lundi 3 février 2014

> La voix de Federman mise en pièces...

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Une fois n’est pas coutume (dans ce blog tout au moins…), on va se fâcher. Et parler ici d’un texte immense, mais surtout (et hélas) d’une création théâtrale qui le restitue actuellement sur scène sous la forme d’une bouillie indigeste et cacophonique. L’hécatombe est visible depuis samedi dernier et ce jusqu’au 15 février. Ça se passe à la MC 93 de Bobigny, ce qui est pour le moins surprenant lorsqu’on connaît la qualité habituelle de la programmation théâtrale de cette maison. La liste serait longue des très belles choses qui ont pu y être présentées : on se souvient du 2666 de Bolaño  par Àlex Rigola. Plus récemment nous avons pu voir un très honnête Cyrano de Bergerac monté par Georges Lavaudant et nous gardons encore dans le cœur et les mirettes l’exceptionnel Le Voce di dentro de Eduardo De Filippo mis en scène par Toni Servillo… Espérons qu’il s’agisse, pour ce dont il est question aujourd’hui, d’une exception venue malencontreusement confirmer la règle.
 
Sarah Oppenheim, donc, a mis en scène La voix dans le débarras de Raymond Federman… Accordons-lui à tout le moins que la partie n’était pas gagnée d’avance, c’était même un peu une gageure. Mais lorsqu’on s’attaque à un texte de cette dimension, on s’efforce, avant toute proposition (c’est en tout cas ce qu’un spectateur peut légitimement attendre) de le donner à entendre… Ce qui pourrait même constituer, lorsqu’on mesure le poids du matériau en question, un objectif louablement suffisant… Objectif qui a été ici totalement évacué.


Mais avant de revenir sur la pièce et sur ses partis pris, qu’il nous soit permis d’effectuer un petit voyage de rappel du côté de l’auteur et de sa Voix dans le débarras.




Raymond Federman est probablement l’un des écrivains les plus importants et les plus singuliers de ces cinquante dernières années. Sa voix, rescapée du désastre de la Shoah, a dû s’inventer très tôt contre le silence. Et le silence, pour Federman, ne fut pas une mince affaire.

Reprenons : le point nodal de son existence (nœud que son œuvre ne cessera plus de défaire et de refaire) se concentre en ce jour de 1942 où ses parents et sa sœur cadette  sont arrêtés au cours de la rafle du Vel d’Hiv, dans leur appartement de Montrouge. Il a une douzaine d’années et il ne les reverra plus. La mère, quelques secondes avant l’irruption de la police, n’aura eu que le temps de pousser son fils dans le débarras, en lui intimant l’ordre de se taire. «Chut !» est le dernier mot qu’il entendit d’elle, ultime lambeau de la langue maternelle de l’enfant. Drôle de viatique, vous en conviendrez, pour entamer une vie d’écrivain - et une vie tout court. Ce mot fera le titre, soixante-six ans plus tard, d’un récit de souvenirs fragmentaires bouleversant (qui n’est pas sans résonner avec W ou le souvenir d’enfance de Perec). Mais pour l’heure l’enfant caché (au sens le plus littéral et le plus confiné du terme) doit mourir, renaître, survivre. Sorti vingt-quatre heures plus tard de ce trou où il a «chié sa peur»,  l’adolescent parvient à rejoindre la zone libre dans un train de marchandise et passe le reste de la guerre dans un état de semi-esclavage au fond ‘une ferme du Sud-Ouest (il en parle dans Retour au fumier). En 1947 il émigre pour toujours aux Etats-Unis où il deviendra d’abord un «écrivain américain». L’exil, les années de galère à New-York et les périodes qui suivront sont racontées dans plusieurs récits déjantés, d’une inventivité verbale et narrative jubilatoire et dont le ton irrévérencieux rappelle parfois celui d’Edgar Hilsenrath (de ce dernier, on pense notamment à Fuck America). Raymond Federman, décédé en octobre 2009 à San Diego, est donc l’auteur d’une œuvre prolixe qui gravite autour de sa propre existence et navigue entre deux pays, deux langues, entre passé et présent. Une œuvre qui tourne, en cercles resserrés ou au contraire extrêmement relâchés, autour de l’instant zéro qui l’a vue naître : la survie d’un enfant dans le placard où sa mère l’a jeté et la disparition de tous les siens.

La Voix dans le débarras est le seul texte de Federman inscrit tout entier dans les limites exclusives de cet instant zéro. Il l‘a écrit tardivement, en 1976, et d’abord en anglais (The Voice in the Closet) avant de le réécrire en français un an plus tard – réécrire dans le sens de transcrire, réinventer plutôt que de traduire. Composé à partir de fragments de récits plus anciens, blocs de textes remixés, coupés, dégraissés, désarticulés, La Voix dans le débarras constitue, de l’aveu de l’auteur, le texte central de son œuvre. Il en est à la fois l’alpha, l’oméga et l’astre noir. Cette voix contient, toujours selon lui, l’essence de tout ce qu’il avait écrit avant et le germe de tout ce qu’il écrirait après. Le texte est illisible, pourtant, si l’on entend par lire, aller au bout d’une phrase, en empocher le sens et continuer ainsi. La voix dans le débarras a été écrit de l’intérieur (intérieur de la voix comme du débarras) : une seule phrase de vingt pages, non ponctuée, traversée de mots qui s’appellent les uns les autres, d’instants, de souvenirs hybrides et déchirés. Un récit peut-être illisible (si l’on s’en tient à l’acception que l’on confère traditionnellement à cet adjectif), mais puissamment audible.  Marc Avelot, qui a préfacé en quelques pages lumineuses l’édition bilingue parue aux Impressions Nouvelles en 2002, a voulu attirer l’attention des lecteurs sur la force et l’ampleur de ce court récit. La Voix dans le débarras s’offrirait «à la charnière de James Joyce et de Pierre Guyotat, comme un des textes majeurs du XXème siècle». Un texte où le chaos s’écrirait dans la langue même du chaos. Un récit, nous dit encore Avelot, «qui s’élabore comme une sorte d’art poétique de l’horreur».




Que nous rend-on de ce texte à la MC 93 ? Rien, ou à peu près rien. 

Ce grand vide tient d’abord et avant tout à un choix de mise en scène pour le moins étonnant : le texte de Federman est simultanément dit/joué en anglais et en français par deux comédiens (Nigel Hollidge et Fanny Mary). La fausse bonne idée par excellence. On pense au début qu’il s’agit d’un calage, d’un effet qui ne saurait se prolonger. Lorsqu’au bout de quinze minutes on comprend que c’est un principe  intransgressible, une certaine forme d’inquiétude commence à nous saisir. Car concrètement, (l’homme est ainsi fait) lorsqu’un texte est dit exactement en même temps et à un même niveau sonore dans deux langues différentes, et bien il se trouve qu’on ne l’entend pas… Au mieux, on en perçoit péniblement une ligne au détriment de l’autre, et vice versa. Et c’est à peu près l’exercice (le seul) auquel sera soumis chaque spectateur pendant une heure trente. Un exercice de concentration inutile, fatiguant et à la longue, franchement exaspérant. Alors le même spectateur, de temps à autre, se tourne vers son voisin pour vérifier que son trouble n’est pas le fruit d’une défaillance biologique insoupçonnée dont il serait l’unique et malheureux dépositaire - et que cette expérience théâtrale viendrait lui révéler tardivement. Et ce sont bien les seuls moments du spectacle où ledit spectateur se sentira soulagé…

Dans la plaquette de présentation de la pièce, Sarah Oppenheim s’explique ainsi :

«Un des enjeux pour nous a donc été de trouver la forme qui permette de travailler de manière bilingue sans réduire ce texte à un dialogue mais plutôt essayer d’en exprimer les résonances et les échos ».

D’abord, il ne va pas nécessairement de soi d’exclure la dimension dialogique que peuvent entretenir les deux versions de La voix. Il s’agit après tout de deux textes asynchrones et qui ne se recoupent pas parfaitement quant à leur contenu. Par ailleurs, lorsque Sarah Oppenheim parle de «résonances» et d’ «échos», on aurait pu s’attendre à ce qu’elle travaille justement sur l’espace sonore de «séparation», le temps de renvoi, de reprise ou de transformation que requièrent, par définition, l’écho et la résonance… Or, ici, les deux voix ne se font pas écho : elles se recouvrent (la grande majorité du temps) et dans la plus totale confusion…

Peut-être est-ce alors sur cette «vague» de la confusion que la metteure en scène a voulu surfer… En effet, nous en avons parlé plus haut et Sarah Oppenheim le rappelle à juste titre :

«Même s’il n’y a pas au premier abord de logique grammaticale, des blocs de sens se dégagent de ce texte, qu’il faut comprendre comme un poème pour sortir de la logique explicative, du récit structuré, de la biographie.»

Sans doute ne s’agissait-il pas de restructurer artificiellement un récit qui, dans son essence même, ne l’est pas. Mais fallait-il pour autant le rendre à ce point inaudible, ce qu’il n’est pas non plus ? Quant aux «blocs de sens» qui s’en dégagent, la proposition théâtrale retenue ici n’en fait rien. Si ce n’est les dissoudre, les diluer dans une performance plus soucieuse d’elle-même que de la force et des potentialités du texte…

A vrai dire, et sans doute est-ce dommage, on n’aurait presque envie de ne rien dire du reste, tant ce parti pris central dessert la pièce et (plus grave) le texte.

Pourtant, il y avait sans doute ailleurs des pistes intéressantes. Un jeu de lumière délicat, un certaine esthétique dans la nudité de l’espace…

A noter également, la prégnance du travail graphique de Louise Dumas. Des dessins, des figures projetés dans l’espace vide dialoguent avec les acteurs, «jouent» avec eux. Il y a une variation sur la représentation (apparition, disparition, démultiplication) de l’espace clos. Une représentation évolutive et qui reste suffisamment minimale pour incarner l’ambivalence du débarras de Federman : placard, cage, cercueil, ventre maternel, cabinet d’aisance, porte – lieu de claustration mais aussi de passage vers autre chose… Sauf que là aussi, le procédé se fait, dans la durée, un peu  trop systématique. L’effet devient supplétif et aurait pu gagner en force à être moins généreusement (et parfois gratuitement) utilisé.

Mais reconnaissons-le, il est difficile de regarder tout cela de près, ou simplement de bien le ressentir, quand on est à ce point empêtré dans ce brouhaha où tout Federman se dérobe…

Nous n’avons rien contre l’idée d’un théâtre expérimental soucieux d’explorer de nouvelles pistes, de nouvelles formes d’expression, de mettre en chantier des idées, des techniques, de solliciter de nouvelles manières d’entendre ou de regarder. La poésie sonore a joué elle aussi sur d’autres façons de dire ou de nous faire entendre, quitte à nous déstabiliser parfois. Les créations théâtrales multilingues ne manquent pas. Mais qui dit expérimental dit expérience et une expérience peut être réussie ou ratée. Le résultat de celle-ci suscitera au mieux une certaine amertume, au pire une profonde consternation.

On se consolera en se disant que ce spectacle invitera sans doute  à (re)lire Federman. Ceux qui connaissent déjà le texte y retourneront en courant pour réentendre cette voix à présent muselée dans leurs oreilles. Ceux qui ne l’ont jamais lu pourront se procurer La voix dans le débarras à la librairie du théâtre. Histoire de l’entendre enfin.











Raymond Federman, La voix dans le débarras. Les Impressions Nouvelles. 2008.
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Raymond Federman, La voix dans le débarras, à la MC93 (Bobigny), du 31 janvier au 15 février 2014, dans une mise en scène de Sarah Oppenheim, avec Nigel Hollidge et Fanny Mary.


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