Ouvrir un nouveau livre de Lionel-Edouard Martin* procure toujours un mélange de plaisir et de crainte. Le plaisir, c’est la promesse de retrouver une langue travaillée dans la chair même de la langue, une langue estampillée, forte en goût et longue en bouche. La crainte, c’est celle de se dire que les promesses littéraires sont toujours entachées d'un doute humien, que le soleil pourrait très bien ne plus se lever sur la page. Cette appréhension existe dès qu’il s’agit de lire à nouveau un auteur que l’on a aimé, mais elle est peut-être encore plus forte lorsque la facture du style est marquée, ce qui est incontestablement le cas chez Lionel-Edouard Martin. On se dit que la sauce pourrait ne plus prendre. Et puis, par bonheur, un schéma de lecture se reproduit. D’abord l’impression de goûter à une rhétorique, la légère peur de s’en lasser avant de se sentir très vite rassuré. Encore une fois, on ne navigue pas dans une recette de mots bien cuisinés mais dans une langue habitée, assumée jusque dans ses largesses de style. Et jamais fausse, à aucun moment.
Avec Anaïs ou les Gravières, paru vendredi dernier aux éditions du Sonneur, Lionel-Edouard Martin nous emmène ailleurs. Il bifurque vers l’univers noir du polar. Virage qui pourrait sembler inattendu. On retrouve encore son Poitevin natal mais, malgré quelques résurgences poétiques de ce terroir qui lui colle aux doigts et au coeur, sous un versant plus largement urbain et ouvrier. Ce sont les barres de HLM, les travailleurs du bâtiment qui "s’astiquent" au comptoir, une ambiance d’engins à casser les pierres, de supérettes, de zones industrielles.
On a droit à quelques personnages de circonstance... Anaïs, victime de 17 ans, une jeune fille assassinée, on ne sait ni pourquoi ni comment. L’enquêteur, qui n’est ni détective ni inspecteur mais pigiste dans la presse locale, est lui-même rongé par son passé, travaillé par le deuil d’une femme qu’il a aimé. Il a quelque chose de ses flics alcooliques et dépressifs qui dénouent les intrigues en loser, en avançant dans la vase, sur le fil de leurs propres malaises. On a presque l'impression d'un Nord qui aurait glissé sur la carte de France avec son lot réservé de déréliction sociale, d’alcoolisme et peut-être de crimes sexuels. On se dit plus d’une fois qu’on n’en est pas loin. Dans ce gris sur gris, une intrigue se noue. On raccroche bientôt avec la mère d’Anaïs qui noie son chagrin dans une logorrhée sans barges. On suit la piste d’autres personnages : Mao, un ouvrier polonais qui ne se sépare jamais de son harmonica, l’ancien amour de la mère d’Anaïs et père présumé de celle-ci ; un légionnaire qui vit en marge de la ville et sait peut-être où habite Mao ; Toto Beauze, ancien employeur de Mao et grand déglingueur de tours insalubres, qui vit, tel le descendant d’un patron zolien, des profits de la rénovation urbaine... Toto, qui posa un jour son « mauvais œil » bleu sur la mère d’Anaïs. Entre présent et passé, des cordes se tendent, des chemins s’imbriquent, un puzzle se dessine et l’attention du lecteur devenu pisteur dans l’ombre du journaliste-investigateur, jamais ne se relâche.
«Toute œuvre d’art digne de ce nom parle de la genèse de sa propre création».
L’arbitraire, les choix d’écriture, l’évocation du roman imaginaire que le narrateur compte écrire (et qui ne serait rien d’autre, bien sûr, que celui que nous sommes en train de lire) trouvent alors leur juste place dans le cours du récit. Ce genre de mise en abîme n’est pas nouveau, il a fait le lit d’une certaine modernité romanesque. On apprécie toutefois le talent et la légèreté avec lesquels s’opère ici cette mise à distance. Car ces trouées méta-romanesques n’interrompent jamais le suspense et l’auteur ne se désolidarise jamais, ni de son histoire, ni de ses personnages. S’il y a bien, comme le signale l’éditeur dans sa quatrième de couverture, un «détournement du genre policier», celui-ci n’est jamais sacrifié sur l’autel du bruissement de la langue ou sur celui de la méditation linguistique. Le détournement n’est pas un abandon et l’intrigue tient la distance jusqu’au bout. Le poète ne quitte pas la scène du thriller à la fin du premier acte en s’exclamant qu’il nous emmerde…
Sur le versant du style, il parvient également à tenir dans le même souffle une langue riche de ses mots choisis pour leur patine ou leur musique (encan, batée, empaumer, barattée, voussure), déployée, toujours un œil rivée sur ses pouvoirs incantatoires et un phrasé emprunté au roman populaire. La séquence est brève, d’allure parfois scénaristique, au service d’un récit qui fait mine d’avancer à coups de hache tout en s’autorisant parfois quelques clins d’œil :
« C’est là qu’entre Petit Louis
Il entre avec cet air d’entrer seul dans un bar.Petit Louis.
Il s’appelle Louis, il n’est pas grand »
Mais là encore, un clin d’œil ne fait pas parodie et ce souffle court, même si l’auteur y fait des gammes avec un certain plaisir, saura nous tenir en haleine. Il y a bien, dans ce décombre de pierres et de mots, une histoire, une histoire drue, de cœurs simples, avec ce qu’il faut de vie, d’amour, de mort. Le poète, disions nous, ne claque pas la porte en partant. Quand d’autres nous auraient fait le coup de la somptueuse queue de poisson, Lionel-Edouard Martin préfère quant à lui le saut de l’ange...
Il est de tradition, je crois, de ne pas dévoiler la fin d’un roman policier - fût-il détourné. Aux aficionados du genre, on se contentera d’indiquer que si l’on ne repart pas nécessairement avec un simple assassin dans la poche, on quitte les Gravières un peu comme le vin du même nom (homonymie qu'on soupçonne, par pure intuition, ne pas être de hasard) : avec des réponses qui satisfont la curiosité et juste un zeste de quelque chose qui continue à la titiller honnêtement.
Aux autres, on conseillera seulement de se dépêcher d'aller boire, pardon, lire, le dernier roman de Lionel-Edouard Martin.
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* Egalement dans ce blog : un entretien autour de son recueil Brueghel en mes domaines et une note de lecture sur son roman la Vieille au buisson de roses