour tenir cachées le plus longtemps possible les façades meurtrières. »

Pour ce qui est des solutions plus structurelles, Scarpa ne manque pas de souligner certaines œuvres de salubrité publique :

« Merci de tout cœur, messieurs les architectes contemporains, merci des yeux pour le siège central de la Caisse d’épargne sur la place Manin, pour l’INPS et l’ASL et l’ENEL sur le canal Novo, pour l’INAIL dans la calle Nova de San Simon ».

On le voit, Tiziano Scarpa s’empare ici avec drôlerie et tendresse des stéréotypes qui auréolent sa ville pour mieux les resservir, dans ce qu’ils ont d’incontestable. S’il reprend à son compte avec une douce ironie le thème des effets dévastateurs de la sensation esthétique poussée à son comble (C’est d’ailleurs à Florence et non à Venise que Stendhal met à jour le syndrome qui portera son nom), c’est là une façon de redire la beauté de Venise, si souvent déclamée, en empruntant un chemin de traverse.

Mais la Venise de Scarpa, ce poisson qui ayant senti un jour ses nageoires trop lourdes, a définitivement «mordu à l’hameçon […] dans une des baies les plus au nord de la Méditerranée » est, on l’aura compris, faite avant tout de chair et de sang. Et si les yeux doivent se protéger de la beauté de la ville, le nez y est autrement sollicité. Le remugle des marées basses « remonte inexorablement le long des tuyaux de vidange et se répand par les éviers et les bidets des rez-de-chaussée. ». Chaque canal a le secret de ses miasmes et l’insalubrité règne en maître. Durant la biennale de 1997 un artiste s’était même aventuré à créer une installation gigantesque à partir des seuls objets et débris « ensevelis dans une dizaine de mètres cubes d’une méchante vase lagunaire ». Quelques proverbes ancestraux donnent le ton en dialecte vénitien, tel ce « d’istà, anca i stronzi gaégia » (en été, même les étrons flottent) que Scarpa attribue à un philosophe inconnu penché sur les rives d’un canal de Venise.

Mais les narines sensibles se consoleront justement par quelques plaisirs de bouche, plaisirs qui passent notamment par les mots : « Si tu veux goûter les saveurs de Venise, il faut que tu sois capable aussi de mordre à pleines dents dans son alphabet, d’enrouler ses sons sur ta langue, de mâcher un peu de son dialecte ». De là, les papilles ne sont plus loin et Scarpa posera furtivement devant nous, sans jamais rien lâcher de sa belle écriture, quelques saltimbocca, masanéte, folpi, nervetti (à goûter dans le texte), arrosés d’un peu d’ ombra, le vin nouveau à « la transparence opaque », l’élixir oxymorique de Venise…

Dans cette Venise curieuse, on croisera aussi un escalier en colimaçon presque borgésien, quelques jouets d’enfants disparus, un chat heideggerien, et bien d’autres choses encore.

Scarpa nous propose en annexe une petite bibliographie sélective qui renvoie aux différentes parcelles de corps ainsi mises à l’épreuve de sa ville ainsi que quelques textes très courts mais néanmoins savoureux : l’un de Maupassant, un autre du journaliste brésilien, et vénitien d’adoption, Diogo Mainardi, et deux textes plus anciens de l’auteur lui-même.

Venise est un poisson est un petit livre brillant, curieux, acidulé, qui nous rappelle que le talent peut se cacher partout et que de la ville la plus contemplée du monde tout reste encore à voir.



 








Tiziano Scarpa, Venise est un poisson. Christian Bourgois Editeur. 2010
 
 
Images : 1) Louise Bourgeois à venise (source) / 3) Ruelle de Venise, Henri Fayolle (source) / 4) Masques vénitiens (source).

dimanche 3 octobre 2010

> Entretien avec Olivia Rosenthal






Chaque livre d’Olivia Rosenthal se présente comme une expérience singulière. Expérience d’écriture sans doute, expérience de lecture à coup sûr. De Mes petites communautés, paru en 1999 jusqu’au très récent Que font les rennes après Noël, l’œuvre d’Olivia Rosenthal (publiée pour l'essentiel aux Editions Verticales) ne donne pas tant l’impression de se développer sous la forme d’un itinéraire littéraire que de tout remettre en jeu à chaque fois. Chacun de ses livres s’empare d’une problématique (une idée, une obsession, une injonction) et s’efforce de l’explorer, selon une ligne nouvelle, jusqu’au bout de ce qui peut être fait. Bien sûr certains thèmes sont récurrents, circulent plus que d’autres (le temps, la mort, la dépendance à l’autre, la connaissance de soi, ...) mais l’expression, le cadre narratif, la construction du récit, est assez souvent différent d’un texte à l’autre. Pastiche de conte philosophique oriental (Les sept voies de la désobéissance), long monologue intérieur d’une narratrice en souffrance avec sa glande pinéale (Puisque nous sommes vivants), variations autour de la question de l’identité familiale (Mes petites communautés), appréhension à la fois objective et personnelle de la maladie d’Alzheimer (On n’est pas là pour disparaître) sont quelques unes des propositions qui nous sont faites. L’écriture peut être, selon les textes, ample, débridée, soutenue par des phrases au souffle long, ou au contraire précise, épurée, voire même elliptique. Même si l'on retrouve assez fréquemment dans l'oeuvre d'Olivia Rosenthal une certaine ironie mêlée d'amertume, chaque livre semble chercher un ton juste qui ne peut être que le sien et ne doit rien à celui des livres précédents. Il y a là une forme d’engagement, un goût exigent pour l’exploration, qui se prolonge aussi dans des activités conduites en marge de l’écriture stricto sensu : performances diverses, installations, projets menés dans le cadre de résidences, ateliers de création radiophonique…

Dans Que font les rennes après Noël, son dernier récit, le personnage central (aussi bien une narratrice à la seconde personne) refait par petits paragraphes incisifs le trajet qui va de l’enfance à l’âge adulte. Mais les différentes phases de cette existence sont avant tout appréhendées à travers un cadre, une grille de lecture : le rapport étroit que le personnage entretient avec le monde animal. Un monde parfois réel mais le plus souvent imaginaire ou symbolique qui agit à chaque étape, pour le meilleur ou pour le pire, comme un révélateur au sens photographique du terme. C’est à travers ce filtre que la narratrice éprouve, subit, comprend, rejette, s’approprie le monde et sa propre intimité. C’est par ce biais qu’elle avance, interprète sa dépendance aux autres (la mère, d’abord), sa difficulté à entrer dans l’âge adulte, à identifier et assumer ses désirs. C’est encore à travers sa perception d’une certaine forme d’animalité qu’elle parviendra à trahir (se libérer c’est trahir) et à reconnaître et investir son propre territoire. Les fragments de ce récit de vie alternent systématiquement avec des paragraphes qui abordent la question animale sur un versant d’apparence plus réaliste, plus documentaire (à travers notamment différents témoignages). Cette seconde série de textes tisse un réseau d’échos, proches ou lointains, avec le récit de la narratrice, confrontant la voix de la fiction ou de l’autobiographie à une certaine forme de littérature objective.

Olivia Rosenthal a accepté de répondre à quelques questions pour La marche aux pages. Nous la remercions très sincèrement pour cet entretien.





Fiolof
Que font les rennes après Noël, se développe autour d’un double récit, l’un de facture plutôt autobiographique centré sur un personnage/narrateur désigné à la seconde personne et un récit d’allure plus documentaire prenant le monde animal pour objet ( témoignages de professionnels, informations à caractère encyclopédique ou scientifique). Vous aviez déjà utilisé le recours à différentes lignes de récit, d’une manière encore plus polyphonique, dans On n’est pas là pour disparaître. Comment s’est imposé ce choix, qui n’était pas celui de vos premiers textes ? Qu’est-ce qu’il vous apporte, vous autorise, en quoi vous inspire-t-il ?


O. Rosenthal
Ce choix est en grande partie lié à ma nouvelle manière de travailler. Pour plusieurs de mes livres, j’ai réalisé des entretiens qui m’ont permis d’appréhender le réel autrement, de me décentrer et de me familiariser avec des univers que je ne connais pas bien (l’univers médical, carcéral, les métiers du BTP, les métiers de la pompe funèbre etc.) Avant de commencer à écrire Que font les rennes après Noël ?, j’ai réalisé des entretiens avec un soigneur de zoo, un vétérinaire, des chercheurs en laboratoire, un boucher, un dresseur de loups, un éleveur, entretiens que j’ai enregistrés et transcris entièrement. Et il m’a semblé nécessaire, non seulement, d’utiliser les informations que j’avais recueillies mais aussi de donner voix à ceux que j’avais rencontrés. Je trouve que la fiction gagne beaucoup à faire entendre la voix de gens dont on connaît mal le métier et qui ont des tas de choses à raconter, des choses très concrètes, des expériences, des souvenirs. Toutes ces personnes n’ont pas d’idée prédéterminée concernant le rapport qu’elles entretiennent avec les animaux, elles ne pensent pas à ce rapport mais elles le vivent quotidiennement. Donc, l’entretien permet d’éviter les idées reçues et d’entrer dans l’épaisseur du réel, sa complexité, son ambivalence. Ce choix –faire entendre les voix de gens du métier – permet aussi de montrer que la fiction est toujours arrimée au réel, qu’il n’y a pas un fossé qui les sépare, qu’il y a de la fiction dans le réel et vice versa. Enfin la présence d’autres voix me permet aussi d’insérer la mienne, de la faire résonner autrement, de mesurer ma voix à la voix des autres. Là encore, je pense que cela peut donner de l’épaisseur au récit et permettre de faire vaciller les frontières entre documentaire, fiction et autofiction.


Fiolof
Comment avez-vous écrit ce texte ? Avez-vous rédigé séparément les parties correspondant à l’histoire de votre personnage et celles qui rassemblent les discours, témoignages et informations sur l’univers animal, ou ces deux fils ont-ils au contraire été tirés ensemble ?

O. Rosenthal
En fait, j’ai réuni beaucoup d’informations sur les animaux en amont. Et ensuite, j’ai décidé de choisir un métier par chapitre pour me faciliter la tâche. Par exemple, dans le premier chapitre, je travaille en gardant en mémoire le témoignage du dresseur de loups. J’ai donc en tête tout ce que j’ai pu recueillir sur les loups (témoignages, textes, lois, etc.) et je commence avec cette deuxième personne « vous » (la séquence du personnage). Le travail consiste à écrire la séquence du « vous » et à voir ensuite avec quel passage du témoignage, quel savoir, quelle anecdote elle peut résonner. Donc, c’est un travail d’entrelacement et de mémoire. Je tiens beaucoup à tisser les deux fils ensemble dans le temps de l’écriture. Ainsi, il y a quelque chose de la genèse du livre qui reste présent dans le texte une fois achevé. Le texte final garde la trace d’une pensée qui avance, qui s’ordonne peu à peu, qui tisse des fils, des relations. Il faut que ce parcours (qui me fait passer d’une séquence à l’autre) reste visible afin que cela n’apparaisse pas comme une alternance mécanique, il faut que le lecteur ait le sentiment de faire le parcours que l’auteur a fait avant lui.


Fiolof
La nature de la fascination que le monde animal exerce sur la narratrice semble évoluer au cours du récit et de sa propre histoire. L’animal apparaît tour à tour comme une sorte d’objet transitionnel que l’on cajole, comme un corps souffrant, comme la figure d’un désir inavoué ou inavouable (King Kong, la féline de Tourneur), comme le terme possible d’une métamorphose, comme la chair que l’on dévore… Vous aviez déjà travaillé sur cette polysémie et cette ambiguïté de l’animal dans votre pièce Les félins m’aiment bien. Où se situe pour vous l’enjeu de l’animalité  ?

O. Rosenthal
Ce qui m’intéressait ici, c’était entre autres la question des frontières entre l’homme et l’animal, entre l’instinct et la raison, entre la nature et la culture, frontières dont nous faisons semblant de penser qu’elles sont claires, strictes et nettes. En fait, dans le détail, quand on commence à entrer dans le monde animal, on constate que ces distinctions et oppositions nous arrangent mais qu’elles ne sont pas si claires que ça. Et si ces distinctions se brouillent, alors ce sont tous nos repères qui flanchent. Peut-être que l’animalité fait vaciller notre humanité. C’est cela qui me fascine dans la question animale.


Fiolof
Dans Que font les rennes après Noël ?  deux films jouent un rôle de premier plan, presque cathartique, pour le personnage. Le mythique King Kong de Merian C. Cooper et La Féline de Jacques Tourneur. Le cinéma occupe-t-il une place importante dans votre imaginaire d’écrivain ?

O. Rosenthal
Oui, le cinéma a joué un rôle fondamental non seulement dans mon imaginaire d’écrivain mais même dans ma vie. Je suis beaucoup allée au cinéma quand j’étais adolescente, c’est un art qui produit des émotions très fortes et primaires (comme l’identification à un personnage par exemple), émotions qu’en général, en tant que spectateur, on n’a pas le temps d’analyser. Avec le temps, j’ai eu envie d’analyser ces émotions. J’ai d’ailleurs écrit plusieurs textes sur les films qui ont changé ma vie. J’ai commencé ce travail avec Vertigo d’Hitchcock (qui est devenu un texte et une performance sur le vertige), ai poursuivi avec Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (qui est devenu un film, Les Larmes, réalisé par Laurent Larivière) puis je me suis intéressée à La Féline de Jacques Tourneur (j’ai écrit sur ce film un texte, La Peur, qui est ensuite devenu une performance). Les textes et performances que j’ai réalisés à partir de ces films sont à la fois des récits à la première personne, des souvenirs de projection, la description de certaines images du film choisi et l’analyse des sensations que ces images ont pu produire. Pour Que font les rennes après Noël ? j’ai repris certains passages de la performance que j’avais faite sur La Peur. Et je compte continuer ce travail parce que je crois que le cinéma est un moyen très puissant et efficace pour se mettre en contact avec ses propres émotions.

Fiolof
Et du côté de la littérature, quels sont les auteurs dont vous vous sentez proche en tant qu’écrivain ? Et quelles sont les oeuvres qui vous semblent pouvoir entrer en résonance avec vos propres textes ?

O. Rosenthal
Kafka, précisément en raison de la manière dont il parle des animaux et surtout dont il les fait parler, est essentiel pour moi. Après, certains auteurs prennent de l’importance à certains moments d’un parcours, soit en raison du rythme de leur phrasé et de leur colère (Thomas Bernhardt ou Céline), soit pour leur capacité à entrer dans des analyses psychologiques très fines et tortueuses (Proust), soit encore parce qu’ils savent lier intimement la littérature, la langue et la pensée (Montaigne). Après je pourrais citer beaucoup de noms, mais ce ne sont pas les auteurs que j’aime, ce sont leurs livres (Lord Jim de Joseph Conrad, La Douleur de Marguerite Duras, L’Acacia de Claude Simon, certains textes de Henri Michaux, Eric Chevillard, Christophe Tarkos, Régis Jauffret, Georges Perec, Marie Ndiaye, Antonio Lobo Antunes, Julio Cortázar, Roberto Bolaño et j’en passe).

Fiolof
Il y a dans vos livres et notamment dans Que font les rennes après Noël ?, une forme d’humour et de sollicitation parfois ludique du langage qui s’accompagne toujours d’une certaine gravité, voire d’une vision tragique de l’existence. Comment cela se passe-t-il quand vous écrivez ?

O. Rosenthal
C’est un point de vue que j’ai, non seulement quand j’écris, mais même hors de l’écriture, une façon de ne jamais se prendre complètement au sérieux et aussi de se protéger en se mettant toujours un peu à distance de ce que l’on voit, de ce que l’on vit, de ce que l’on éprouve. Cette distance m’évite de tomber dans le pathétique. Comme on sait, le rire est un très bon exutoire, le meilleur sans doute que l’homme ait jamais trouvé. Et la littérature est aussi sans doute un exutoire, une manière de se mettre en contact avec la réalité en maîtrisant un peu la blessure qu’elle nous inflige.


Fiolof
Que font les rennes après Noël ? peut se lire aussi comme un roman d’apprentissage, l’histoire d’une découverte de soi, d’une émancipation. Cette conquête d’un désir assumé est presque jubilatoire dans la fin de votre récit. Y a-t-il ici une forme de morale optimiste et de vision vertueuse du temps, qui prendraient un peu le contre-pied de On n’est pas là pour disparaître ?

O. Rosenthal
On entend souvent que vieillir est une catastrophe, que c’est triste de voir passer sa jeunesse, que l’enfance est un paradis, etc., J’avais envie de remettre en cause ces clichés en racontant l’histoire de quelqu’un pour qui la jeunesse est loin d’être la meilleure période de la vie. Du coup, c’est un livre optimiste, même s’il passe par des épisodes très cruels. Quant à On n’est pas là pour disparaître, il ne m’apparaît pas comme un livre pessimiste même s’il raconte la déchéance dans laquelle on peut tomber quand on est atteint de troubles de la mémoire. Le livre montre aussi comment on s’arrange avec ça, comment on réinvente sa vie à mesure qu’on oublie. C’est plutôt pour les proches que le parcours du personnage principal (Monsieur T.) est terrible, beaucoup plus que pour lui-même. Certes, Monsieur T. n’est plus en mesure d’apprendre, d’accumuler des expériences, de progresser mais en revanche il a un sentiment permanent d’innovation. Cette maladie de la mémoire est aussi pour lui une occasion de se détacher, d’être ailleurs, de se libérer de lui-même. Au fond, comme dans Que font les rennes après Noël ?, il y a bien dans On n’est pas là pour disparaître l’histoire d’une libération, mais une libération scandaleuse, difficile, voire insupportable pour tous ceux qui accompagnent monsieur T. puisqu’elle va de pair avec la disparition, l’engloutissement pur et simple du passé. Finalement, dans un cas (Que font les rennes après Noël ?) le temps est synonyme de mûrissement et d’accomplissement et dans l’autre (On n’est pas là pour disparaître ), il est plutôt synonyme d’enlisement, de fixation et de sclérose. Mais dans les deux cas, il s’agit encore et toujours de trouver les moyens de se libérer.











 
 
Olivia Rosenthal, Que font les rennes après Noël ? Editions Verticales. 2010
 

Images : 1) Olivia Rosenthal © Alph.B.Seny / 3) Sculpture Olivia Tregaut (Gorille au Rocher)