dimanche 6 janvier 2013

> Les emmurés d'Ahmed Bouanani



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«Quand j’avais franchi le grand portail en fer de l’hôpital, je devais être encore vivant. Du moins le croyais-je puisque je sentais sur ma peau les odeurs d’une ville que je ne reverrais plus jamais.»

L’Hôpital est un récit de l'écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani, paru au Maroc en 1990. Un récit fracassant, pourtant (et sans doute pour cela) jamais réédité, tombé dans l’oubli, et auquel les éditions Verdier ont eu la bonne idée de donner une seconde vie, un an après la mort de son auteur. Il met en scène de l’intérieur une réclusion en milieu psychiatrique. Dans sa postface, David Ruffel nous précise que «l’auteur y témoigne de manière transfigurée d’un séjour qu’il fit dans un hôpital pour tuberculeux». Vingt ans plus tard, le lecteur est immédiatement saisi par la force de ce texte et par sa langue, à la fois lyrique, crue et violente. On est aussi touché par la portée à laquelle parvient à se hisser ce "témoignage transfiguré". Car si l’on ne perd jamais totalement de vue sa dimension contextuelle (un hôpital psychiatrique au cœur de la société marocaine), le récit en brise le cadre par son souffle. On a l’impression que s’y exprime une blessure incandescente qui vaut pour d’autres lieux et pour d’autres temps et l’on y voit passer les fragments d’une parole universelle qui reste toujours à inventer : celle de ceux qui, tenant toujours toutes les mauvaises cartes entre leurs mains, sont systématiquement condamnés à la douleur et au silence.



On saura peu de choses des motifs qui ont pu conduire le narrateur de l’Hôpital dans son nouveau et peu enviable univers :

«une planète habitée par les fantômes d’une vieille humanité, des fantômes en manteau de toile rude heureux comme des arbres ou des rochers, résignés jusqu’à la vomissure.»

Il s’avoue d’ailleurs à peu près amnésique, comme la plupart de ceux que le destin a jetés dans ce labyrinthe aux issues verrouillées. La mémoire est en grande partie restée à la porte d’entrée. Seuls quelques images, quelques souvenirs font de temps à autre surface. On apprendra, par bribes parcimonieuses, que la voix qui porte ce récit habitait un corps fragile, qu’une enfance chétive a un temps tenu à l’écart des contraintes du monde. Mais une enfance pauvre dans un pays dont tous les possibles reliquats exotiques volent en éclat. A travers le prisme des évocations fugitives du narrateur comme de tous ceux qui l’entourent on découvre avant tout un Maroc d’hivers, de froid et de pluies, de souffrances et de dénuement.

Il nous introduit bientôt dans ce huis-clos peuplé d’ «hommes en blanc» violents qui traversent les couloirs comme des geôliers fantomatiques, distribuant les pilules comme des coups de matraque et de toute une cohorte de réprouvés qui ne tentent même plus de recoller les morceaux de leur existence lacérée : ils sont analphabètes, viennent de familles où ils n’ont connu que les coups et la faim, sont oubliés de tous et d’eux-mêmes. Certains ont peut-être commis un crime odieux, d’autres ne savent plus ce qui leur vaut d’être là, mais tous, quoiqu’il en soit, sont les victimes d’une société qui les a vomis dans un lieu où ils sont voués à une désagrégation complète. Certains sont mutiques et prostrés, d’autres pètent, fument du kif, ressassent quelques vagues souvenirs, s’inventent des histoires ou font semblant de lire le Coran, et tous attendent de crever avant d’être évacués comme on évacue le cadavre des chiens. Ce qui se produit parfois.

On ne trouvera pourtant jamais rien de pathétique ni de larmoyant dans ce récit qui se déploie à travers un réalisme subjectif âpre et poignant. Si une certaine forme d’institution psychiatrique (sans doute la pire) en constitue le premier cadre (1), on sent que ce milieu-là est lui-même amené par un panel d’ondes concentriques qui lui donnent toutes ces raisons d’exister : les inégalités de classe, les forces coercitives à l’œuvre dans la société, les préjugés religieux… Sur ce dernier volet, Bouanani n’y va pas avec le dos de la cuiller : qu’elles soient intériorisées ou subies, certaines règles imposées et mal dégrossies de l’Islam conduisent au pires excès dans le contexte particulier de l’hôpital. Durant le ramadan certains croyants scrupuleux vont jusqu’à se laisser mourir en refusant notamment d’ingérer leurs médicaments et en aggravant la malnutrition dont ils sont déjà victimes. Ceux qui ont décidé de continuer à s’alimenter durant la journée sont l’objet du mépris et de la haine des passants qui les observe depuis la rue. Les femmes les insultent et les enfants leur jettent des pierres.



C’est donc de toutes parts que l’étau se referme ou s’est déjà refermé sur les habitants de ce petit monde moisi et condamné. Le narrateur nous ballotte de cauchemars en miettes de souvenirs pour nous faire goûter la sève de son propre délitement. Parfois, pourtant, un fil ténu se dresse entre ceux qui partagent cet abandon programmé. Il y a des rires, des histoires et des clopes échangées, un festin improvisé entre les déshérités. Mais l’oubli et la déréliction constituent les seules promesses qui seront tenues.

Dans un style à la fois âpre et déployé, Ahmed Bouanani nous livre ici un exemple de littérature de résistance et d’indignation comme on n’en trouve plus guère. Il est de ces auteurs qui, tout en laissant libre cours à leur souffle et à leur créativité, nous font toucher du doigt la part blessée d’une certaine condition humaine.

Dans sa brève postface, David Ruffel revient sur le parcours d’Ahmed Bouanani. Il fut cinéaste avant même d’être écrivain et son travail (tant du côté de la fiction que du documentaire) aurait activement contribué à faire entrer le cinéma marocain dans la modernité. En raison de circonstances diverses seul l’un de ses longs métrages à malheureusement été conservé. Sur le versant de la littérature, il pâtit également d’un manque d’audience regrettable. Il est l’auteur d’une œuvre non négligeable qui reste à découvrir. A ce jour, n’ont été encore publiés d’Ahmed Bouanani que trois recueils de poèmes, et cet unique mais magistral récit.


(1) Un autre très beau récit témoignant  librement de l’enfermement psychiatrique : La brebis galeuse, d’Ascanio Celestini (voir notre article ICI).





Ahmed Bouanani, L’hôpital. Editions Verdier. 2012.

Images : 1,3,4) Tina Kazakhishvili, Mental Hospital (un magnifique photographe géorgien : son site)

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