lundi 4 mars 2013

> Une histoire du silence

.























(Article publié sur Culturopoing, le 28 janvier 2013)


Il y a plusieurs livres en un, dans Malentendus, le dernier ouvrage de Bertrand Leclair. Il relève à la fois du roman (c’est sous ce genre qu’il est annoncé sur la couverture), de l’enquête, de l’essai et du récit. Un même motif traverse pourtant ces différentes catégories qui s’imbriquent ici avec cohérence et fluidité : la surdité.  Bertrand Leclair nous raconte l’histoire de Julien Laporte, qui est né sourd au début des années soixante, dans une famille d’entendants. Une histoire à la fois terrible et symptomatique de celle qu’ont vécue la plupart des enfants nés sans pouvoir entendre dans ces années-là. Une histoire que probablement beaucoup de lecteurs ignorent et découvriront ici...




Emmanuelle Laborit, qui a servi et médiatisé la « cause sourde » dans les années 90,( grâce notamment au Molière qu’elle obtint en 1993 pour son rôle dans la pièce Les enfants du silence), avait déjà plus brièvement évoqué cette histoire dans son récit autobiographique , Le cri de la mouette. Etant née plus tard que le protagoniste de Malentendus, elle en a elle-même moins longtemps souffert.

De quoi est-il question ? Si l’on sait aujourd’hui que la plupart des personnes sourdes communiquent dans la langue des signes, qu’il existe des instituts où l’on peut apprendre cette langue et qu’elle est aussi langue d’enseignement, il n’en a pas été toujours le cas. Elle fut pourtant promue dès le XVIIIème siècle, par l’abbé de l’Epée, qui fonda l’Institut Saint-Jacques «d’où sont sortis tous les sourds illustres du XIXème siècle». Mais dès 1880, elle fut brutalement interdite (dans son usage public comme privé) au cours d’un congrès resté tristement célèbre pour ceux qui s’intéressent à cette question : le congrès de Milan. C’est un aéropage de linguistes et pédagogues promoteurs d’une méthode récente, la méthode orale, qui parvint à faire tomber le couperet et adopter une loi allant dans leur sens. Les Instituts fermèrent, les professeurs sourds furent licenciés, la langue des signes radicalement proscrite… Et les enfants sourds, au prétexte d’une réintégration «naturelle» dans la communauté de la parole et de l’écoute, subirent une violence qu’on peut à peine mesurer : séances quotidiennes, insupportables et infructueuses d’orthophonie, port obligatoire d’appareils auditifs qui les condamnaient le plus souvent à ne percevoir que des sifflements ou des grésillements douloureux, séparation d’avec leurs semblables, interdiction de parler avec les mains et, par voie de conséquence, interdiction de communiquer tout court…

C’est justement cette mesure que nous aide à prendre Bertrand Leclair, à travers le cas de Julien Laporte et en réinscrivant son parcours familial dans le contexte historique, scientifique et finalement idéologique qui permet de l’éclairer.

Car l’auteur va jusqu’à s’interroger sur les motifs profonds qui, au-delà de la méthode invoquée et de l’optimisme scientiste et positiviste dont elle est issue au XIXème siècle, ont pu conduire à ce qu’il faut bien appeler une « répression ». Si la parole est ce par quoi l’on se fait entendre, elle est donc aussi ce par quoi l’on se fait obéir. Une obéissance qui peut, selon le cas, conforter aussi bien le pouvoir politique que le pouvoir religieux… On sait par où passe la parole divine et Bertrand Leclair repêche ce passage édifiant des Evangiles :

«Réjouis-toi, Vierge, Mère du Christ, qui par l’oreille a conçu.»

Peur inconsciente de laisser se développer une parole non dite et non contrôlée, peur d'une forme de perception qui pourrait être rétive à la nature humaine comme à la nature divine et peur d'une forme de communication secrète qui pourrait constituer un danger tant pour nos représentations communes que pour le ciment même de nos sociétés…

Julien Laporte subit d’autant plus fortement la violence de cette option oraliste que son père en est un adepte militant. Il est présenté comme un admirateur sans borne d’Alexander Graham Bell, le scientifique écossais qui inventa le téléphone en 1882… Une invention quasi contemporaine du congrès de Milan et qui ne fut pas sans lien avec la promotion de l’oralisme et ses retombées sur la politique éducative des sourds.

Mais ces éclairages, qu’ils soient présentés directement ou à travers des personnages (les convictions du père, les lectures de Julien qui deviendra plus tard un érudit de l’histoire des sourds et de la langue des signes), ne constituent pas le seul intérêt du beau livre de Bertrand Leclair. Car c’est aussi une enfance brisée qui nous est racontée. L’enfance d’un individu empêché de comprendre, de sentir, de s’approprier le monde. Et qui finira par s’enfuir, à l’âge de 19 ans, pour rejoindre Paris et sa communauté de sourds libérés. Il apprendra enfin à signer avec les mains, le corps, les yeux, pourra enfin laisser le temps et l’espace se déployer à l’infini en lui et hors de lui… Il ne reviendra sur les lieux de sa sombre jeunesse que bien plus tard, mari et père, après la mort de ses parents jamais revus pour régler les questions de succession avec un frère et une sœur qui ne l’avaient encore jamais vu « parler »…

Malentendus est un roman parce qu’il n’a pas pu être seulement un témoignage. L’auteur s’en explique, il a dû combler des vides, il a dû inventer ce que Julien n’avait pas pu ou pas voulu lui dire. Et l’on glisse constamment entre ces deux dimensions sans que la lecture n’en soit jamais gênée.

Mais c’est également un grande part de lui-même que Bertrand Leclair a engagée dans ce texte. Il est en effet lui aussi le père d’une fille sourde, un père aimant, attentif, et on comprend avec quelle attention il a pu se pencher sur cette histoire. Cette relation est évoquée pudiquement et il reconnaît que c’est la première fois qu’il s’en confie dans l’un de ses textes. La première fois aussi qu’il prend ce sujet comme propos de l’un de ses livres. Cette relation constitue un second plan qui prête néanmoins une résonance forte et émouvante à son récit et à ce qu’il y dénonce.

Malentendus  est un plaidoyer pour «l’intelligence du cœur». Une pierre lancée, au-delà de la défense de la langue des signes, contre toutes les oppressions linguistiques, et qui porte un vœu :

«arriver enfin à s’entendre, les uns les autres, sans préjuger de ce qui ne devrait être qu’un moyen pour y parvenir.»












Bertrand Leclair, Malentendus. Actes Sud. 2013.

Images : 1) Les mains (source) / 3) Michel Ange, La création du monde (source)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire