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Il arrive un moment où le lecteur
s’interroge : qu’est-ce qui fait qu’un livre vous tombe des mains ou que
vous tombez dans les siennes ? En d’autres termes, qu’attend-on de la
littérature pour qu’elle nous fasse un tant soit peu décoller du sol ?
Faut-il répondre, comme Eric Chevillard secouant (dans le Mondes des Livres il
y a quelques semaines) le cocotier en stuc chargé de poncifs mous du dernier
roman de Nicolas Fargues, qu’on lui demande de pousser les murs, d’ouvrir des
fenêtres, de nous faire voir des « rhinocéros
rouges » ? C’est effectivement une possibilité. Il y a des livres
qui nous propulsent soudain loin de l’essoufflement, de l’épuisement, loin des
auteurs qui nous font croire que la littérature n’aurait plus rien à inventer.
D’autres, pourtant, ont besoin de moins grands espaces pour écrire. Ils s’en
tiennent au réel à portée de leurs yeux, se penchent plus volontiers sur l’observable ou sur ce qui les traverse dans les limites circonscrites
de leur simple vie (si tant est qu’une vie puisse l’être). Or, rien n’est gagné
d’avance, puisque dans ces deux catégories, on peut trouver le pire comme le
meilleur. Le roman le plus débridé et le plus prétendument inventif peut être
surfait, purement bling-bling et les tempêtes qu’il imagine se déchaîner dans ses
pages se résumer à quelques courants d’air. De la même manière, la réalité du réel,
l‘authenticité du vécu, la fragilité de l’infra-ordinaire ne nous garantissent
de rien en matière de littérature… Tout est affaire, ici ou là, de ce je ne
sais quoi qui fait qu’un livre prend ou anesthésie, que ce qui s’y écrit
secrète sa dose d’alcool fort ou nous épaissit le sang. Pas de recette a
priori, Dieu merci.
Prenons le dernier livre de JaneSautière, puisque c’est de lui dont nous voulons parler (et désamorçons tout de
suite auprès des plus pressés notre petit effet de surprise : il faut
absolument le lire). On nous annonce qu’elle y « raconte à travers les moyens de transport qu’elle a empruntés
tout ce qui l’a imprégnée, traversée, déplacée». On se dit d’abord que
cette chanson-là ne nous est pas inconnue. On repense entre autres exemples (sur un
registre plus fictionnel) à l’Heure de
pointe de Dominique Simonnet (Actes Sud, 2010). On y devine aussi un cadre maintes fois
exploré en atelier d’écriture dans la lignée notamment d’Espèces d’espaces de Georges Perec. Bref, on se dit « pourquoi
pas », mais on fait d’emblée une croix sur le galop du « rhinocéros rouge » et
l’ivresse possible des mondes parallèles. Et pourtant, on se laisse très vite
saisir, enrober par ce(s) texte(s). Le cadre a beau être attendu, il semble ici
élastique et Jane Sautière s’y promène avec un regard affûté, un style
personnel à la fois simple, précis et d’une grande densité. Réacteur de
souvenirs et miroir du monde, l’espace de transport devient un biais pour se
dire (pudiquement mais intensément) ou pour saisir les mille symptômes de cette
déréliction sociale qui transpire de toutes parts autour de nous. On assiste à
nouveau sous sa plume, pour reprendre le titre de l’ouvrage qu’elle avait consacré
à l’univers carcéral, à la touchante « fragmentation d’un lieu
commun ». Le principe de départ un peu convenu n’enlève rien au résultat :
un texte poignant, entre autoportrait dirigé et journal intime collectif.
Paris et sa banlieue (beaucoup),
Lyon (un peu), quelques paysages plus lointains derrière la vitre d’un TGV, un
bref détour par Venise. Des trains, tramways, bus, métros, RER, gares,
stations… Et beaucoup de monde surtout. Passants, ombres fugaces, figures
marquantes de l’enfance… Pour beaucoup
c’est presque toute une vie qui pourrait se dérouler là – par éclats, moments,
fragments. Jane Sautière donne à voir en se racontant à travers cette série de
filtres ordinaires qui pèsent bien plus lourd qu’il ne semble. Entre micro-récits, notes saisies sur le vif,
portraits en creux, choses vues ou plus long souvenirs, elle déambule librement
dans la mémoire de ses petits déplacements.
De la gare de Franconville
remonte le visage de la mère et du «terrible
héritage» de sa première vie, alors qu’à celle de Courbevoie est rattachée
l’image d’un appartement détesté. Au gré des souvenirs et des lieux de passage,
on retrouve la narratrice à Barbès-Rochechouart «gonflée comme une goélette par l’amour neuf» ou voguant ailleurs
de maison d’arrêt en centres de détention (autant de lieux où elle exerça
longtemps et qui occupent encore une place prégnante dans ce livre).
Mais cette pérégrination
prend des formes multiples où le raccord autobiographique
s’estompe souvent pour laisser place à de brèves réflexions sur les lieux
anonymes qui font notre quotidien, à des tronçons de vie entr’aperçus ou
supposés («placer des histoires sur des
portemanteaux humains»), à des variations sur les paysages urbains et les
cicatrices qu’ils exhibent volontiers…
Parfois entre Fleury-mérogis et
Châtelet, au milieu des foules anonymes ou des dormeurs abrutis de travail et
de fatigue, surgit une vignette qui évoque brièvement quelque chose comme la
grâce, la lumière ou le repos. C’est cette scène de baiser où l’homme
s’interrompt soudain :
« Il dit qu’il a chaud et détourne immédiatement les yeux, comme
s’il avait dit une obscénité et c’était probablement le cas. Majesté des
amants ».
Ou bien la vision sereine d’un
enfant derrière ses lunettes…
« Un petit gamin noir avec bonnet à pompon et lunettes à montures
vertes d’hypermétrope, les yeux tournant derrière les verres grossissants,
comme des poissons rouges dans leur bocal, visage de douceur, apaisant, je le
regarde longuement, buvant sa tranquillité. »
Ce sont aussi des odeurs, des
couleurs, des sons, des sensations (se souvenir que la ligne 14 est une « ligne froide » alors que telle
autre est « chaude » sans
que l’on sache jamais ce qui justifie cette différence de température) ;
des impressions parfois singulières retenues au bord de tout ce qui file, dans
un espace à soi au milieu des autres… « si
l’on peut appeler espace ce qui ne garantit plus aucun mouvement » ;
des interrogations qui vous traversent l’esprit dans les couloirs du métro lors
des grands flux aux heures de pointe :
« Moi-même plantée comme un clou dans la trajectoire de l’autre,
je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été,
si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que
jamais le moindre heurt ne vienne troubler leur mouvement. »
Au fil de ses souvenirs, de ses
observations, Jane Sautière trouve un rythme indéfinissable qui nous porte sans
jamais nous lasser. Le texte se distend ici, se resserre ailleurs et elle
parvient plus d’une fois à poser des mots d’une justesse parfaite sur ce qui
nous est donné quotidiennement en pâture. Rien de mièvre, jamais, dans la
simplicité de ce qui est envisagé. Rien de pesant dans les brèches que ces
observations ouvrent aussi du côté de la pensée. Un fluide mélancolique, parfois
empreint de douceur, souvent âpre et désenchanté, circule entre le monde et
elle, entre altérité et intériorité. L’écriture de Jane Sautière s’immisce dans
les espaces les plus indigents avec une étrange acuité. Peut-être est-ce ce à
quoi elle nous invite : savoir regarder sans se perdre, préserver dans le
flot aliénant de ce qui nous submerge, dans l’alignement des jours, des lieux
et des visages les quelques pépites inestimables ou les modestes pierres grises
qui méritent qu’on les préserve.
« Voilà finalement comment on garde singulier son espace, le sien,
antagoniste de l’utopique espace partagé par nous, la masse. Ce qui s’abat sur
la nuque du bœuf. Ne pas en faire une histoire, quand même, on va et vient
comme il nous chante. Mais nous ne chantons pas. »
On ne chantera pas, c’est
entendu. Mais on lira un livre qui porte en lui cette part de musique secrète
que l’on cherche souvent en vain dans certaines œuvres tonitruantes. Les « rhinocéros rouges » n’ont
qu’à bien se tenir.
Jane Sautière, Stations (entre les lignes). Verticales. 2015.