lundi 15 octobre 2012

> Edouard Levé, l'oulipien et sa peau

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Il y a cinq ans aujourd'hui, Edouard Levé se donnait la mort, quelques jours après avoir remis à son éditeur les épreuves d'un texte, Suicide, dans lequel il évoquait la courte vie d'un ami d'enfance qui s'était tué vingt ans plus tôt. Tout s'est passé comme si, dans un acte pourtant aussi personnel et désespéré que celui-ci, il avait une dernière fois voulu entrer dans un jeu de résonances, et faire de la fin de son existence le dernier écho d'une série d'événements qui auraient pu l'annoncer. On serait tenté de retrouver dans cette façon de sortir du jeu, la bipolarité d'un travail tout à la fois marqué par le goût de la construction formelle et par une extrême sensibilité. Photographe, écrivain, plasticien à ses heures, Edouard Levé fut l'auteur d'une œuvre d'inspiration oulipienne qui aura pourtant manifesté une étonnante originalité de ton, une forme de délicatesse inattendue. Au creux des grands battages, et dans la trace assumée des auteurs qui le touchaient, il a su construire une œuvre sensible et originale. Qu'il s'agisse de ses photographies ou de ses écrits, elle mériterait encore, cinq ans après sa mort, d'être plus largement connue et reconnue.
 
 

Le travail photographique d' Edouard Levé s'est principalement concentré autour de deux axes. D'une part une série de compositions fortement théâtralisées de scènes de genre décontextualisées. Dans sa série  Reconstitutions, il est notamment  parti d'images de presse centrées sur trois thèmes : le rugby, le quotidien et la pornographie, scènes qu'il recrée à l'identique en habillant ses acteurs en costume de ville et en leur prêtant des expressions absolument neutres. Ces reconstitutions à la fois minutieuses et sobrement dévoyées produisent des effets de sens surprenants. Là où l'on pourrait légitimement s'attendre à un résultat relevant du pastiche (2), on découvre quelque chose de plus troublant et de plus complexe. Ses photographies peuvent porter à sourire, plus rarement à rire. Elles retiennent une sorte de degré zéro du geste, elles déplacent l'action vers un univers décalé dans lequel elle reste reconnaissable tout en laissant apparaître la possibilité d'une autre narration. A partir de scènes qui traversent notre culture médiatique, il obtient ainsi une sorte de dramaturgie nouvelle qui interroge notre rapport à l'image et au sens qu'elle véhicule.
 
 
 
La seconde ligne que l'on retrouve dans ses photographies concerne le rapport que peuvent entretenir le nom et l'image. Il explore le lien étroit, indépassable, qui les raccorde ou les désaccorde. Dans Angoisse, il a composé une série d'images sur la petite ville de Dordogne qui porte ce nom. Les lieux banals d'une ville moyenne sans qualité particulière (écoles, parking, monuments, rues désertes) se trouvent constamment investies, dans le regard que nous portons sur eux, par le sens résiduel du nom de la ville. Dans le même ordre d'idée, Edouard Levé a également réalisé un reportage photographique sur une quinzaine de villes américaines portant le nom d'autres villes du monde. Florence, Bagdad, Paris... Il surinvestit parfois même l'homonymie en présentant des scènes qui renvoient à des "topos" de la ville non américaine. On trouve ainsi un prêtre de Saint-Pierre de Rome photographié dans son église ou, plus savoureux encore, son Monument aux morts de la Seconde Guerre à Berlin (Etats-Unis...).  On lui doit également une série de portraits d'homonymes célèbres. Des inconnus photographiés dans leur état naturel mais selon un cadrage qui pourrait rappeler le portrait d'un personnage célèbre, et accompagné de la "légende" de leur nom. On expérimente alors l'impossibilité dans laquelle on se trouve de regarder ces portraits comme ceux de simples anonymes.


Fernand Léger


Derrière ces compositions fondées sur des principes conceptuels se dessine pourtant, dans le traitement qu'en fait Edouard Levé, une sorte d'attention touchante au réel qui est aussi ce qui les singularise.

Pour ce qui est du volant littéraire, si l'on excepte Suicide, qui relève d'un récit plus classique (sauf à le lire à l'aune de la fin tragique de l'auteur), les trois autres livres publiés par Edouard Levé, adoptent également tous un principe, s'imposent une contrainte.
 

 
Dans Journal, composé en 2004, il déroule, à partir d'entrées qui sont celles des rubriques traditionnelles de la presse écrite, toutes une série d'événements empruntés à l'actualité. Mais il les universalise, les "générise" en supprimant toute référence de date, de lieu et de nom. On obtient alors une sorte de catalogue de nouvelles qui, si elles font souvent écho à des événements que l'on pourrait identifier, deviennent ainsi, par cette opération de dégraissage, des sortes de drames prêt à l'emploi. Le lecteur en retire l'impression légèrement écœurante que l'histoire se rejoue indéfiniment, que les événements qui agitent le monde comme le coin de notre rue sont interchangeables et soumis à une mécanique de répétition.



Oeuvres est sans doute le texte le plus oulipien d'Edouard Levé. Oulipien au sens strict du terme puisqu'il s'agit de rien moins que d'un ouvroir d'œuvres potentielles. L'artiste nous soumet une liste de 533 idées d'œuvres, imaginées le plus souvent dans le champ  des arts plastiques (photographies, installations) et de la performance, mais pas seulement : la musique, la littérature, le cinéma sont aussi invités. Certaines d'entre elles seront d'ailleurs réalisées par l'auteur (on retrouve le feu de départ de certaines de ses séries photographiques), certaines le seront plus tard par d'autres artistes mais la plupart sont encore en suspension dans le champ des possibles. Troublants, drôles ou géniaux, ces scénarios jetés sur le papier finissent par composer une petite symphonie d'esquisses qui vit sa propre vie. En voici un aperçu :

"86. Un tableau est peint en murmurant "Bye-bye, bye-bye, bye-bye..."

"289. Les yeux d'un visage en silicone sont des œufs de poule. Leur pointe sort nettement de l'orbite."

"194. Connaissance par les rues : un homme se tient à l'entrée d'une rue pendant huit heures. Si des personnes de sa connaissance passent, ils les photographient. Sinon, il photgraphie l'endroit où il a attendu."

"459. Un enfant habillé en noir tient en laisse un singe de sa taille qui tend les mains vers l'avant. Du milieu de chacune de ses paumes sort un nez rose. Bois polychrome."

"460. Dans une ville, équipée d'audio-guides, les visiteurs suivent un parcours qui les conduit devant des objets urbains qui sont commentés comme des oeuvres."

On appréciera aussi quelques mises en abîme comme celle-ci :

"270. Un catalogue dresse l'inventaire des réinventions : découvertes effectuées à nouveau par des hommes convaincus, à tort, d'être les premiers."
 



Mais c'est sans conteste avec Autoportrait qu'Edouard Levé signe son "oulipiade" la plus touchante et la plus intimiste. Conçu à la façon d'une mosaïque pérecquienne (on pense  bien sûr à Je me souviens), il nous livre, dans une série enchaînées de phrases contenant chacune une proposition, un patch-work subjectif de lui-même (2). Il élargit le cadre du souvenir façon Perec tout en le recentrant sur une subjectivité plus directement assumée. Qu'ils soient révolus ou actuels, goûts, croyances, opinions, événements vécus, se succèdent dans une série de brèves notations. En suivant une démarche asymétrique à la méthode utilisée dans Journal (si ce n'est la neutralité de ton de ce qui est relaté) un "je" se livre de manière brute et se cherche (mais on devine la quête impossible) à travers une série quantitative de regards sur soi et de micro-confidences présentées comme factuelles. L'anecdotique ("Au café, je m'assieds à table plutôt que je ne me tiens au comptoir") côtoie des considérations qui, quoique placées au même niveau, dévoilent aussi la mélancolie profonde de l'auteur, ses peurs, sa fascination pour la mort, ses fantasmes. Au final, derrière (et sans doute grâce à) cet apparent nivellement, c'est un récit extrêmement poignant qui se tisse.  Il y a à chaque page matière à rire ou s'émouvoir sans pourtant que ne soit jamais recherché un sens forcé de l'effet. On ne se lasserait pas de reproduire ici de nombreux fragments de cet Autoportrait. On se contentera, en guise d'invitation, d'en livrer la première phrase :

"Adolescent, je croyais que La vie mode d'emploi m'aiderait à vivre, et Suicide mode d'emploi à mourir."

Et la dernière, évocation d'un doute magnifique que quiconque pourrait reprendre à son compte :

"Le plus beau jour de ma vie est peut-être déjà passé."
 
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NOTES
(1) Pour un traitement tout à fait différent de "scènes de genre", on pourra notamment aller voir du côté du photographe argentin Marcos López qui reprend certaines images ancrées dans la culture populaire argentine pour les détourner. Voir ici son site officiel et notamment la série Sub realismo criollo.
 
(2) On trouve également un traitement formel de l'intime dans certaines séries photographiques d'Edouard Levé. Je pense par exemple à ses Rêves reconstitués, où il effectue, dans le champ de la photographie, un travail de consignation proche de celui de Perec dans La Boutique obscure.
 
 
Monument aux morts de la Seconde Guerre à Berlin



Edouard Levé

Photographies

Angoisse. Phileas Fogg. 2002

Reconstitutions. Phileas Fog. 2003

Fictions. P.O.L. 2006

A noter également : Amérique. Léo Scheer. 2009
(une sélection de photographies du voyage américian d'Edouard Levé relues par Gérard Gavary)

L'ensemble des oeuvres photographiques d'Edouard Levé font l'objet d'une exposition permanente à la galerie Loevenbruck à Paris.

Littérature

Oeuvres. P.O.L. 2002

Journal. P.O.L. 2004

Autoprotrait. P.O.L. 2005

Suicide. P.O.L. 2008


Images : Photographies d'Edouard Levé
 
 

1 commentaire:

  1. Détester que l'on joue avec l'idée du suicide. Détester que l'on crie auloup-auloup s'il n'y est pas. Détester l'idée de la mort et la mort avec. Détester qu'une personne hypersensible se coupe de ses sentiments et s'amuse du mot suicide.

    Mais comprendre. Parfaitement.

    Détester aimer car c'est déjà mourir quand cela tourne mal.

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