vendredi 7 août 2015

> Dessiner encore

.











 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
On pourrait reprendre la formule que Maurice Nadeau appliquait à la littérature et affirmer que le dessin vaudra toujours plus que le bien ou le mal qu’on peut en dire. Parent pauvre de la peinture, à l’aune de laquelle il a toujours fait figure d’antichambre quand ce n’est pas d’avatar dévoyé, il déborde pourtant toutes les catégories. Les enfants s’en emparent avec une liberté qui laisse pantois et qui a souvent pu déranger ; les écrivains en noircissent indolemment les marges de leurs carnets ; les reclus s’y évadent en ressassant leur malheur ou en composant des univers hors-normes. Volontiers hybride, incident, le dessin n’a pas peur de se contenter de bégayer le réel, de témoigner approximativement, de se faire trace, brouillon, écho vacillant de tout ce qui serait plus grand que lui : texte, monde, œuvre d’art magistrale, silence monstrueux des paysages intérieurs… Il se promène sans laisser-passer de la méticulosité académique aux affres de la compulsion en passant par le gribouillis contre l'ennui, la blague potache, le message coup de poing, l’abstraction la plus carnée et la figuration la plus épurée.

C’est à cet art à la fois commun et inclassable que les Cahiers Dessinés, sous l’impulsion sans cesse renouvelée de Frédéric Pajak, rendent un hommage militant et éclectique depuis le début des années 2000.

La Halle Saint-Pierre leur consacre une impressionnante exposition (visible jusqu’au 14 août) dans laquelle on retrouvera ou découvrira plus de 500 œuvres de 67 dessinateurs passés par les Cahiers. Le dixième numéro de la revue constitue, pour l’occasion, le très beau catalogue de l’exposition.
 

Quel rapport entre l’univers terriblement enchanté de Josefa Tolrà et les noires lignes d’horizon dégraissées de François Aubrun ? Entre les scènes absurdes et acidulées de Roland Topor et les estampes de Félix Vallotton ? Entre les compositions étrangement organiques de Fred Deux et l’humour noir de Bosc ? Quel liens entre les oiseaux cons de Chaval, l’érotisme onirique de Bruno Schulz et les paysages au réalisme fidèle et discrètement déshumanisés de Marcel Bascoulard ? Aucun, serait-on d’abord tenté de répondre. Et pourtant une toile invisible se déploie à l’arrière-plan de ces différentes œuvres et leur permet d’habiter un lieu commun, d’occuper un espace où les peurs, les visions, les coups de gueule des uns, la précision ou l’insolence de trait des autres se répondent. C’est sans doute là l’une des grandes qualités de l’exposition qui se tient au musée de la Halle Saint-Pierre. L’entrée n’est ni thématique ni pensée comme une rétrospective. On retrouve certes trois grandes rubriques (le dessin de création, le langage de la rupture, le dessin d’humour et de presse) mais qui sont par bien des aspects poreuses entre elles (où se situent , chez Hans-Georg Rauch par exemple, la limite entre dessin d’art et dessin d’humour, la frontière entre cauchemar et satire de mœurs ?) et renferment chacune en leur sein des œuvres fortement hétéroclites. Si bien que l’on déambule sur un fil à la fois incassable et extrêmement fragile. Au-delà de la diversité des œuvres présentées, une force, une émotion, une intention nous retiennent devant presque chacun de ces dessins.
 


A côté de quelques grands noms comme, tous registres confondus, Pierre Alechinsky, Victor Hugo, Unica Zürn, Tomi Ungerer, Albert-Egdard Yersin, Topor, Siné, Gébé, Sempé… on trouvera des auteurs beaucoup plus confidentiels, d’immenses inconnus ou de très jeunes dessinateurs. Bien sûr, chaque visiteur aura ses coups de cœur, effectuera son propre voyage – sera retenu par les yeux là où il ne s’y attendait pas. Difficile de ne pas se perdre avec bonheur dans les encres chaotiques de Louis Pons qui opère des glissements perpétuels et subtils entre les mondes minéral, végétal, animal et humain. Difficile de rester insensible aux autoportraits ou aux figures outrancières et dérangeantes de Stéphane Mandelbaum, météorite néo-expressionniste et dessinateur compulsif assassiné à 25 ans. Impossible de rester insensible aux figures enfantines et colorées, à la fois tristes et princières, de Josefa Tolrà, dont l’univers n’est pas sans rappeler celui d’Aloïse Corbaz ; aux vignettes hopperiennes et aux montages graphiques de Saul Steinberg qui fut aussi et surtout connu pour ses sulfureux dessins politiques dans les années 70 ; aux émouvants portraits en jaune de Chantal Petit ; aux allégories de Martial Leiter ; aux paysages troublants d’Otto Wols. On redécouvrira plusieurs dessins monumentaux de Sempé agrémentés de ses coups de génie en trois mots ainsi que quelques autres piliers de l’humour dessiné haut de gamme.
 


Une mention personnelle spéciale, dans ce panel foisonnant, pour l’œuvre de Marcel Bascoulard (photo ci-dessus), auquel Frédéric Pajak et Patrick Martinat ont par ailleurs récemment consacré une imposante monographie*. Une œuvre à la fois indissociable et pourtant sans lien immédiatement repérable avec la vie marginale et accidentée de son auteur. Bascoulard (né en 1913) a en effet battu le pavé de Bourges de l’âge de 19 ans jusqu’à sa mort près d’un demi-siècle plus tard, dormant dans des terrains vagues entouré de ses chats, mendiant ou troquant sa nourriture, et presque toujours vêtu d’une robe loqueteuse. Un « virage » pris en 1932 après qu’il a assisté au meurtre de son père par sa mère et se soit ainsi trouvé brutalement séparé des deux. Il avait très tôt manifesté un talent inné et une véritable addiction pour le dessin, qui constituera bientôt sa seule et exclusive activité. La grande majorité des planches de Bascoulard (autodidacte absolu), exécutés à main levée dans la rue et sans chevalet, sont d’un réalisme vertigineux, presque photographique. Il s’attachait aussi bien à des monuments, à des paysages d’allure bucolique, qu’à des friches insignifiantes ou des coins de campagnes désolés. Il a essaimé derrière lui plusieurs centaines de dessins, donnés, échangés contre des produits de première nécessité, jamais vendus. Seule particularité trahissant un geste non réaliste : sur ses dessins ne figure jamais aucune présence humaine. Bascoulard semble avoir vidé Bourges de ses habitants. Il restitue mille recoins de la ville avec une précision et une méticulosité d’une grande justesse, d’une grande délicatesse mais il la transforme en nature morte. Son regard semble s’être figé dans une temporalité post-hominem. Une œuvre d’autant plus troublante, en somme, qu’elle ne laisse pour ainsi dire rien transparaître de manière flagrante des événements qui ont pu marquer et blesser Marcel Bascoulard, de ses choix de vie radicaux, de sa marginalité, de ses dérives de « clochard céleste ».
 


On voit que le réalisme le plus figuratif peut lui aussi être porteur de force, d’émotions, de vibrations secrètes et d’histoires enfouies. Peut-être le dessin constitue-t-il un lieu où se ressourcer, se renouveler, une forme de langage premier, qui, selon Frédéric Pajak, aurait précédé aussi bien l’écriture que la peinture elle-même. On pourra également regretter avec lui, en considérant à quel rang subsidiaire l’enseignement du dessin est généralement relégué dans nos systèmes scolaires, que ce savoir-là n’entre pas dans la panoplie de l’honnête homme.

On notera par ailleurs, hasard des calendriers, que cette exposition s’était ouverte moins de deux semaines après les attentats du 7 janvier, qui venaient justement de prendre si hargneusement pour cible la liberté d’expression incarnée par le dessin. Le demi-millier d'œuvres exposées à la Halle Saint-Pierre, sans bien sûr que rien n’ait pu être présagé de tel, agissent comme une réponse grandiose, de celles qui coiffent l’ennemi au poteau. Elles témoignent à bien des égards de la puissance transgressive de cet art mineur, du patrimoine vivant et toujours en devenir qu’il constitue, et surtout, par la richesse et la force d’intention dont porte ici trace de toutes parts le dessin, de l’impossibilité intrinsèque que les sbires décérébrés de quelque intégrisme que ce soit puissent un jour y mettre fin.
 
 
Note
*Patrick Martinat, Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée. Editions Les Cahiers Dessinés. 2014
 
 
 
 

 

Exposition Les Cahiers Dessinés, Musée de la Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
 
Le Cahier Dessiné, l'exposition (catalogue). Editions Les Cahiers Dessinés, 2015.
 
 
 
Images : Dessins de Hans-Georg Rauch (1),  Louis Pons (3), Marcel Bascoulard (5), Sempé (6) / Portrait de Marcel Bascoulard (4)
 
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire