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Photographe,
auteure de textes sur Publie.net et de différentes collaborations, Anne
Collongues signe un premier roman chez Actes Sud : Ce qui nous sépare. Ce roman est d’abord marqué par un cadre
spatio-temporel fort : une rame de RER et un trajet d’une heure vers la
grande banlieue parisienne. A partir de ce topos relativement conventionnel,
elle parvient à tisser un récit subtil et sensible autour de sept personnages
(trois femmes et quatre hommes), réunis là par les hasards du quotidien. Dans
une écriture délicate et sans esbroufe,
elle nous livre un long travelling interne et croisé sur quelques vies
minuscules, fait de rêveries, de réflexions, de souvenirs et de monologues
intérieurs. Ce livre nous immerge dans des existences singulières qui entrent
aussi en résonance sur des registres partagés où il est question de peur,
d’attachement, de dépendance et de tout ce que nous décidons de subir ou de dépasser.
Cet
entretien reprend et prolonge un échange avec Anne Collongues qui s’est tenu le
7 avril dernier à la librairie Imagigraphe, lors de la soirée de lancement de
son roman.
Fiolof
Ce qui nous sépare est un titre
qui résonne de différentes manières tout au long de votre roman. Que
pouvez-vous nous en dire ?
Anne
Collongues
Ce titre a une signification importante pour moi. J’ai d’abord écrit le texte
sous un autre intitulé, et c’est une fois terminé, quelques semaines après la
finalisation du roman que Ce qui nous
sépare m’est apparu comme une évidence, me révélant soudain à moi-même les
questionnements à l’origine de ce texte, les différentes distances que j’avais
voulu évoquer ; j’ai alors entrepris de reprendre l’ensemble, et le travail de réécriture s’est effectué à l’aune de ce nouveau titre qui éclairait le projet et me
permettait, ainsi guidée, d’aller plus loin.
Ce titre se lit,
j’espère, comme une question et non comme un constat, une question qui peut et
doit être entendue de plusieurs manières, et à laquelle ce roman tente d’apporter
une multiplicité non exhaustive de réponses possibles.
Ce
qui nous sépare les uns des autres ? Rien ; pris
dans ce mouvement inéluctable de la vie, le même pour tous, chacun a son lot de
difficultés, de drames, de plaisirs et de joies, sa part d’amour, et rien, en
cela, ne sépare les personnages, pourtant beaucoup de choses se tiennent entre
eux. Il y a en premier lieu la peur : Liad par exemple n’irait pas parler
à Chérif, même pour lui demander si le train va dans la bonne direction, parce
qu’en tant que Juif, il a l’anxiété d’être reconnu et haï d’emblée par celui
qu’il identifie de « l’autre camp », peur qu’il porte autant qu’il
subit. Ce qui nous sépare c’est aussi l’assimilation automatique de l’individu
à un groupe (Frank associant Chérif aux jeunes de banlieue aussitôt nommés sans
distinction « délinquants »), présomption qui empêche la rencontre,
fausse les rapports entachés de jugements, et crée d’emblée une distance. Ce
qui peut séparer aussi, c’est la langue, les milieux sociaux qui cloisonnent,
les préjugés, l’appréhension du rejet…autant de murs invisibles élevés entre
les personnages assis pourtant à quelques mètres les uns des autres.
Ce
qui nous sépare de nos proches ? La confusion, je
crois, entre quotidien et intimité. Dans le cas de Frank par exemple, vivre
ensemble s’est substitué à la parole et au partage d’autre chose que celui des
repas et du toit, progressivement une distance s’est instaurée, terrible, qui
l’isole complètement de sa femme et de ses enfants. Et réciproquement. Chacun
se retranche en soi et la proximité subie devient source de
conflits ; l’incompréhension augmente et une solitude, d’autant plus
violente qu’elle se manifeste au cœur même du foyer, l’étreint. Ses réactions
violentes, défensives - émotions qui ne parviennent pas à s’exprimer autrement -,
ne viennent qu’amplifier ce qui les oppose, cette distance entre eux que seule
la parole pourrait réduire, panser, s’ils parvenaient à communiquer. C’était important pour moi de montrer que
l’inconnu n’est pas seulement l’étranger - celui qu’on ne connaît pas, qui vit
ailleurs, autrement, qui est d’un autre milieu social. Nos proches peuvent
être des inconnus. Le sont souvent. Ce n’est pas parce que l’on vit ensemble
que l’on se connaît, au contraire. Les circonstances, le quotidien, les liens
familiaux donnent parfois cette illusion qui nous décharge de l’effort de
prendre en compte la profonde altérité de nos proches qu’on réduit à leur
présence, à ce qu’on perçoit et connaît d’eux et qui n’est qu’un fragment de ce
qu’ils sont.
Ce
qui nous sépare de nous-mêmes ? La capacité à
s’affranchir des injonctions extérieures (famille, communauté, société), à
prendre d’autres chemins que ceux qui sont tracés, mais aussi le courage de la
rupture, de faire des choix qui ne seront pas compris ou accepté, la conscience
d’avoir une marge de liberté sur sa vie, la possibilité de descendre au
prochain arrêt, de faire demi-tour, comme le fait l’un des personnages à la fin
du roman, ce demi-tour qui est un écho et un hommage à celui de Thomas
Bernhard, tel que raconté dans La Cave.
Ce sont toutes ces
distances que je tente de mettre en lumière, d’effleurer, de regarder,
d’approcher dans ce roman, ce mystère qu’est l’Autre - sa vie, ses pensées, ses
émotions, ses actions - cet Autre différent et semblable, ce qui nous en
sépare.
Fiolof
Pouvez-vous nous parler un peu de votre écriture et de vos choix
narratifs ? Le roman brasse plusieurs consciences, plusieurs personnages,
pris dans des trajectoires, des drames différents. Mais c’est la 3e personne qui les
enveloppe tous dans une même « voix ». Cela produit un effet
particulier : à la fois une unité de style et une multiplicité
d’histoires. Pourquoi ce choix ? Est-ce qu’il y a eu la tentation du
« je », de la polyphonie, de l’éclatement, de quelque chose qui aurait « individualisé » dans
l’écriture la parole de chacun ?
Anne
Collongues
La présence d’un narrateur s’est très vite imposée. D’une part parce que je ne
me voyais pas prendre en charge sept monologues et parce que cette approche
aurait séparé les personnages. Le narrateur permet d’englober ses sept trajectoires, il
fait le lien entre elles.
Les différents récits sont fragmentés, convoquent différentes temporalités et
brassent aussi bien des pensées, des
souvenirs que des impressions – cette hétérogénéité me semblait devoir être
tenue par un dénominateur commun qui instaurerait une continuité. Néanmoins,
j’ai cherché à individualiser chacun des personnages via l’écriture : le
lexique varie de l’un à l’autre et le discours indirect libre fait surgir une
oralité, un ton, une voix propre à chacun d’eux.
Fiolof
On constate aussi qu’il n’y a pas à proprement parler de « personnage
principal » dans votre roman. Est-ce que cela correspond à un choix
initial de votre part ?
Anne
Collongues
Oui,
c’est non seulement un choix initial, mais un aspect important du roman à mes
yeux. Je voulais offrir une diversité de perceptions d’un même lieu, d’un même
moment, sans qu’aucune ne vienne primer sur l’autre. Placer les sept personnages
à égalité.
Fiolof
Avez-vous conçu ces sept « histoires » indépendamment les unes des
autres, préalablement à l’écriture de votre roman, pour les redistribuer
ensuite de manière alternée dans le texte ou les choses sont-elles venues au
fil de l’écriture ?
Anne
Collongues
Les
histoires se sont construites simultanément, au fur et à mesure de l’écriture.
J’avançais de front avec les sept personnages. Elles sont complètement interdépendantes
et fonctionnent comme une globalité, un ensemble.
Fiolof
Pour ce qui est justement de la ventilation des « histoires » de
chacun, qu’est-ce qui a dicté vos
choix ? La partition de chaque personnage est d’abord isolée (en
paragraphes, fragments…) et puis, surtout vers la fin, il y a des effets de
précipitation : on passe de l’un à l’autre dans un même paragraphe,
parfois une même phrase, de manière très rapide, sans rupture…. Comme si,
finalement, ces drames différents se jouaient à l’unisson dans un même destin
collectif… Que pouvez-vous nous dire de cet équilbre/déséquilibre, de la façon
dont vous avez conçu les transitions ?
Anne
Collongues
La
première mouture du texte était d’un seul bloc. Sans paragraphe, sans chapitre.
Ce n’est qu’après avoir terminé le texte, avec du recul, que j’ai repris l’ensemble
et l’ai structuré ainsi. Ce fut un long travail.
Au début, les
paragraphes sont une manière d’indiquer visuellement, par le blanc, le
changement de personnage au lecteur, afin de lui permettre dans un premier
temps de « s’y retrouver », de bien identifier ces sept identités. C’est
aussi une façon de créer un rythme - rebonds ou ruptures, soubresauts, arrêts,
redémarrages - qui fait écho à la progression discontinue du RER.
Une fois les personnages
installés, définis et intégrés dans l’esprit du lecteur, à un certain stade du
texte, je me suis autorisée plus de liberté à l’intérieur même des paragraphes,
jouant sur le fait que certaines phrases puissent être attribuées à plusieurs
personnages.
Entrelacer ainsi leurs
vies et leurs pensées de manière plus serrée dans le tissu du texte, comme les
fils d’un tapis forment ensemble un motif, les faire étroitement coexister à
l’intérieur d’un paragraphe, presque dialoguer par l’entremise du roman, était
une manière de les rapprocher sans utiliser un événement extérieur, de les
rassembler, d’aller, en s’approchant de la fin, vers un seul chant à plusieurs
voix.
Fiolof
Comment avez-vous travaillé sur le cadre dans lequel vous inscrivez votre
roman ? Avez-vous recueilli des observations précises au cours de trajets
en RER ? Avez-vous imaginé ces détails, les avez-vous reconstitués à
partir de souvenirs ?
Anne
Collongues
J’ai
commencé à écrire ce roman quand j’habitais à Tel Aviv, bien loin donc de la
périphérie parisienne et de son RER. Ayant grandi en banlieue, j’avais
néanmoins suffisamment pris le RER pour pouvoir y retourner mentalement,
reconstituer son atmosphère, ses bruits, ses lumières. Lors d’une visite en
France, j’ai pourtant décidé d’aller prendre le RER, afin de noter sur le vif,
de manière impressionniste, des détails, des observations pour nourrir mon
roman. Ce fut inutile et même contre-productif. Soudain la réalité semblait
s’opposer à mon imagination, faire mentir ce que j’avais déjà écrit. Les
virages dont je me rappelais, les terrains vagues entrevus, la couleur des
sièges, tout était différent. Au bout de quelques stations j’ai fait demi-tour.
Mon roman n’avait pas une vocation de document, ne s’inscrivait pas dans la
lignée d’un Zones de Jean Rolin, je
ne voulais pas avoir de compte à rendre au réel, et j’ai décidé de m’en tenir
au souvenir, à l’expérience intériorisée de ce territoire et du Transilien.
C’est pour cette même
raison que ni la ligne ni les stations ne sont nommées. Le trajet est ainsi plus
métaphorique.
Fiolof
Identifiez-vous des références littéraires qui vous auraient plus
particulièrement nourrie ou accompagnée ?
Anne Collongues
Je
pense avoir été nourrie de la somme des livres que j’ai lu ces dix dernières
années, et il est difficile pour moi de savoir quels textes, quelles voix ont
pu influencer mon écriture. Certains auteurs ont été particulièrement présents
sur ma table de travail (J.Cortazar, B.M. Koltès, P. Michon, F. Bon,
L. Aragon, Y. Shabtai, J. Genet…) mais d’autres lectures ont été
également déterminantes plus tôt dans mon parcours (Duras, Breton, Ponge,
Steinbeck, Butor, Berberova…). Vous voyez, j’ai du mal à arrêter la liste sur
un auteur en particulier. Je pense aussi que le langage de certains cinéastes,
Antonioni, Pialat, Godart…m’a aussi beaucoup marquée.
Fiolof
Justement, quelque chose s’est-il joué du côté du cinéma ? Je ne sais pas
pourquoi, il me semble que ce roman aurait une seconde vie possible à
l’écran : il y a bien sûr tout ce qu’ouvre au regard le point de vue
depuis un train de banlieue – tout un jeu sur les lumières, les couleurs, les
effets d’intérieur/extérieur, mais aussi ce glissement constant d’une
conscience à l’autre, les flashbacks,
etc.
Anne Collongues
L’expérience
du trajet de RER que je mets en scène convoque les sens (ouïe et vue) qui sont
le plus sollicités au cinéma. Si l’on ajoute à cela le mouvement (du train), le
cadre du roman est en soi, oui, assez cinématographique. Il est vrai aussi que
j’ai abordé le travail de structure tel le montage d’un film, en termes de
plans et de séquences, et à l’intérieur de ceux-ci, les diverses transitions
peuvent évoquer des procédés cinématographiques (coupes, travelling, fondu
enchaîné, plan rapproché, zoom arrière). Mais je pense aussi qu’une partie du
texte ne pourrait pas être représenté à l’écran, tout ce qui concerne les bribes
de pensées, les paroles qu’on a en soi-même…Il y aurait quand même un gros
travail d’adaptation à faire pour évoquer l’intériorité des personnages. Je
pense à cette remarque très belle de Koltès dans Une part de ma vie : « J'aime
bien écrire pour le théâtre, j'aime bien les contraintes qu'il impose. On sait,
par exemple, qu'on ne peut rien faire dire par un personnage directement, on ne
peut jamais décrire comme dans le roman, jamais parler de la situation, mais la
faire exister. On ne peut rien dire par les mots, on est forcé de la dire
derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu'un : "Je suis triste", vous êtes obligé de lui faire dire : "Je vais faire un tour ".» Il
faudrait effectuer le même genre d’ajustements je crois pour transposer au
cinéma ce roman.
Fiolof
Le lecteur entre dans chacune de ces histoires pas à pas. Il y a des effets
d’attente qui sont ménagés, mais on a l’impression qu’elles fonctionnent sur
des régimes un peu différents : pour certaines d’entre elles, on va
découvrir au fil du texte des événements majeurs qui les éclairent soudain de
manière nouvelle, alors que pour d’autres l’aspect
« événementiel » est moins
marqué. De la même manière, pour certains personnages des décisions se prennent
au fil du voyage, alors que d’autres vont rester enferrés dans leurs apories.
On est parfois du côté de quelque chose qui s’apparente à un dénouement, un
début de solution et ailleurs on reste dans le point d’orgue, voire le statu quo. Que pouvez-vous nous dire de
cela ?
Anne
Collongues
Les
trajets (narratifs) ne me semblaient pas devoir être traités de manière
similaire pour tous : les personnages sont pris à des moments très distincts
de leurs vies : qui ils sont, ce qu’ils traversent à cet instant précis
n’a pas la même intensité, ce qui se joue pour chacun d’eux est très différent,
et cela devait en conséquence être abordé chaque fois d’une manière singulière.
C’est aussi lié à un souci de vraisemblance : ce trajet ne pouvait pas pour
tous être déterminant, capital, révélateur. Et puis, bien sûr, il me fallait
équilibrer, doser la tension du récit, nourrir et ménager les attentes, donner
une épaisseur progressive aux personnages sans laisser croire qu’autre chose
« arriverait » que la vie, ce mouvement dans lequel on est pris.
Fiolof
Il y a dans votre écriture, très belle au demeurant, une certaine forme de
classicisme, pas de volonté particulière de faire subir
au langage ce qui se brise ou se détériore dans l’existence ou la conscience
des personnages. Est-ce revendiqué ? Est-ce le style « naturel »
dans lequel vous vous retrouvez le mieux pour écrire ?
Anne
Collongues
Classique,
vraiment ? Il m’est difficile d’appréhender mon écriture « de l’extérieur
», c’est un peu comme entendre sa voix enregistrée, il y a un effet d’étrangeté.
Je ne saurais la décrire.
Je crois que ce style, oui, me ressemble, qu’il m’était le plus « naturel
», mais je crois aussi qu’il est appelé à changer, à se découvrir, à
s’émanciper, à s’affirmer, à évoluer.
Anne Collongues, Ce
qui nous sépare. Actes Sud. 2016
Photo N°1 : ©Anne Collongues / N°3 : ©Eloïse
Lièvre