Nabokov est revenu en force dans les librairies ces dernières semaines avec trois parutions successives : Littératures (Bouquins Laffont), somme des cours et conférences qu’il dispensa dans différentes universités américaines de 1941 à 1958 ; Nouvelles complètes (Quarto Gallimard), qui rassemble chronologiquement l’ensemble de ses nouvelles, écrites en russe puis en anglais, entre 1921 et 1958 - la plupart de ces nouvelles avaient déjà été publiées en français dans différents recueils, seules deux d’entre elles étant inédites ; enfin, L’original de Laura (Gallimard), esquisse du dernier roman de l'auteur, fruit d’un travail inauguré en 1975 et demeuré inachevé à sa mort deux ans plus tard.
Ces publications ont été abondamment relayées par une critique enthousiaste. Si aucun de ces ouvrages n’a pourtant plafonné au top des ventes, reste qu’il y a là matière à régaler les aficionados et de quoi permettre aux lecteurs moins coutumiers de Nabokov d’entrer dans l’arène d’un des plus grands écrivains du vingtième siècle.
Pour ceux que rebuterait une immersion trop abrupte dans les mille deux cent quarante-huit pages de cours qu’un grand nom de la littérature consacra à d’autres grands noms de la littérature (fût-ce parfois pour les tailler en pièces), je recommande vivement un passage par la case Bartleby. Indéfectible passeur de (bons) livres, il nous propose sur le site Fric Frac Club, une synthèse limpide de ces cours, qui donnera à plus d’un lecteur envie d’aller y voir de plus près.
Pour ceux que L’original de Laura laisserait un peu sur leur faim, (le caractère inachevé et souvent ébauché de ce roman intéressera plus immédiatement les spécialistes ou les amoureux de Nabokov), reste la possibilité d’un détour éventuellement incitatif par la case polémique : fallait-il… fallait-il pas… publier ce texte ?
Quant à l’enthousiasme unanime qu’a suscité les Nouvelles, il pourrait presque paraître suspect. On ne trouvera nulle part mention d’un passage suranné, d’une position discutable, d’une vague lourdeur de style. Il n'y aurait rien à redire d’un écrivain qui avance pourtant, dès qu’il s’exprime sur la littérature, dans des souliers de géant et armé d’un couteau qui pourrait à tout moment se retourner contre lui : « un grand écrivain n’est jamais simple », « seul un grand lecteur peut lire un grand écrivain » sont quelques uns des axiomes développés dans ses cours. Quant à savoir quels livres lui semblaient essentiels, Nabokov affirmait volontiers qu’ils étaient de deux sortes : ceux qu’il avait écrits lui-même et ceux qu’il aurait voulu écrire…
Il suffit pourtant d’entrer dans chacune de ces soixante-quatre nouvelles, de se laisser porter par elles, pour se rallier à cette appréciation partagée. On y (re)découvre à chaque page une prose maîtrisée et pourtant sensible, la démonstration de ce «pouvoir incantatoire de la littérature» (pour reprendre une expression de Bernardo Carvalho) dans lequel Nabokov avait placé toute sa foi.
Dans un récent article du "Monde des livres", Nils C. Ahl, commentant le dernier recueil de nouvelles de Georges-Olivier Châteaureynaud (Le Corps de l'autre, chez Grasset), reprend une réflexion de cet auteur pour marquer la différence fondamentale qui distinguerait la nouvelle du roman :
« Ecrire une nouvelle, c’est "refuser d’écrire ce qu’il y a autour d’elle", se contraindre à la "parcimonie", au "nécessaire". Un idéal de perfection sèche que rejette le roman : "Il utilise tout ce qui l’entoure." »
Principe souvent vérifiable qui fonctionne pourtant très mal chez celui que nous pouvons aujourd’hui considérer comme l’un des grands maîtres du genre.
Les nouvelles de Nabokov, qui parsèment son parcours littéraire sur près de quarante ans, semblent d’abord se nourrir justement de «ce qu’il y a autour d’elles». L’obsession de la chute, du point final qui laisserait le lecteur coi et vers lequel devrait se concentrer toute l’énergie du récit n’alimentent pas le moteur de l’écriture nabokovienne. Ces histoires, qu’elles tiennent en moins de quatre pages (L’orage, Le rasoir, …) ou en une trentaine (Ultima Thulé, Solus Rex, …) prennent toujours dans leurs filets une réalité qui excède le seul souci de conduire un récit du début à son terme, d’orchestrer la mise en scène d’une fin. On peut même affirmer que l’intrigue - lorsque intrigue il y a, ou tout simplement l’objet de la narration, est souvent secondaire, voire d’un intérêt relatif, si l’on fait abstraction de la prose qui les porte. On sait que l’auteur de Lolita défendait dans ses cours l’idée selon laquelle une grande œuvre se reconnaît d’abord au «divin détail», qu’il exécrait la littérature d’idée, considérant Dolstoïevski comme un lourdaud incapable d'habiller ses personnages et Sartre comme un journaliste (termes à peu près équivalents à ses yeux), et pouvait consacrer des heures entières à évoquer l’utilisation des guillemets chez Flaubert ou rapporter la force d’une scène centrale d’Anna Karénine à la description d’un wagon du train de nuit Moscou-Saint-Petersbourg. Principe de base qu’il ne manque pas d’appliquer à ses propres écrits, et qui reste une exigence constante dans ses nouvelles.
Autour des objets ou des personnages, s’agrègent des descriptions rapides et justes, qui donnent souvent de la puissance à leurs contours :
« Les toits scintillaient sous la lune, angles argentés, coupés en oblique par des crevasses noires» (Détails d’un coucher de soleil)
« Sur la nuque, au-dessus de la ligne blanche de ce col, ses cheveux se terminaient par une drôle de petite mèche de garçonnet qui avaient échappé aux ciseaux du coiffeur » (Détails d’un coucher de soleil)
« Un jeune homme blond, dégingandé, en costume tyrolien, se détacha immédiatement. Il était brûlé de coups de soleil et rouge comme un coq, avait d’énormes genoux couleur brique hérissés de poils dorés et son nez paraissait laqué. » (Lac, nuage, château)
« Se retournant sur le côté droit, le roi émergea du sommeil. Un poing massif et blanc vint soutenir la joue sur laquelle le blason brodé de la taie d’oreiller avait imprimé un échiquier » (Solus Rex)
Ces détails sont rarement de simples accessoires, de purs exercices de style. Car c’est souvent la description d’un geste, d’une posture, qui porte la tonalité du récit ou nous donne les clés d’un personnage.
Ainsi le tableau sarcastique du colonel dans La vénitienne, passe par une observation de partie de golf ou de cricket :
« A en juger par les coups empotés et secs du colonel, par l’expression tendue de son visage charnu qui, semblait-il, venait de cracher cette moustache grise et lourde formant un tas au-dessus de la lèvre ; à en juger par son col de chemise qu’il ne dégrafait pas malgré la chaleur et par les balles qu’il ne renvoyait pas après avoir planté l’un contre l’autre les poteaux blancs de ses jambes, on pouvait en conclure, premièrement, qu’il n’avait jamais bien joué et que, deuxièmement, il était un homme posé, suranné, obtus, parfois sujet à des bouffées pétillantes de colère […] ».
C’est aussi par son sens de la description et par l’attention qu’il porte aux menus détails que Nabokov parvient à imprégner certains de ses récits d’une nostalgie en demi-teinte qui échappe aux images trop convenues.
« Plus loin, dans le petit atelier, ça sentait bon la colle à bois, les copeaux de pin. Pal Palytch, en bras de chemise, grassouillet, en sueur, la jambe gauche en avant, rabotait avec gourmandise le bois blanc qui gémissait. Dans un rai de poussière, sa calvitie moite oscillait d’avant en arrière. Par terre, sous l’établi, telles des boucles légères, des copeaux se tortillaient. » (Bruits)
Au-delà ce soin permanent apporté au détail, et d’une écriture constamment maîtrisée, les soixante-quatre nouvelles de Nabokov s’attachent à des thématiques, des constructions narratives et des genres souvent variés. Souvenir de jeunesse, récit amoureux, histoire fantastique, pamphlet politique, conte merveilleux, énigme philosophique, sont quelques unes des catégories assez distinctes qu’il faut évoquer pour espérer couvrir toute la gamme de ces récits. Des personnages merveilleux proches de l’univers du conte (Le Lutin, L’Elfe-Patate, Le Dragon), un mari trompé ciselant sa vengeance comme une œuvre d’art (La vengeance), des personnages mythiques ou bibliques (L’orage, Le mot), historiques (L’extermination des tyrans, Lance), des femmes aimées et perdues (Ultima Thulé, Natacha, Premier amour)… sont autant de figures dépareillées qui traversent ses nouvelles.
Nabokov parvient pourtant souvent à imbriquer des références et des registres apparemment éloignés au sein d’un même récit. Réalisme et merveilleux, humour et tragique font souvent bon ménage dans certaines de ces nouvelles. Le monstre bafoué du Dragon évoque tout autant les dérives de la société de consommation que le monde imaginaire du conte. Dans Ultima Thulé on assiste à un double récit, centré à la fois sur le deuil impossible du narrateur pour sa femme défunte et sur la recherche du mystère que détiendrait Falter, personnage qui a sombré dans la folie. Dans L’orage (l’une des plus belles nouvelles du recueil à mon goût), Nabokov met en scène le prophète Elie dans le cadre d’abord anecdotique d’une nuit d’orage berlinoise. Le char légendaire traverse la nuit bleue et orageuse de Berlin lorsqu’une roue se détache de l’attelage. Le prophète part alors à la recherche de la roue dans le jardin du narrateur, observateur de la scène. Ainsi planté au sol il apparaît comme « un vieillard maigre, aux épaules tombantes, enveloppé d’un peignoir tout trempé » et demande à ce pauvre mortel de circonstance, le prenant pour son serviteur Elisée, de l’aider à retrouver la précieuse pièce. Le narrateur n’apercevant rien d’autre lui tend un vieux cercle rouillé, reste probable d’une voiture d’enfant oublié au fond du jardin. Le soleil pointe et le prophète retrouve sa superbe : « Les rayons du soleil transpercèrent sa roue qui devint aussitôt énorme et dorée, et Elie lui-même semblait maintenant drapé de flammes […] »
Une journée commune peut commencer et le jeune narrateur achève ainsi son récit :
« Avec mes pantoufles trempées, je sortis dans la rue en courant, rattrapant le premier tramway encore tout endormi, et, ramenant les pans de ma robe de chambre élimée autour de moi, riant en moi-même dans ma course, je songeais que, dans quelques instants, je serais chez toi et te raconterais cet accident nocturne en plein ciel, et le vieux prophète en colère tombé dans ma cour. »
Certaines nouvelles sont aussi l’occasion de performances sarcastiques assez réussies, comme dans L’extermination des tyrans, où le narrateur nous campe l'avatar de Staline avec une plume que lui aurait enviée Voltaire. On pense notamment à cette scène où une pauvre paysanne se voit conviée dans une immense chambre forte surprotégée afin de recevoir les honneurs du dictateur pour cet exploit retentissant : avoir réussi à faire pousser un navet de quarante kilos.
La cruauté est aussi savamment distillée, notamment dans Lac, nuage château où un employé d’origine russe gagne un voyage d’agrément qu’il est obligé d’effectuer avec des collègues rustres et stupides. Ceux-ci lui feront subir toutes sortes de brimades et l’empêcheront de réaliser ce à quoi il aspire le plus : s’installer dans la maison de ses rêves, qui lui est justement apparue au cours du voyage.
Pour autant Nabokov ne se prive pas de lyrisme, un lyrisme qui est toujours précis, jamais pontifiant et où l’on retrouve déjà, dans les nouvelles des années vingt, un sensualisme qui annonce certaines pages de Lolita.
« Je regardai ton dos, les carreaux de soie de ton corsage. Quelque part en bas, probablement dans la cour, retentit une voix de femme : « Guerassime ! Hé ! Guérassime ! » Et soudain il devint si clair pour moi que le monde avait durant des siècles fleuri, fané, tourné, changé, à seule fin maintenant, à cet instant, de lier et fondre en un accord la voix qui avait retenti en bas, le mouvement de tes omoplates soyeuses, l’odeur des planches de pin. » (Bruits)
Pour ce qui est de la construction narrative, les différences sont également notables d’une nouvelle à l’autre. Conduites à la première ou à la deuxième personne, elles jouent fortement sur l’effet autofictionnel, voire le raccord autobiographique (comme dans Bruits, Natacha ou Premier amour, cette dernière nouvelle étant reprise presque à l’identique dans Autres rivages, l’autobiographie de Nabokov) ; mais c’est aussi souvent la troisième personne, plus classique, qui déroule le récit. Nabokov introduit pourtant fréquemment des distances avec ses personnages, n’hésitant pas à dévoiler soudain, au détour d'une histoire, la part d’arbitraire qui régit la construction de son récit : « Et puis après, malheureusement, elle s’en va de mon récit ». Mais ces parenthèses épousent toujours le rythme du récit, parviennent à s’y fondre.
Derrière ce foisonnement et cette variété, un double fil conducteur semble pourtant fédérer l’ensemble des nouvelles de Nabokov.
C’est tout d’abord la nostalgie radicale du pays perdu, jamais pesante mais presque toujours omniprésente, qui constitue un axe central de ces récits. On sait que Nabokov, fuyant une situation politique hostile à son milieu social, quitte pour toujours la Russie à l’âge de vingt ans, et que l’exil sera la grande affaire de sa vie. Il arrimera son existence à cinq pays successifs (L’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Etats-Unis et la Suisse) et se partagera, en littérature, entre deux langues : le russe jusqu’en 1941 et l’anglais ensuite. Une conversion linguistique assez unique en littérature surtout lorsque l’on sait quel fut son degré d’exigence en matière d’écriture. Cette quête à rebours du pays perdu, ce fond de réminiscence russe reste un aiguilleur fort dans l’écriture des nouvelles. On ne compte plus les personnages d’exilés russes qui les peuplent (certains réapparaissant de l’une à l’autre), ces paysages, forêts, coins de rue, bords de rivière qui imprègnent les récits des premières années et ressurgissent aussi, plus discrets, dans les histoires plus tardives. Plusieurs nouvelles mettent également en scène des retours fictionnels vers le pays premier (La visite au Musée, Lac, nuage, château). D’autres récits prennent la forme de règlements de compte imaginaires (Ici on parle russe, L’extermination des tyrans)…
Second fil conducteur, qui n’est pas sans lien avec le premier : une croyance démesurée dans le pouvoir des mots. A la fin de L’extermination des tyrans, le narrateur parle de son récit comme d’ « une incantation qui doit permettre à tout homme d’exorciser sa servitude ». Tout se joue dès lors dans le pouvoir évocateur du langage, la force de la littérature : la capacité à faire revivre le passé, à ressusciter les morts, et à vivre ou revivre le monde « avec sa mœlle épinière » (zone où dans ses cours, Nabokov situe le centre de la perception littéraire ). Les grands bonheurs comme les grands malheurs passent d’abord par les mots. Dans Ultima Thulé, le narrateur obsédé par le secret que détient le fou Falter, passe à côté du grand mystère pour une histoire de mots : « Deux ou trois mots, pas plus, mais où étincelait le halo de la vision absolue… Heureusement, vous n’y avez prêté aucune attention. »
Dans Le mot, l’une des deux nouvelles inédites du recueil, on voit à quel point les questions de l’appel à soi du pays perdu et de la force du langage semblent étroitement liées chez Nabokov. Le narrateur assiste au passage soudain d’une nuée d’anges lorsque l’un d’entre eux s’arrête dans sa course et s’approche de lui. L’homme cherche à lui parler, mais pas de n’importe quoi :
« Je voulais lui expliquer la beauté de mon pays et l’effroi de ses noires torpeurs, mais je ne trouvais pas les mots nécessaires ».
La parole de l’ange, puissante et magique, se fait finalement entendre :
« Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l’ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j’avais aimées et qui s’étaient tues. Le mot qu’il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. »
Mais là encore, le mot rédempteur, tout aussi impossible à retenir que l’ange, échappera finalement au narrateur.
« Je le criai en jouissant de chaque syllabe, je levai brusquement mes yeux dans les arcs-en-ciel radieux de mes larmes de bonheur.
Mon Dieu ! L’aube hivernale verdit à la fenêtre, et je ne me souviens pas de ce que j’ai crié… »
Mon Dieu ! L’aube hivernale verdit à la fenêtre, et je ne me souviens pas de ce que j’ai crié… »
Nouvelle presque programmatique qui annonce la quête d’un écrivain qui a tout misé sur ce que peut la littérature. Une littérature vécue de l’intérieur et qui, pour l’exilé que fut très tôt Nabokov, figurait sans doute au centre de «tout ce dont Dieu entoure si généreusement la solitude humaine » (Une lettre qui n’atteignit jamais la Russie)
Vladimir Nabokov, Nouvelles complètes. Quarto Gallimard, 2010.
Traduites de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Gérard-Henri Durand.
Traduites du russe par Bernard Kreise, Laure Troubetzkoy.
Images : Trottoir de Saint-Petersbourg (AFP) / Le prophète Elie (Abside de S.Apollinaire, Ravenne) / Battling Nabokov (ds Assouline, Rép. des livres)
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