Christophe Tarkos est mort il y a
dix ans aujourd’hui. C’est dommage. A dix ans d’ici sa langue pétrit encore la
pâte des mots, résonne encore. Je relis Caisses
et je ne peux m’empêcher de me dire que tout ce qui est à l’intérieur comme à
l’extérieur de nous aurait mérité d’entrer dans ces boîtes magiques, de passer
par ces blocs de faux béton où tout n’est que flux incessant, magma qui fait
pourtant obstinément tinter le sens. La parole rumine, dérive, s’ensorcelle
elle-même mais ne se perd jamais tout à fait. Elle ne tourne pas le dos au réel
mais ouvre des brèches en lui pour nous y conduire autrement.
Christian Prigent, dans un article publié sur Remue.net, disait de lui
«Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable
mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans- rire au malaise de la
langue qui passe comme une lame entre le monde et nous.»
Car ce qu’il y a de ludique dans
sa poésie relève plutôt du jeu, comme on dit d’une porte qu’elle «a du
jeu ». Christophe Tarkos s’efforçait de faire trembler les mots pour
trembler et nous faire trembler dans les mots. Mots-prétextes, mots lâchés du
quotidien ou mots gravés dans le corps. Fumée, caillou, carton, nappes, carrelages voisinent avec mort,
bonheur, vie, amour, sommeil. Dans
chacune des Caisses de Tarkos, la
contamination opère de manière à la fois resserrée et ouverte. Répétitions,
macérations, mastications n’asphyxient jamais la parole mais au contraire la
libèrent, permettent au souffle de se déployer là où d’autres l’auraient confit
dans un jeu formel. Les mots reviennent, comme autant de survivants de ce
langage éteint que les émissaires invisibles de nos systèmes productifs nous
enfoncent dans la bouche. Geste poétique autant que politique : il faut
alors vomir les mots pour les décoloniser.
Prigent encore :
«Avec les textes de Tarkos nous voyons à nouveau la langue infidèle
refluer sur le sable instable du réel. Ce
reflux abandonne une écume de rien du tout, un presque-rien volatil qui aère
l’opacité du monde comblé de choses à vendre, d’images chromos, de corps
lourds, de pensées soumises, d’âmes angoissées.»
Christophe Tarkos est mort il y a
dix ans aujourd’hui. Mais il est mort vivant. Il respire encore dans cet «endroit frais dans la cervelle à l’âge
tendre à l’heure fraîche du petit matin» qu’il a sans cesse creusé à la
force de ses poèmes. Il est temps de lui rendre sa mort, la mort insurgée dont
il avait rêvé, cette mort au combat qu’il avait invoquée dans l’un de ses plus beaux
textes.
«Tue-moi tue-moi ne me laisse pas crever de rien ne me laisse pas mourir
sans que personne ne me touche par simple flocalisation ne me laisse pas finir
à cause de rien je ne suis pas rien je mérite que tu me tues que tu me
poignardes dans le dos que tu m’étrangles que tu m’assassines mais pas de
mourir comme ça avec rien dans le dos avec rien en plus avec rien qui m’arrête
dans mon élan et ma force je ne veux pas m’arrêter pour rien tue-moi je veux
que tu me tues que tu m’assassines je n’ai aucun pouvoir sur ma mort je ne veux
pas mourir par mourrissement je suis de la valeur à tuer je suis un élan qui ne
s’arrête pas qui ne s’arrêtera pas si tu ne me tues pas dans mon élan mon
combat est digne d’un assassinat je suis un combattant tue-moi que je puisse me
défendre et te regarder dans les yeux te voir toit le garçon qui va avoir le
dessus je me défendrai je perdrai je serai tué par toi qui va me tuer pour ta
raison parce que je suis un vaillant combattant dans son élan en trop tue-moi
dans mon élan j’ai l’espoir d’être en trop qu’il faille me descendre me tuer
assassine-moi dans le dos avant que rien ni personne ne me tue avant de me voir
mourir par dessèchement de laissé toujours vivant pour rien enlève-moi ma vie
que j’aime d’homme vaillant ne me laisse pas me dessécher abandonné comme si
j’étais rien à ce point qu’aucun assassinat ne m’assassine qu’aucune personne
ne m’étrangle qu’aucun garçon ne me poignarde pendant ma combattante vaillance
je ne veux pas que ce soit rien je serai mort je mourrai sans raisons je
mourrais par le vide.»
Christophe Tarkos, Caisses. POL. 1998.