samedi 5 octobre 2013

> Le fragile royaume de J.M. Coetzee

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Dire qu’avec Une enfance de Jésus, Coetzee revient au roman, comme on a pu le lire ici ou là, ne suffit pas à nous faire entrevoir l’étrange originalité de son dernier récit. Il ne revient nulle part, il va encore ailleurs. Où on ne l’attendait pas. Certes on reconnaîtra sans doute sa patte, son art du désespoir distillé, son acrimonie tranquille. Mais on le voit ici s’aventurer sur un terrain qu’il n’avait pas encore exploré. Il nous entraîne dans un univers à la fois très personnel et composé pourtant à la lisière de différentes formes littéraires éprouvées : Une enfance de Jésus emprunte au conte philosophique, au roman d’apprentissage, à la fable surréaliste, au récit initiatique, au drame psychologique, à la science-fiction… Et pourrait encore se lire  comme une sorte d’évangile apocryphe et dévoyé alors même que le nom du Christ ne figure nulle part ailleurs que dans le titre et que la place de Dieu se limite à deux maigres occurrences dans un texte de près de 400 pages.
Coetzee manie à merveille l’art de passer tout près. Il saupoudre ici de poisons rares les parfums les plus sucrés. Le pays imaginaire qui constitue le cadre de son roman pourrait parfois en évoquer d’autres : Israël, l’Argentine, l’Australie... Mais cette terre d’asile – lieu d’exil faussement idéal, prend bientôt la forme d’un monde parallèle, un Eden légèrement vrillé que l’écrivain sud-africain tresse sous nos yeux d’une plume naïvement vénéneuse.



Simon vient de débarquer à Novilla, la ville principale de son nouveau pays d’accueil. Il veille sur David, un garçon de cinq ans qui n’est pas son fils et qui a perdu lors de sa traversée la lettre qui aurait dû le conduire vers sa mère. L’homme et l’enfant sont fatigués, ils ont faim et l’on semble d’abord entrer dans un roman d’exil et d’épreuves – une histoire bruissant des nombreux échos d’une actualité récente et moins récente. Camps, réfugiés, faim et soif sont les premiers ingrédients d’Une enfance de Jésus. Pourtant, les deux arrivants sont tièdement mais efficacement accueillis par l’Assistance sociale. On les loge dans le camp de Belstar avant de leur trouver un logement. Simon sera bientôt employé sur les docks. Un travail pénible, très physique mais qui lui permet de subvenir à ses besoins et à ceux de l’enfant. On découvre rapidement que ce pays (où l'on parle un espagnol qui n'est la langue maternelle de personne) est exclusivement habité par des migrants qui sont venus s’y réfugier et que la première règle d’existence dans cette contrée consiste à se «laver à grandes eaux» de ses anciennes attaches. On ne saura donc rien ni du passé de Simon, ni de l’histoire de David, ni de la mémoire d’aucun autre citoyen du pays. Lorsque l’enfant lui demande ce qu’ils font là, Simon a une réponse qui en dit long :

«Je ne sais quoi te dire. Nous sommes ici pour la même raison que tous les autres. On nous a donné la chance de vivre et nous avons accepté cette chance. C’est formidable de vivre. C’est ce qu’il y a de mieux au monde.»

Le credo de Simon est voilé d’emblée par l’ellipse qui le traverse. Le grand art de Coetzee consiste ici à laisser en pâture à l’entière imagination du lecteur l’avant et l’ailleurs de son roman. Le hors champ  crée pourtant une discrète mais perpétuelle tension et prête à son cadre narratif un statut hybride, l’imprègne d’un flou qui interroge sans cesse notre interprétation profonde du texte et le pacte de lecture à travers lequel nous l’appréhendons. Le romancier nous introduit-il dans un îlot de survivance post-apocalyptique ? Les personnages sont-ils les rescapés d’un génocide ? Quelle misère, quelles répression, quelle violences ont-ils fuies ? Toutes les hypothèses sont permises et aucune n’est assurément la bonne.

A l'autre bout du voyage, ce pays d’accueil imaginaire où il est donné à chacun «la chance de vivre» revêt peu à peu des contours assez ambigus et émerge comme un étrange phalanstère. Une certaine bienveillance générale semble présider aux relations inter-humaines : on s’entraide, on s’efforce de rendre service et la violence semble exclue des rapports sociaux. Mais cette paix a un prix, un contrecoup : tout y semble trop lisse, dangereusement désincarné. Les désordres du cœur et du corps sont tenus à distance… On se nourrit essentiellement de pain, la viande est introuvable (si ce n’est la chair des rats que certains, dit-on, s’aventurent à cuisiner), le sexe est le plus souvent ignoré et lorsqu’on s’y adonne c’est sur le mode du tiède consentement. Les habitants de Novilla passent la plupart de leurs soirées à l’Institut, où ils suivent des cours de philosophie durant lesquels les débats portent sur la «chaisité des chaises». Il existe quelques bordels, conçus comme des unités thérapeutiques où il faut s’inscrire sur des listes d’attente pour contracter des  rapports (appelés «mariages») à durée variable… La possibilité d’une vie nouvelle semble s’être construite sur la base d’un renoncement où le bébé a été jeté avec l’eau du bain. Simon incarne quant à lui le refus du renoncement. Il revendique ses appétits, ses désirs et ne souhaite pas s’habituer à leur tourner le dos :

«Quand nous aurons appris à annihiler notre faim, dites-vous, nous aurons prouvé que nous pouvons nous adapter et alors nous serons heureux pour le restant de nos jours. Mais je ne veux pas affamer le chien de la faim. Je veux le nourrir»

Simon apparaît comme un étranger porteur de traces et d’inclinations résiduelles dont il ne se résout pas à se déprendre. Sans doute Coetzee aurait-il pu composer une parabole bien huilée autour de cette opposition – et de fait Simon défend souvent, au cours de longs dialogues avec ses différents interlocuteurs, une vision humaine et sensible de l’existence contre la conception idéaliste, angélique et éthérée de la vie qui prévaut à Novilla. A l’opposé de ce monde trop lisse, mais dans une posture encore différente de celle de Simon, on trouve Daga, personnage qui incarne une sorte de démon tentateur : voleur, baiseur, bagarreur, séducteur potentiel de la mère et de l’enfant. Toutefois, le manichéisme n’est pas la tasse de thé de Coetzee et les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît…

D’abord,  Simon se soumet lui-même à un acte de foi qui cadre bien peu avec l’esprit réaliste dont il fait preuve par ailleurs. Il s’est promis et a promis à David de lui trouver une mère. Il sait qu’il reconnaîtra cette mère dès qu’elle surgira, que ce sera elle et aucune autre. Il part en quête, tel un ange Gabriel en retard sur l’histoire, d’une mère qui ne sera ni mère biologique, ni mère adoptive, mais une sorte de mère absolue et incontestable de l’enfant… Il jette son dévolu sur Inès, une femme acariâtre qui vit à la Residencia (un confortable hôtel dont  l’accès est interdit aux enfants) entouré de ses deux frères et d’un inquiétant chien-loup.  On aurait rêvé mieux comme tutelle maternelle… Et de fait Inès se montre rapidement surprotectrice et accaparante. Elle écarte Simon autant que possible et voue à cet enfant inespéré un amour exclusif et castrateur qui va infléchir son évolution et sa vision du monde. David devient une sorte d’enfant-roi insupportable pour qui le monde ne se conçoit qu’à l’étalon de ses désirs et voudrait tout soumettre aux seules lois de son imagination. Sans jamais remettre en question l’autorité maternelle miraculeuse d’Inès, Simon s’emploie à une sorte de contre-éducation de David dans l’espoir de le ramener sur le chemin de la réalité. Il ne parviendra pourtant jamais à le faire ployer…

Le livre-fétiche de David est Don Quichotte, personnage dont il constitue une forme d’avatar. Le roman de Cervantès est le support d’échanges contradictoires avec Simon qui cherche à faire prendre conscience à l’enfant de l’illusion dans laquelle se fourvoie perpétuellement le chevalier manchègue. Pourtant David n’en démord pas : don Quichotte est – tout comme lui… - un héros incompris, et il est fasciné par ses exploits et la puissance de ses récits. On pourrait penser que Simon joue là encore la partition de la vérité, mais ce n’est pas si simple. Il attribue la paternité de Quichotte à Benengeli et non à Cervantès. Or, Cid Hamet Benengeli est un personnage de Cervantès, un historien musulman en trompe-l’oeil auquel l’écrivain espagnol attribue par goût de la facétie une partie de ses propres récits… Autant dire que Simon est lui-même pris dans les rets d’une certaine forme d’illusion littéraire… Par ailleurs, un renversement va s’opérer dans le cours du roman. David est exclus de son école parce qu’il refuse de se soumettre à l’autorité du maître, invente des histoires abracadabrantes, ne semble pas avoir fait l’effort d’apprendre à lire, écrire, compter. On découvrira pourtant qu’il sait aussi bien lire, écrire que compter… Une décision de justice le contraint à rejoindre un centre spécialisé pour enfant inadaptés à Punto Arenas, décision à laquelle sa «mère» refuse irrévocablement de se soumettre, préférant tout quitter pour prendre la fuite avec son enfant. Un mystère plane sur cette mystérieuse école : s’agit-il d’un univers concentrationnaire, une sorte de camp de redressement ceint de barbelés comme tendent à nous le faire croire le témoignage de David (qui y séjourne quelque temps) et les appréhensions d’Inès ? Ou Punto Arenas constitue-t-il un lieu alternatif, de convivialité et de liberté qui aurait pu permettre à l’enfant d’échapper aux tentacules maternelles (ce que semble attester d’autres sons de cloche) ? L’enfant s’est-il enfui de Punto Arenas de son propre chef ou s’est-il résigné à quitter cette nouvelle vie pour satisfaire à l’appel intransigeant d’Inès ? Coetzee ne tranche pas et laisse planer un doute quant à la nature libératrice ou coercitive de ce lieu.

Simon, également hésitant sur ces questions, s’engage pourtant (comme par fidélité à un pacte) avec David, Inès, son chien et ses frères dans cette fuite en avant qui doit les conduire à Estrellita, dans le Nord du pays. L’étrange sainte famille tâte à nouveau de la poussière des routes et se trouve encore une fois contrainte à l’exil. Les derniers mots du roman semblent ainsi inaugurer un cycle sans fin : 

«nous cherchons un logement pour commencer notre nouvelle vie.»


Une Enfance de Jésus prend la forme d’une allégorie détraquée qui diffèrerait sans cesse son message de vérité. Coetzee joue sur des formes et des registres divers, glissant sans fausse note de la cocasserie à la mélancolie, pour nous offrir un récit puissant parsemé d’interrogations qui lui sont chères : l’oubli est-il rédempteur ? Est-il possible de vivre coupé de sa mémoire ? La violence peut-elle être expurgée d'une société ? Existe-t-il un lieu sûr où l’homme puisse se réinventer loin de ses vieux démons ? Quelles relations le réel et l’imaginaire entretiennent-ils ?

A défaut de réponses sûres ou rassurantes à ces questions, on gardera de la lecture du dernier roman de Coetzee le sentiment d’avoir voyagé en grande littérature.




J.M. Coetzee, Une enfance de Jésus. Editions du Seuil. 2013.Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga Du Plessis.



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