Pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la
corrida, il y a un avant et un après. Entre les deux, une date : le 16
septembre 2012. Ce dimanche-là, le torero espagnol José Tomás donna une corrida en
solo dans les arènes de Nîmes face à six toros de six élevages différents. Le
spectacle fit l’effet d’une déflagration dans le mundillo. Sous les yeux des 15000 aficionados qui y assistèrent,
rien de tel ne s’était encore jamais produit. D’aussi beau, d’aussi renversant,
d’aussi simple et indiscutable. Ceux qui l’ignoraient reconnaissent avoir
découvert à cette occasion que l’art de la tauromachie peut arracher des
larmes. Cette corrida a presque instantanément accédé au statut d’événement
mythique. Un avènement, pourrait-on dire, auquel une production pléthorique est
venue faire écho au fil des mois qui ont suivi et jusqu’à aujourd’hui :
presse, littérature, peinture, photographie… Une salle permanente lui a été consacrée,
telle une chapelle, dans le musée des cultures taurines de Nîmes. Simon Casas,
directeur des arènes de la ville ainsi que de celles de Valence et Madrid (et
dont chacun sait qu’il a assisté avec une extrême attention à plusieurs
milliers de corridas dans sa vie), en a conçu un livre : La corrida parfaite… La
« chose » a inspiré un texte à Mario Vargas Llosa en décembre 2012…
Et la liste des gloses et répercussions habitées pourrait encore s’allonger…
Cette corrida ressurgit aujourd’hui là où on ne l’attendait
pas : dans la prose poétique de Ludovic Degroote – dont aucun des textes
précédents ne témoignait pourtant de son goût pour la tauromachie. Si le «coming
out» est sans doute anecdotique, le texte ne l’est pas. Car Ludovic Degroote
saisit cette occasion pour interroger le sens de la poésie et de sa propre
écriture poétique au miroir de ce que José Tomás lui a donné à voir «le seize septembre deux mille douze entre onze heures quarante et
quatorze heures».
Voici enfin un livre qui ne parle pas de José Tomás. Et ne parle que de
lui. L’homme majuscule par excellence entre ici en minuscule dans le texte – «josé tomás», n’infléchit
pas la façon d’écrire. L’événement dont il est question s’inscrit au cœur même
de la poésie de Ludovic Degroote sans la dénaturer et comme aspirée par elle.
Le texte fait surgir une congruence, une « coïncidence » pourrait-on
même dire. Si la corrida de José Tomás
a inspiré une admiration unanime, Ludovic Degroote ne procède pas ici à un
énième hommage superlatif. Certes, la tentation de l’hommage n’est pas
totalement absente («si on fait la
comparaison avec les mots, on trouvera un ou deux poètes par siècle») mais
elle prend d’abord la forme d’un constat sans lyrisme. Degroote prend pour lui
l’événement, interroge ce qu’il a vu, creuse son propre étonnement jusqu’à
mettre à jour le point de jonction qui, sur un fil ténu, relie cette corrida à
sa propre écriture et aux questions que lui pose inlassablement sa quête
poétique.
Le chemin qui nous conduit par une sorte de glissement
invisible de l’espace des arènes à celui du poème est un chemin intérieur. Mais ce n’est
pas tant par la corrida en général que par cette corrida en particulier que
s’opère le glissement. Comme si ce qui pouvait être parfois ailleurs entraperçu
et susciter des comparaisons chevillées éclatait ici au grand jour, dans une
sorte d’évidence dénuée de tout artifice. Degroote le précise : ce qu’il
avait ailleurs pressenti mais jamais tout à fait « vu », José Tomás le lui a révélé.
Il part donc d’abord de ce qu’il a observé, de sa surprise,
de la sidération qu’a provoqué en lui les faenas du torero espagnol. Il ne se
laisse pourtant aller à aucune forme d’emphase mais essaie au contraire de
cerner sobrement le lieu du miracle.
« il se tient
toujours à sa place, l’unique possible : plus près il meurt, plus loin il
se rate ; c’est dans ce réduit seul qu’il devient immense ; certains
hommes y arrivent, le temps d’un instant, exceptionnellement deux, mais lui ce
matin-là s’y est maintenu durant deux heures et demie (…) »
C’est d’espace d’abord, qu’il est question, et de temps. Un
temps où tout s’enchaîne dans une justesse absolue, dans un «glisser» qui
abolit l’habituelle succession aléatoire des séquences temporelles de l’existence.
« il ne recule
pas, ne sautille pas : il est en place : comme si, dans chaque
instant qu’il vit il anticipait le suivant, de sorte que cet instant à venir le
maille à son geste, alors que tous nous vivons dans le heurt de ce que le
présent et l’adversité nous imposent, et l’incompréhension où nous sommes d’attendre
le suivant »
Ce « temple », pour naturel qu’il paraisse est le
fruit d’une exigence intériorisée et va bientôt bientôt laisser transparaître ce
qui le rapproche de la poésie.
«en le regardant avec
son toro, je pensais au poème, sans que je sois empêché d’être pleinement dans
sa manière, elle me semblait exprimer en creux l’exigence de l’écriture
poétique»
Ce rapprochement possible, d’autres, bien sûr, en ont déjà
parlé. On pense notamment à Leiris (auquel Degroote fait une brève allusion) et
son Miroir de la tauromachie. Mais sous les yeux de Degroote la corrida du 16
septembre a incarné comme nulle autre cette parenté.
«je regarde ses pieds
et je pense à mes vers»
L’auteur de cette phrase n’entend pas ici se hisser au
niveau de perfection qu’il attribue à José Tomás, mais le toreo de ce dernier le renvoie à une
exigence qui habite tout travail poétique un peu engagé, le sien y compris.
Les passes que Tomás
a donné à voir interrogent l’enchaînement des vers dans le poème, la place et
le poids de chacun d’entre eux et la manière dont ils coexistent.
«ce qui a été
incroyable ce dimanche-là, c’est que josé tomás a templé
toutes ses passes, comme on écrirait un poème ou un ensemble de poèmes sur un
fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment
unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre»
Mais au-delà de cette question du temple et de l’enchaînement
c’est la posture du torero, sa manière d’être au toro, qui interrogent une
certaine manière d’être au poème.
Car chez José Tomás,
il y a une forme d’humilité peu courante, un refus systématique du
spectaculaire et une sorte de douceur dans la façon de mener le toro à lui.
Ceux qui l’ont vu toréer savent qu’il est l’un des rares lidiadors à ne jamais
interpeller l’animal avec la voix. L’un des rares aussi à ne pratiquement jamais
recourir aux figures de défi (le fameux «destaque») si fréquentes
chez la plupart des toreros et qui constituent un appel à peine détourné aux
applaudissements du public.
Il y a au contraire dans chaque geste de José Tomás quelque chose qui se
joue autrement, un «commun hors du commun»
qui génère de l’extraordinaire dans la simplicité.
«il ne raconte pas d’histoire,
il dit seulement ce qu’il a à dire – qui devient essentiel, dès lors que la
forme se trouve à la hauteur»
Et Ludovic Degroote voit aussi dans cette authenticité
extrêmement exigeante et ennemie du superfétatoire, un idéal d’écriture.
De la même manière qu’il ne verse pas dans le spectaculaire
(ou rend spectaculaire le refus scrupuleux de toute forme d’outrance) José Tomás ne s’abandonne jamais au pathétique. Il trouve ce
point d’ancrage où fermeté et douceur avancent à l’unisson et arrachent à Ludovic
Degroote ce constat qui pourrait tout autant s’appliquer à la poésie dont il
rêve qu’à la corrida du 16 septembre :
«au bout de la main
la mélancolie n’est pas une mollesse»
la mélancolie n’est pas une mollesse»
Quelle leçon tirer de tout cela ?
Aucune sans doute, puisque lorsque l’on travaille avec «sa
propre matière», face au toro ou face au papier, c’est dans la solitude que
tout advient ou disparaît.
« josé tomás
ralentit le mouvement
il ne peut rien pour moi
ni pour ce que j’écris
il ne peut rien pour moi
ni pour ce que j’écris
Moi aussi je suis seul
face à moi-même ».
Ludovic Degroote, josé tomás. Editions Unes. 2014.
Images : 1) La Suerte de matar, de Miquel Barceló 3) José Tomás