vendredi 11 septembre 2015

> Lignes chaudes, lignes froides

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Il arrive un moment où le lecteur s’interroge : qu’est-ce qui fait qu’un livre vous tombe des mains ou que vous tombez dans les siennes ? En d’autres termes, qu’attend-on de la littérature pour qu’elle nous fasse un tant soit peu décoller du sol ? Faut-il répondre, comme Eric Chevillard secouant (dans le Mondes des Livres il y a quelques semaines) le cocotier en stuc chargé de poncifs mous du dernier roman de Nicolas Fargues, qu’on lui demande de pousser les murs, d’ouvrir des fenêtres, de nous faire voir des « rhinocéros rouges » ? C’est effectivement une possibilité. Il y a des livres qui nous propulsent soudain loin de l’essoufflement, de l’épuisement, loin des auteurs qui nous font croire que la littérature n’aurait plus rien à inventer. D’autres, pourtant, ont besoin de moins grands espaces pour écrire. Ils s’en tiennent au réel à portée de leurs yeux, se penchent plus volontiers sur l’observable ou sur ce qui les traverse dans les limites circonscrites de leur simple vie (si tant est qu’une vie puisse l’être). Or, rien n’est gagné d’avance, puisque dans ces deux catégories, on peut trouver le pire comme le meilleur. Le roman le plus débridé et le plus prétendument inventif peut être surfait, purement bling-bling et les tempêtes qu’il imagine se déchaîner dans ses pages se résumer à quelques courants d’air. De la même manière, la réalité du réel, l‘authenticité du vécu, la fragilité de l’infra-ordinaire ne nous garantissent de rien en matière de littérature… Tout est affaire, ici ou là, de ce je ne sais quoi qui fait qu’un livre prend ou anesthésie, que ce qui s’y écrit secrète sa dose d’alcool fort ou nous épaissit le sang. Pas de recette a priori, Dieu merci.


Prenons le dernier livre de JaneSautière, puisque c’est de lui dont nous voulons parler (et désamorçons tout de suite auprès des plus pressés notre petit effet de surprise : il faut absolument le lire). On nous annonce qu’elle y « raconte à travers les moyens de transport qu’elle a empruntés tout ce qui l’a imprégnée, traversée, déplacée». On se dit d’abord que cette chanson-là ne nous est pas inconnue. On repense entre autres exemples (sur un registre plus fictionnel) à l’Heure de pointe de Dominique Simonnet (Actes Sud, 2010). On y devine aussi un cadre maintes fois exploré en atelier d’écriture dans la lignée notamment d’Espèces d’espaces de Georges Perec. Bref, on se dit « pourquoi pas », mais on fait d’emblée une croix sur le galop du « rhinocéros rouge » et l’ivresse possible des mondes parallèles. Et pourtant, on se laisse très vite saisir, enrober par ce(s) texte(s). Le cadre a beau être attendu, il semble ici élastique et Jane Sautière s’y promène avec un regard affûté, un style personnel à la fois simple, précis et d’une grande densité. Réacteur de souvenirs et miroir du monde, l’espace de transport devient un biais pour se dire (pudiquement mais intensément) ou pour saisir les mille symptômes de cette déréliction sociale qui transpire de toutes parts autour de nous. On assiste à nouveau sous sa plume, pour reprendre le titre de l’ouvrage qu’elle avait consacré à l’univers carcéral, à la touchante « fragmentation d’un lieu commun ». Le principe de départ un peu convenu n’enlève rien au résultat : un texte poignant, entre autoportrait dirigé et journal intime collectif.



Paris et sa banlieue (beaucoup), Lyon (un peu), quelques paysages plus lointains derrière la vitre d’un TGV, un bref détour par Venise. Des trains, tramways, bus, métros, RER, gares, stations… Et beaucoup de monde surtout. Passants, ombres fugaces, figures marquantes de l’enfance…  Pour beaucoup c’est presque toute une vie qui pourrait se dérouler là – par éclats, moments, fragments. Jane Sautière donne à voir en se racontant à travers cette série de filtres ordinaires qui pèsent bien plus lourd qu’il ne semble.  Entre micro-récits, notes saisies sur le vif, portraits en creux, choses vues ou plus long souvenirs, elle déambule librement dans la mémoire de ses petits déplacements.


De la gare de Franconville remonte le visage de la mère et du «terrible héritage» de sa première vie, alors qu’à celle de Courbevoie est rattachée l’image d’un appartement détesté. Au gré des souvenirs et des lieux de passage, on retrouve la narratrice à Barbès-Rochechouart «gonflée comme une goélette par l’amour neuf» ou voguant ailleurs de maison d’arrêt en centres de détention (autant de lieux où elle exerça longtemps et qui occupent encore une place prégnante dans ce livre).


Mais cette pérégrination prend des formes multiples où le raccord autobiographique s’estompe souvent pour laisser place à de brèves réflexions sur les lieux anonymes qui font notre quotidien, à des tronçons de vie entr’aperçus ou supposés («placer des histoires sur des portemanteaux humains»), à des variations sur les paysages urbains et les cicatrices qu’ils exhibent volontiers…


Parfois entre Fleury-mérogis et Châtelet, au milieu des foules anonymes ou des dormeurs abrutis de travail et de fatigue, surgit une vignette qui évoque brièvement quelque chose comme la grâce, la lumière ou le repos. C’est cette scène de baiser où l’homme s’interrompt soudain :


« Il dit qu’il a chaud et détourne immédiatement les yeux, comme s’il avait dit une obscénité et c’était probablement le cas. Majesté des amants ».


Ou bien la vision sereine d’un enfant derrière ses lunettes…


« Un petit gamin noir avec bonnet à pompon et lunettes à montures vertes d’hypermétrope, les yeux tournant derrière les verres grossissants, comme des poissons rouges dans leur bocal, visage de douceur, apaisant, je le regarde longuement, buvant sa tranquillité. »


Ce sont aussi des odeurs, des couleurs, des sons, des sensations (se souvenir que la ligne 14 est une « ligne froide » alors que telle autre est « chaude » sans que l’on sache jamais ce qui justifie cette différence de température) ; des impressions parfois singulières retenues au bord de tout ce qui file, dans un espace à soi au milieu des autres…  « si l’on peut appeler espace ce qui ne garantit plus aucun mouvement » ; des interrogations qui vous traversent l’esprit dans les couloirs du métro lors des grands flux aux heures de pointe :


« Moi-même plantée comme un clou dans la trajectoire de l’autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler leur mouvement. »


Au fil de ses souvenirs, de ses observations, Jane Sautière trouve un rythme indéfinissable qui nous porte sans jamais nous lasser. Le texte se distend ici, se resserre ailleurs et elle parvient plus d’une fois à poser des mots d’une justesse parfaite sur ce qui nous est donné quotidiennement en pâture. Rien de mièvre, jamais, dans la simplicité de ce qui est envisagé. Rien de pesant dans les brèches que ces observations ouvrent aussi du côté de la pensée. Un fluide mélancolique, parfois empreint de douceur, souvent âpre et désenchanté, circule entre le monde et elle, entre altérité et intériorité. L’écriture de Jane Sautière s’immisce dans les espaces les plus indigents avec une étrange acuité. Peut-être est-ce ce à quoi elle nous invite : savoir regarder sans se perdre, préserver dans le flot aliénant de ce qui nous submerge, dans l’alignement des jours, des lieux et des visages les quelques pépites inestimables ou les modestes pierres grises qui méritent qu’on les préserve.


« Voilà finalement comment on garde singulier son espace, le sien, antagoniste de l’utopique espace partagé par nous, la masse. Ce qui s’abat sur la nuque du bœuf. Ne pas en faire une histoire, quand même, on va et vient comme il nous chante. Mais nous ne chantons pas. »


On ne chantera pas, c’est entendu. Mais on lira un livre qui porte en lui cette part de musique secrète que l’on cherche souvent en vain dans certaines œuvres tonitruantes. Les « rhinocéros rouges » n’ont qu’à bien se tenir.















Jane Sautière, Stations (entre les lignes). Verticales. 2015. 



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