samedi 21 août 2010

> L'envol gracieux du voleur





Philippe Petit fait partie de ces précieux aiguilleurs qui nous révèlent la présence du poétique là où on ne l’attend pas. Son parcours peu conventionnel l’a conduit à explorer la magie, la manipulation d’objets (dont le vol à la tire est l’une des communes applications…), le jonglage de rue, la tauromachie, l’escrime, l’œnologie.... Mais c’est sur un fil qu’il s’est finalement posé. Il est reconnu depuis plus de trente ans comme l’un des grands maîtres du funambulisme en plein air, art qu’il pratiqua d’abord et de préférence sous sa forme illicite. On se souvient généralement de lui pour sa traversée intempestive des tours du World Trade Center en 1974. Il vit depuis longtemps déjà à New-York, où il est artiste résident de la cathédrale St. John the Divine (la plus haute, forcément, des églises gothiques du monde). Impliqué dans de nombreux projets et spectacles qui associent funambulisme, musique et théâtre, il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dignes d’attention qui traitent de ses centres d’intérêts atypiques. Dans l’Art du pickpocket, paru chez Actes Sud en 2006, il nous offrait une variation élégante et érudite sur une passion de jeunesse…



Pour ceux qui verraient dans ce Précis du vol à la tire une invitation à la reconversion professionnelle, le proverbe indien extrait du Malayalam que l’auteur a placé en exergue reste à méditer :


« Après avoir appris à voler, il faut encore apprendre à être pendu »


On en trouvera plus loin comme un écho dans la Complainte de Mandrin, qui pourra toujours dissuader les dernières têtes brûlées.


« Ils m’ont jugé à pendre,
Que c’est dur à entendre
A pendre et étrangler
Sur la place du, vous m’entendez
A pendre et étrangler
Sur la place du marché »


Pourtant, on sent bien que l’exercice d’admiration n’est pas loin lorsque Philippe Petit nous entraîne dans l’univers du pickpocket.


Précision lexicologique : quand ce terme fait son entrée officielle dans la langue française en 1792, il existe en anglais depuis plus de deux cents ans, probable descendant du mot pykepurs (voleur de bourse) attesté dès le XIVème siècle sur le pavé londonien. C’est ce que nous rappelle Philippe Petit à la page 91 de son ouvrage, mais à ce stade, on en aura déjà appris beaucoup sur l’art et la manière de transférer un objet d’une poche à une autre.


On saura par exemple que le pickpocket, c’est un principe de base, ne prend que ce qu’on lui donne. Une fois l’objet convoité serré entre les doigts, la seule chose à faire est d’attendre.


« En changeant de position, en se penchant, en se retournant, en se mettant à marcher, en se détachant de vous un tant soi peu, le pigeon vous abandonnera le grain : son porte-monnaie, sa montre-gousset, sa liasse de billets de banque… Il vous le donne. Prenez-le.»


On aura appris quelle position de doigts désignent respectivement «la pince» et «la fourche». On connaîtra le «Coup du fauteuil ». On saura que les voleurs aiguisent souvent leur sensibilité digitale en se limant le bout des doigts et développent ensuite leur sens de l’effleurement en s’exerçant à compter les grains d’une feuille de papier de verre. On aura appris que le vol à la tire relève souvent d’un travail d’équipe digne d’un orchestration symphonique où chacun joue sa partition et rien de plus : on saura ainsi de quel instrument jouent le « premier tireur », le « meneur », le « bouclier », le « caleur », le « coureur », la « mule », la «lanterne »…


On aura découvert qu’ont existé de grandes écoles pour pickpockets : à Londres au XVIIIème siècle, à Naples, à Paris, à Bogota au XIXème siècle et à Mexico au XXème… Et qu’un premier congrès mondial du pickpocket s’est tenu à Madrid en 1981…


Mais si le livre de Philippe Petit en apprend beaucoup au lecteur non initié, il reste tout autre chose qu’un manuel du parfait petit voleur. Il se présente plutôt sous la forme d’un vagabondage dans l’univers poétique de la substitution d’objets… Les chapitres alternent entre la présentation de procédés, des rappels historiques, des citations, des anecdotes littéraires ou journalistiques, des précisions terminologiques, des souvenirs…


Un conte écossais du XVIIème siècle commence par la rencontre amoureuse de deux parfaits pickpockets et le coup de foudre a lieu lorsque survient un vol mutuel et synchrone. On revoit le Cauchemar du pickpocket, un mimodrame créé par le mime Marceau. Ou encore Baptiste (Jean-Louis Barrault) mimant le vol d’une montre dont Garance (Arletty) est accusée dans une scène mythique des Enfants du Paradis. Dans les pages intitulées l'Art et la manière, on aura vent de ce que l’on entend par « vol à l’épingle», « à la détourne», « à la substitution» ; on découvre des voleurs omnivores qui avalent des diamants à la barbe du bijoutier, des singes chapardeurs… Les chapitres se suivent et ne se ressemblent pas.


On retrouve également une iconographie commentée de tableaux figurant des scènes de vol. De l’Escamoteur de Jérôme Bosch, à la Diseuse de bonne aventure de George de La Tour en passant par des gravures de William Holgarth ou des lithographies de Daumier, Philippe Petit s’appuie sur des reproductions d’œuvres picturales ou de vignettes de presse des siècles passés pour illustrer un propos, une erreur technique, un coup de maître mais aussi pour souligner la présence, forte ou discrète, de toute une imagerie liée à la gestuelle du vol à travers les siècles.



On découvre ainsi que le Misanthrope de Breugel l’Ancien nous montre, fait rarissime dans l’histoire du vol, un coupeur de bourse utilisant une lame plutôt qu’une paire de ciseaux ; qu’une lithographie de Daumier paru dans la Comète en 1857, illustre une « Belle prise de côté en aveugle avec contact de l’épaule gauche justifié » ; que l’une des rares représentations d’un pickpocket se faisant appréhender se trouve dans une lithographie de Charles Joseph Traviès… Mais la palme revient sans doute à la Diseuse de bonne aventure de George de La Tour qui reste pour Philippe Petit « l’une des plus belles illustrations de l’art du pickpocket ». Certes, souligne-t-il, sur ce tableau les voleurs ne sont pas moins de quatre protagonistes pour mener à bien l’opération, « mais quel équilibre parfait entre le détournement d’attention, les regards et le ballet des quinze doigts voleurs ! »


Pourtant le vol, sous sa forme sociale et juridiquement définie, est la mise en œuvre possible d’un savoir faire ancestral qui peut également s’exprimer en tant que spectacle. Le pickpocket circassien transcende parfois le voleur de rue. Philippe Petit rend un hommage appuyé à Charly Borra, pickpocket de scène dont le génie semble ne jamais avoir été égalé. Car le spectacle, s’il abolit le risque que représente le vol réel, se contraint souvent à une difficulté supplémentaire : restituer l’objet volé à son détenteur sans qu’il ne s’en aperçoive. Avec Borra, portefeuilles, montres-bracelets, bijoux, cravates, circulent, passent d’un propriétaire à un autre, voltigent, disparaissent et réapparaissent, changent de mains, de poches, de cous… Le geste sûr, parfait, « magique », s’associe chez l’artiste-pickpocket à un bagout ébouriffant et à une intuition psychologique sans faille. Pourtant, tout pickpocket de scène a nécessairement été un jour un voleur de rue, c’est l’enfance de l’art et le passage obligé par l’erreur de jeunesse.

Philippe Petit, l’ancien pickpocket, s’acquitte-t-il justement d’une dette de jeunesse lorsqu’il livre à ses lecteurs quelques précieux procédés pour «se protéger des tire-laine, coupe-bourse et autres vide-gousset» ? Ce voyage dans les coulisses du « vol à la tire » n’est-il d'ailleurs pas déjà une façon de nous donner des clés pour ne pas se faire pigeonner ?


A moins qu’il ne s’agisse-là d’une ruse ultime…Car malgré tout cette prévenance, l’auteur fait bel et bien, en guise d’adieu, allégeance à Saint-Dismas, le patron des voleurs, et n’hésite pas à nous rappeler toutes les qualités d’âme que requiert le statut de pickpocket… Mais que les victimes se consolent car comme l’auteur le rappelle dans l’une des citations qu’il a sélectionnées en fin d’ouvrage :


« Seul ce que j’ai perdu m’appartient à jamais »


Voler, faire voler, survoler réunissent le pickpocket, le jongleur et le funambule autour d’un même mot et d’un même sens de l’équilibre. Que ce soit avec ces traversées clandestines à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol ou à travers ce joli livre inclassable qui se lit comme une ballade, Philippe Petit nous dévoile un peu sa conception de la grâce. Une grâce à laquelle conviendrait assez bien cette définition que Jean Genet, dans les premières lignes du Journal du voleur, réservait quant à lui à la violence :


« une audace au repos amoureuse des périls ».

***

J’en profite pour remercier celui qui m’a mis ce bijou singulier entre les mains, le magicien d’Heeza. Heeza est une discrète librairie située au fond d’une cour parisienne, avenue de la République (le site ICI). On y trouve peu de littérature, plus de bande-desssinée mais beaucoup de belles choses et de beaux objets décalés, parmi lesquels quelques pépites de l’Oubapo et surtout la plus grande collection de flip-books de France (certains relèvent de l’œuvre d’art !). Le maître des lieux vous accueillera entre deux tours de cartes et quoiqu’il arrive, vous ne serez pas volés !










Philippe Petit, l'Art du pickpocket (précis du vol à la tire). Actes Sud. 2006


Images : 1) La Diseuse de bonne aventure, George de La Tour 3) Ibid, détail  4) Philippe Petit joignant les tours du WTC (photo DR, Télérama).

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