mercredi 12 juin 2013

> Petites étrangetés du goût


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Ryoko Sekiguchi est traductrice, poète, écrivain. Japonaise, elle vit depuis quinze ans à Paris et navigue en écriture entre sa langue maternelle et le français, dont elle a fait sa seconde peau sans jamais se détourner de la première. Traversée par deux cultures, elle l’est aussi par deux passions : la littérature – on l’aura compris, et la cuisine. En 2012, elle a fait paraître chez Argol deux petits essais soyeux et profonds qui révèlent sa manière singulière d’entrer dans l’univers du goût. Car chez elle, le goût donne simplement - mais véritablement à penser. Elle caresse des frontières mouvantes et l’on serait tenté, pour évoquer ses textes, de filer plus longtemps la métaphore culinaire… Il pourrait être question d’un titillement de l’esprit, d’un chatouillement de la langue –celle qui ressent et celle qui dit, de mise à l’épreuve des papilles interculturelles et de bien d’autres choses que l’on trouverait facilement à asseoir dans ces deux registres. Mais attention, sa cuisine n’est ni une usine à métaphores ni une forge à concepts. Tout aussi engageants soient-ils par ailleurs, on est loin ici des circuits digestifs de la philosophie derridienne ou des vertiges métaphysiques de la déglutition. On ne mange ni le corps de l’autre –femme, père ou enfant, ni celui du Christ, mais on se contente le plus souvent de kaki, de sashimi et de barbe à papa. Et quand les mots du goût désignent autre chose que ce qui se mange, c’est en linguiste, buissonnière mais précise, que Ryoko Sekiguchi avance. Et c’est aussi avec prudence, justesse et parfois avec gravité qu’elle nous rappelle toute la part d’invisible de ce que nous mangeons…





Dans L’astringent, c’est d’abord une traductrice qui s’interroge. On sait combien les mots sont retors, confits dans des épaisseurs culturelles intralinguistiques qui laissent souvent perplexes ceux qui se donnent pour mission d’en trouver des équivalents dans la langue cible. Faut-il traduire tanuki par renard afin de conserver le statut qui est le sien dans les contes traditionnels japonais ou le rendre par un insipide et imparable «sorte de blaireau japonais» ?

Mais parfois, les choses sont encore plus compliquées. Ryoko note que si le mot français «astringent» partage un certain nombre de traits communs avec son équivalent japonais, il n’en couvre pas toutes les acceptions. Elle relève notamment, dans le dérivé japonais shibui, une connotation positive qui n’existe pas dans notre langue. On va ainsi, en japonais, pouvoir parler d’une «homme astringent» pour qualifier «un homme distingué, voire un peu dandy, mais d’une grande discrétion». On parlera aussi d’une «voix astringente» et l’on entend par là «une voix grave, un peu rauque, mais agréable à entendre».

Ryoko Sekiguchi remonte alors le temps pour déceler dès l’époque Edo un certain nombre de codes esthétiques qui tendent à valoriser la sobriété, les couleurs mates, les objets patinés… Mais le terme relève bien d’une extension sémantique et il faut donc revenir à la source pour comprendre comment cette sensation de bouche saisissante et considérée a priori plutôt comme désagréable chez nous, a pu donner lieu à des dérivés qui tendent à exprimer un certain esthétisme de bon ton…

C’est alors vers un long détour du côté du kaki, ce fruit pour nous exotique et si répandu au Japon et dans plusieurs pays d’Asie, que nous oriente la flânerie sémantico-culinaire de Ryoko Sekiguchi. Un fruit qui enveloppe de son âpreté celui qui y mord et qui est l’essence même de l’astringence. Oui mais voilà, son arbre fruitier foisonne depuis des millénaires dans maintes régions du pays au point d’en exprimer l’âme mieux que tout autre. Ses sucs, lorsqu’on consomme le fruit hors des frontières du Japon, libèrent à coup sûr une dose non négligeable de «saudade» nippone. Son évocation, aussi bien dans des haïkus et poèmes très anciens que dans des récits plus récents, est toujours associée à l’enfance, à la terre, à la quiétude et à une sorte de paradis perdu…

Et cette promenade littéraire nous emmènera encore vers d'autres substances consommables qui attestent de ce penchant nippon pour l’astringence : lotus, fruits verts, boissons tanniques… Le livre se clôt sur quelques recettes qui permettront à ceux qui le souhaitent d’explorer la gamme des saveurs possibles d’un fruit dont le goût et la texture peuvent considérablement varier selon la manière de l’apprêter.

A côté des saveurs plus convenues du sucré, du salé et de l’amer, Ryoko Sekiguchi nous invite à découvrir ces goûts périphériques… plus complexes à cerner mais qui sont le mieux à même d’exprimer l’énigme de la vie…



Dans Manger fantôme, le lecteur va entrer encore plus avant dans la part d’ombre et de mystère qui peut habiter ce que nous consommons… «Qui n’a rêvé, une fois au moins, de manger les nuages ?». La question est posée. Ce vieux désir d’ingérer l’impalpable semble être au cœur de l’intention de fabrication d’un certain nombre de friandises qui sont ici passés en revue, de notre indémodable barbe à papa au kkultarae chinois en passant par le pashmak iranien ou le pismaniye turc. Mais on évoluera bientôt vers les poissons translucides, les substances brumeuses, les gelées tremblantes…

Dans ce Manuel pratique de l’alimentation vaporeuse, Ryoko Sekiguchi nous entraîne par différentes entrées dans une exploration gastronomique de l’invisible… Manger les nuages, la transparence, la fumée, la vapeur… Mais aussi la description, l’innommable ou l’innommé (avec un savoureux passage par ses menus aux plats codifiés façon bataille navale que l’on trouve dans de nombreux restaurants asiatiques en France), le lieu (cette valeur ajoutée abstraite dont on gratifie certains produits alimentaires fabriqués en série)…

Dans le dernier chapitre, qui porte le titre livre, Ryoko Sekiguchi aborde pudiquement le volet le plus sombre de ce panorama de l’alimentation vaporeuse… Car il arrive que l’on soit amené à manger ce qui flotte en l’air, n’a pas de nom et peut s’installer en vous comme un poison.

«Dans le pays où je suis née, il y a aujourd’hui une zone devenue fantôme. Elle existe mais on ne peut la voir. On n’y a pas accès, sauf ceux qui, à leur corps défendant, ont affaire à elle.»

Cette zone sinistrée, l’auteur refuse ici de dire son nom. Elle en a plus longuement parlé dans un précédent livre, mais ce nom n’échappera à personne.

Le regard affuté de Ryoko Sekiguchi a quelque chose de noble et de léger. A partir d’une recette de cuisine, d’un fruit ou d’un bonbon, elle peut nous faire voir, l’air de rien, le ciel au-dessus de nous et le vide au-dessous. Avec un style limpide et aux allures traversières, elle nous donne à sentir ce que nous croyions connaître et n’avions pourtant jamais goûté.











Ryoko Sekiguchi :
- L'astringent
- Manger fantôme, manuel pratique de l'alimentation vaporeuse
Argol editeur. 2012


Images : 1) Manger les nuages (source) / 4) Rokyo Sekiguchi

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