dimanche 21 juin 2015

> Femmes minuscules

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Bien plus connu en Grèce pour sa poésie, Mihàlis Ganas est aussi l’auteur de plus rares textes en prose. Lisez vite le petit recueil de nouvelles qui vient de paraître chez Quidam dans la traduction de Michel Volkovitch. Rien de spectaculaire, pourtant, dans ces seize textes de parfois à peine plus d’une page - pas plus que dans ces quelques femmes dont les portraits sont ici brossés, esquissés. Aucune d’entre elles n’est taillée pour entrer au Panthéon et, sur un autre registre, elles n’ont le plus souvent de « fatal » que ce qu’elles subissent ou ont subi. On parlerait plus volontiers de « femmes minuscules », selon la formule de Michon : qu’il s’agisse de femmes fragiles, jeunes ou vieillissantes, de troubles souvenirs de jeunesse, de simples passantes ou de vignettes qui se conjuguent à l’irréel du passé, c’est toujours avec une extrême empathie, nimbée d’humour ou de désenchantement, que Mihàlis Ganas nous les donne à voir. Il y a dans ces nouvelles quelque chose de tendre et d’enlevé, d’écrit juste au bord du cœur – et l’apparente légèreté de ton touche souvent du doigt une pure mélancolie.





Une lectrice assise à la terrasse d’un café, dont l’homme qui l’observe et lui adresse la parole s’aperçoit qu’elle lit dans ses pensées (Elle lit un livre); l’histoire d’une photo banale, prise au débotté, d’une vieille femme, de son chien et leur fatigue (Une vieille dame et son trsè vieux chien) ; quelques pensées flottantes, drôles et sombres, d’une femme «entre deux âges» et «au bord du troisième» (Elle marche sur le trottoir d’en face); les errances d’un homme, par un dimanche pluvieux, qui vient de se disputer avec son amie, une femme qui vit seule avec son enfant (Dimanche soir, nulle part où aller); une passante entraperçue qui rappelle au narrateur le visage d’un amour de jeunesse et rouvre les vannes du passé (Une odeur de mer mouillée)… 


Voici un bref aperçu de quelques voyages, modestes et forts, que nous réserve Mihàlis Ganas. Dans chacune de ses nouvelles, il trouve un ton étonnamment juste, faussement détaché, pour nous donner à ressentir ce que la vie ne parvient pas à retenir, le poids du temps, les petits et les grands ratés ou cette déréliction sociale qui n’est jamais thématisée en tant que telle mais infiltre plus d’une fois le texte et les personnages. Il porte un regard âpre et tendre sur des femmes aimées ou de simples inconnues qui sont autant de fragments du miroir dans lequel il se cherche lui-même. Loin de cette vaine lyrique qui chanterait les délices, les affres et les mystères insondables de « l’autre sexe », Ganas donne le plus souvent l’impression de  trouver auprès de celles dont il nous parle une sorte de territoire partagé, de fraternité nostalgique. Il emprunte parfois directement leur voix, à la première personne du singulier, pour nous immerger dans leurs monologues intérieurs, leurs déambulations internes. Rien de précieux, d’étudié à l’envi, c’est toujours dans une phrase glissante, au détour d’une formule ou d’une image, que l’on nous livre l’essentiel.


Dans Elle regarde ses mains, une vieille femme à présent oisive et qui toute sa vie a trimé, usé ses mains aux labeurs et aux ménages, les découvre à présent et entame avec elles un étrange dialogue, un jeu où elles semblent implorer une attention indue au vu des simples fonctions qui leur avait depuis toujours été assignées.


«Elle les regarde à la dérobée, voit une tache de café sur celle de roite. Elle se lève et gagne la salle de bains, prend la savonnette et se lave les mains. Elle les lave, les relave, elle ne veut pas lâcher le savon, elle aime bien quand elles glissent doucement comme ça, l’une dans l’autre, ‘ C’est qu’elles ont réussi, dit-elle, à me faire les caresser, les petites garces’ et elle rit en elle-même de ce qu’elles ne regardent plus comme avant, perdues dans la mousse et les caresses, on dirait qu’elles ont fermé les yeux, pour que le savon ne les fasse pas pleurer.»


Hasard des résonances, ceux qui auront eu la chance de la lire, se souviendront peut-être d’une autre nouvelle, terrible cette fois-ci, dans le recueil de Paul Fournel, Les Grosses Rêveuses (1981) : une femme grabataire regarde ses mains tremblantes, constate qu’elle ne parvient plus à s’en servir pour cuisiner et, dans un geste suicidaire, finit par les plonger dans la poêle brûlante au-dessus de laquelle plus rien n’est possible.
Il y a, dans ces deux fois quelques lignes, le grand art de faire passer l’humanité toute entière par le chas d’une aiguille.


Vieillir, c’est encore ce à quoi se confronte cette autre femme du «trottoir d’en face», figure émouvante et banale d’une solitude comme il en existe tant.


«Et cette légendaire sagesse de la maturité, où est-elle passée ? Elle n’a ni enfants ni petits-enfants, heureusement, elle n’aurait rien du tout à leur dire. Aucune de ces phrases bien rondes que les grands disent aux jeunes, partout, toujours : dans les livres, les films, au théâtre et dans la vie.»


Et de quelle élévation parle-t-on, lorsque le goût du ciel annonce l’abandon et l’impossible adieu au corps ?


« Quant aux ailes, on sent qu’ils (mais qui sont-ils ?) commencent à essayer les vis à l’épaule, d’où des douleurs aux articulations.
Cela, bien sûr, si l’on devient un ange en partance pour le Paradis. A moins qu’on ne soit déjà un ange, maintenant qu’on a perdu son sexe et que le claironnent effrontément les Chérubins et Séraphins dans les bars, les cafétérias, sur les plages. »


Le temps qui passe, c’est aussi celui qui est derrière nous. La nostalgie, chez Ganas, se tisse également avec le fil de ce qui nous a manqué pour vivre pleinement le présent ou pour connaître un bonheur dans les règles de l’art. Ainsi, dans la dernière nouvelle du recueil, le narrateur se souvient de sa première nuit passée avec une femme, (la jeune étudiante qu’il aimait sans doute) et qu’il dut à la crise d’épilepsie dont elle fut prise et qui l’amena à la secourir et à la veiller. Souvenir âpre et doux où la culpabilité et la réminiscence de gestes tendres, la laideur et la beauté ne font qu’une seule délicate et amère mixture.


Il faut un talent considérable pour atteindre à ce lieu de congruence où le plus profond s’adosse au plus dérisoire, le plus signifiant au plus anecdotique. Michel Volkovitch, dans sa postface, rapproche ici le poète du nouvelliste : 


« S’il est un point commun entre ses proses et ses poèmes, c’est cet art de faire tenir dans un espace réduit une matière immense. »















Mihàlis Ganas, Quelques femmes. Quidam éditeur. 2015. Traduit du grec par Michel Volkovitch.





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