Si rien ne bouge (titre repris d'une chanson de Noir Désir ) fait partie de ces livres qu’il faut lire au-delà d'un certain nombre de pages pour être pleinement payé en retour, et en l’occurrence, au prix fort. Dans Vues sur la mer, Hélène Gaudy nous donnait déjà un aperçu de son sens de la composition. Ce premier roman mettait en scène sept variations autour d’une même histoire (une rupture) rejouée avec les mêmes personnages, dans sept lieux différents. Tentative périlleuse, car déjà éprouvée en littérature et au cinéma, mais néanmoins réussie… Son second roman relève moins de l’exercice de style mais nous entraîne encore sur des sentiers qui surprennent plus d’une fois nos attentes. Si cette histoire est avant tout centrée sur l’adolescence, les catégories dans lesquelles on croit d’abord pouvoir la ranger manquent finalement de stabilité et certaines de nos grilles de lecture s’avèrent inopérantes. On n’est pourtant loin d’un simple jeu formel et cette très jeune romancière (ces deux livres ont été écrits alors qu’elle n’avait pas trente ans) nous fait souvent toucher du doigt certains aspects de la complexité humaine.
... Nina se rend en vacances avec ses parents, Samuel et Lise, dans la maison de campagne familiale du Sud de la France où elle a pris, chaque été, l’habitude de vaguement s’ennuyer. Adolescente entre deux eaux, fille unique, elle végète un peu, s’invente des bouts d’histoire pour passer le temps, et n’a pour seule relation en ces lieux que le fils des Sénéchal, une famille voisine qui prend également ses quartiers d’été dans le village depuis longtemps. Il y a bien le soleil, la mer et même une piscine, mais on sent bien que tout cela ne fait pas le gris moins gris.
Pourtant, cette année-là, il y a une invitée. C’est Sabine, une adolescente de deux ans plus âgée que Nina et que Lise a « récupérée » par une collègue de travail. Sabine vient de la banlieue, son père est mort et le couple a trouvé là l’occasion d’offrir des vacances à une jeune fille de milieu défavorisé tout en espérant ainsi tromper la solitude de leur fille.
Sabine est plutôt du genre taiseux. Elle se montre assez peu impressionnée par l’environnement dépaysant qui lui est servi et pas forcément pressée d’exprimer sa reconnaissance à ses hôtes. Petits décalages qui nous laissent entrevoir le léger désappointement de la mère. Ça ne réagit pas nécessairement comme le couple un peu bobo l’avait plus ou moins consciemment imaginé. Sabine a déjà vu la mer… et elle n’est pas une adepte de la baignade.
Pour ce qui est de tromper la solitude de Nina, le plan fonctionne par contre nettement mieux… Et fonctionnera même au-delà de l'espérance des parents. Le rapprochement s’opère. Nina s’intéresse à Sabine. Une complicité se noue qui n’est pas vraiment une amitié : peu de confidences, peu d’échanges mais un temps partagé, un même goût pour la flânerie, la distance avec le monde des adultes, les longues journées au soleil sans trop rien faire ni rien se dire. Mais c’est Sabine, l’ « étrangère », qui pourtant mène la danse, invente des jeux, fait redécouvrir à Nina les lieux qui lui sont si familiers.
« Elles ne parlent pas beaucoup, se montrent du doigt des choses et des gens, ont des rires, des bruits de gorge, des regards immédiats qui se posent où il faut, avec une même acuité avide. L’île s’est inversée comme une pièce, pile ou face. Nina n’est plus le guide, ne l’a jamais été, c’est Sabine qui par la main la tire, l’entraîne dans ces rues plates où tout s’étend au soleil, sans plus de recoin ni de secret. »
Sabine est plus dégourdie, plus avancée, elle a connu des garçons et a déjà « vu le loup ». Elle ne tire aucune gloire de cet ascendant mais entraîne peu à peu Nina dans son langage, ses manières un peu brutes. Hélène Gaudy nous immisce par petites poussées, sans jamais s’appesantir, dans le monde complexe de l’adolescence. Illustration dans ce paragraphe, où jouant sur le style indirect libre, elle nous projette dans la conscience de Nina sentant s'installer en elle une forme de bien-être et de bonheur étrange dont elle aurait été longtemps dépossédée.
« Pourquoi n’a-t-elle jamais ressenti cela, avant ? De quoi l’a-t-on tenue à l’écart, de quoi exactement, pour que lui soit étrangère cette sorte de joie qui doit bien, de temps en temps, envahir les autres ? De quoi l’a-t-on écartée pour que l’arrivée d’une fille comme Sabine soit capable de susciter cela en elle ? Nina se rend bien compte que Sabine ne ressemble en rien à l’amie qu’elle attendait, qu’elle n’a rien de ce qui lui convient, de ce qu’elle reconnaît. Mais de la faillite de ses attentes naît quelque chose qui n’avait jamais, jusque-là, réussi à se faufiler jusqu’à elle. Et quelqu’un forcément a dû la priver de cela toute sa vie puisque même la modique personne de Sabine est capable de le lui apporter».
Devant cette mue de leur fille, Lise et Samuel éprouvent des sentiments ambivalents que Hélène Gaudy sait rendre avec justesse. Ils sont à la fois satisfaits et soulagés de voir Nina plus épanouie, s’affirmer, prendre des contours ; mais ils se sentent aussi exclus du monde où elle entre. Le père, surtout, se voit soudain vieillissant, ne trouve pas sa place et sollicite gauchement auprès des deux adolescentes une complicité qui lui est souvent refusée.
Tout cela est bien mené, l’écriture est vive, précise, mais à plus de la moitié du livre, on pense encore, à quelques hésitations près, évoluer dans le cadre d’un roman d’apprentissage. Un certain nombre d’ingrédients sont réunis pour nous laisser croire que l’on assiste simplement à la genèse d’un passage à la maturité. D’autant que des garçons ont pointé leur nez, Toni l’enfant du pays avec sa R5 et Alban, le fils des Sénéchal, le voisin de vacances retrouvé, que Sabine trouve plutôt pas mal.
Sabine joue bientôt les initiatrices. Elle simule un jour à son amie de vacances les gestes de base de l’acte amoureux, aiguisant chez Nina un désir qu’elle ignore et découvre. Pourtant, on sent déjà pointer dans cette scène presque attendue, quelque chose de plus qu’une simple initiation. Une sourde violence s’insinue dans le texte, portée aussi bien par les interrogations que suscite le corps de Sabine que par les sensations nouvelles qu’éprouve Nina.
« Nina s’allonge droite et puis ferme les yeux. Sabine se couche sur elle. Elle est lourde et dense mais ses mouvements sont sûrs. Elle ne lui fait pas mal avec ses genoux, ses coudes. Vue de très près, touchée, sa peau n’est pas si lisse, pas si tendre, elle est un peu épaisse, un peu grenue un peu dure, elle sent la transpiration derrière ses relents de vanille, sur son épaule une petite cicatrice ronde, plusieurs cigarettes peut-être, un corps qui a servi à d’autres, qui s’est couché sur d’autres, qui a gémi, crié, frappé, sûrement pris des coups et qui imprime sur Nina feuille blanche un poids doux et douloureux, effrayant, qui l’enfonce dans le canapé. Dans chacun des ses creux à elle il y a quelque chose du corps de l’autre, comme si chaque vide avait besoin d’être rempli ainsi exactement. Une sensation presque pénible parce qu’avec elle grandit une sorte de honte, effrayante et nouvelle, et parce qu’elle va cesser, inévitablement. »
Le cours du récit va s’infléchir progressivement. Les escapades des jeunes filles sont de plus en plus fréquentes, de plus en plus transgressives et dans les yeux de Samuel, le mystère et le danger s’épaississent autour de Sabine. Il cherche un jour à joindre la mère de Sabine, mais personne ne répond.
« La phrase de Sabine revenait leitmotiv, Mon père est mort, mon père est mort, et Samuel sans savoir pourquoi n’arrivait plus à y croire tout à fait. Ni au père mort, ni à la mère infirmière. Ni même, au milieu de la nuit avec le corps de Lise blotti, à l’appartement de Montreuil »
Plus tard il fouillera dans les affaires de la jeune fille et n'y trouvrea rien. Pas de carnet d’adresse, pas d'objet personnel, pas même le contact d’une personne connue. Nous reviennent alors tous ces détails, ces silences qui portent trace de violence (les possibles brûlures de cigarettes que Nina a aperçues sur l’épaule de Sabine) ou de mensonge (Sabine, narguant quelque peu Nina, affirme être tout à fait complice avec cette mère jamais rencontrée). La jeune fille est-elle porteuse d’une menace, de drames possibles ? De quelles maltraitances est-elle le fruit monstrueux ? A quelle triste ou étrange existence doit-elle cette maturité dont on ne mesure plus vraiment les frontières ? Le roman que l’on lit serait-il en train de basculer dans le thriller psychologique, ou tout cela n’est-il qu’un précipité de fantasmes dans l’esprit inquiet du père de Nina ?
Pourtant une violence bien réelle est aussi à l'oeuvre. Le « passage à l’acte » de Nina aura bien lieu, mais il prendra la forme d’un viol inversé sur la personne d’Alban, maintenu au sol par Toni alors que Sabine invite Nina à reproduire les gestes et les mouvements qu’elle lui a appris. Scène à quatre où la violence, comme chez les enfants de Golding, se donne soudain libre cours.
Les vingt dernières pages du livre d’ Hélène Gaudy sont saisissantes. Soucieux d’enrayer les menaces qu’il sent poindre ainsi que les égarements de sa fille, Samuel décide d’une randonnée de quelques jours en montagne. Saine activité qui devrait assurer un retour à la cohésion familiale, à l’ordre, aux cadres et arracher Nina à l’influence préoccupante de Sabine… Mais là encore, rien ne se passe vraiment comme prévu. On change de décor, de territoire mais aussi de topos. Le récit va jouer cette fois sur les ressorts du fantastique sans jamais perdre de vue le chemin qui est le sien. On découvre une Sabine peu sportive et beaucoup moins à l’aise que sur les plages de l’île, on se perd en forêt, on poignarde un chien… Mais nous ne dirons rien de plus de ces très belles dernières pages qu’il faut aller cueillir soi-même, au bout d’un roman fort et intrigant.
L’écriture d’ Hélène Gaudy, que l’on pourrait d’abord qualifier de simple, se révèle très travaillée, capable par exemple d’introduire avec peu de moyens, des nuances fines dans les ambiances, les sensations ou les sentiments ; mais aussi très personnelle, notamment dans l’utilisation un peu décalée qui est faite de la ponctuation, ou l’intégration systématique des dialogues à la narration (ni tiret, ni guillemet, ni renvoi à la ligne).
Mais la force de ce récit vient de ce qu’il se tient à la frontière de plusieurs genres (roman social, thriller, roman d’apprentissage, fantastique) sans jamais trancher tout à fait. Si le pacte de lecture est un peu malmené, Hélène Gaudy ne nous réserve pas de chute ou de basculement spectaculaire et l’on a finalement l’impression d’être resté au plus près d’une certaine forme d’épaisseur humaine. Sur ce point, on pourrait la rapprocher de Marie N’Diaye, pour laquelle elle ne cache d’ailleurs pas son admiration. L’adolescence, qui est au cœur de Si rien ne bouge, se prête sans doute assez bien à ces glissements. Hélène Gaudy reconnaît beaucoup s’y intéresser . Elle y trouve pourtant plus un ressort littéraire, une source d’inspiration, qu’un objet d’étude. Si rien ne bouge semble jouer avec ce que l’adolescence comporte de sombre, de vertigineux. Une sorte de « trou noir » de la vie qui échappe aux représentations des adultes, déjoue leurs interprétations et les renvoie à leurs propres peurs.
(Pour ceux qui auront aimé ce livre je recommande d’écouter, ICI, un bel entretien d’Hélène Gaudy sur son roman, ses influences, son travail littéraire.)
Hélène Gaudy, Si rien ne bouge. Editions du Rouergue, 2009.
Images : The three ages, Salvador Dali / Ciel de Gaudi (blog J.J.Birgé)/ Hélène Gaudy (Evene.fr)
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