dimanche 3 octobre 2010

> Entretien avec Olivia Rosenthal






Chaque livre d’Olivia Rosenthal se présente comme une expérience singulière. Expérience d’écriture sans doute, expérience de lecture à coup sûr. De Mes petites communautés, paru en 1999 jusqu’au très récent Que font les rennes après Noël, l’œuvre d’Olivia Rosenthal (publiée pour l'essentiel aux Editions Verticales) ne donne pas tant l’impression de se développer sous la forme d’un itinéraire littéraire que de tout remettre en jeu à chaque fois. Chacun de ses livres s’empare d’une problématique (une idée, une obsession, une injonction) et s’efforce de l’explorer, selon une ligne nouvelle, jusqu’au bout de ce qui peut être fait. Bien sûr certains thèmes sont récurrents, circulent plus que d’autres (le temps, la mort, la dépendance à l’autre, la connaissance de soi, ...) mais l’expression, le cadre narratif, la construction du récit, est assez souvent différent d’un texte à l’autre. Pastiche de conte philosophique oriental (Les sept voies de la désobéissance), long monologue intérieur d’une narratrice en souffrance avec sa glande pinéale (Puisque nous sommes vivants), variations autour de la question de l’identité familiale (Mes petites communautés), appréhension à la fois objective et personnelle de la maladie d’Alzheimer (On n’est pas là pour disparaître) sont quelques unes des propositions qui nous sont faites. L’écriture peut être, selon les textes, ample, débridée, soutenue par des phrases au souffle long, ou au contraire précise, épurée, voire même elliptique. Même si l'on retrouve assez fréquemment dans l'oeuvre d'Olivia Rosenthal une certaine ironie mêlée d'amertume, chaque livre semble chercher un ton juste qui ne peut être que le sien et ne doit rien à celui des livres précédents. Il y a là une forme d’engagement, un goût exigent pour l’exploration, qui se prolonge aussi dans des activités conduites en marge de l’écriture stricto sensu : performances diverses, installations, projets menés dans le cadre de résidences, ateliers de création radiophonique…

Dans Que font les rennes après Noël, son dernier récit, le personnage central (aussi bien une narratrice à la seconde personne) refait par petits paragraphes incisifs le trajet qui va de l’enfance à l’âge adulte. Mais les différentes phases de cette existence sont avant tout appréhendées à travers un cadre, une grille de lecture : le rapport étroit que le personnage entretient avec le monde animal. Un monde parfois réel mais le plus souvent imaginaire ou symbolique qui agit à chaque étape, pour le meilleur ou pour le pire, comme un révélateur au sens photographique du terme. C’est à travers ce filtre que la narratrice éprouve, subit, comprend, rejette, s’approprie le monde et sa propre intimité. C’est par ce biais qu’elle avance, interprète sa dépendance aux autres (la mère, d’abord), sa difficulté à entrer dans l’âge adulte, à identifier et assumer ses désirs. C’est encore à travers sa perception d’une certaine forme d’animalité qu’elle parviendra à trahir (se libérer c’est trahir) et à reconnaître et investir son propre territoire. Les fragments de ce récit de vie alternent systématiquement avec des paragraphes qui abordent la question animale sur un versant d’apparence plus réaliste, plus documentaire (à travers notamment différents témoignages). Cette seconde série de textes tisse un réseau d’échos, proches ou lointains, avec le récit de la narratrice, confrontant la voix de la fiction ou de l’autobiographie à une certaine forme de littérature objective.

Olivia Rosenthal a accepté de répondre à quelques questions pour La marche aux pages. Nous la remercions très sincèrement pour cet entretien.





Fiolof
Que font les rennes après Noël, se développe autour d’un double récit, l’un de facture plutôt autobiographique centré sur un personnage/narrateur désigné à la seconde personne et un récit d’allure plus documentaire prenant le monde animal pour objet ( témoignages de professionnels, informations à caractère encyclopédique ou scientifique). Vous aviez déjà utilisé le recours à différentes lignes de récit, d’une manière encore plus polyphonique, dans On n’est pas là pour disparaître. Comment s’est imposé ce choix, qui n’était pas celui de vos premiers textes ? Qu’est-ce qu’il vous apporte, vous autorise, en quoi vous inspire-t-il ?


O. Rosenthal
Ce choix est en grande partie lié à ma nouvelle manière de travailler. Pour plusieurs de mes livres, j’ai réalisé des entretiens qui m’ont permis d’appréhender le réel autrement, de me décentrer et de me familiariser avec des univers que je ne connais pas bien (l’univers médical, carcéral, les métiers du BTP, les métiers de la pompe funèbre etc.) Avant de commencer à écrire Que font les rennes après Noël ?, j’ai réalisé des entretiens avec un soigneur de zoo, un vétérinaire, des chercheurs en laboratoire, un boucher, un dresseur de loups, un éleveur, entretiens que j’ai enregistrés et transcris entièrement. Et il m’a semblé nécessaire, non seulement, d’utiliser les informations que j’avais recueillies mais aussi de donner voix à ceux que j’avais rencontrés. Je trouve que la fiction gagne beaucoup à faire entendre la voix de gens dont on connaît mal le métier et qui ont des tas de choses à raconter, des choses très concrètes, des expériences, des souvenirs. Toutes ces personnes n’ont pas d’idée prédéterminée concernant le rapport qu’elles entretiennent avec les animaux, elles ne pensent pas à ce rapport mais elles le vivent quotidiennement. Donc, l’entretien permet d’éviter les idées reçues et d’entrer dans l’épaisseur du réel, sa complexité, son ambivalence. Ce choix –faire entendre les voix de gens du métier – permet aussi de montrer que la fiction est toujours arrimée au réel, qu’il n’y a pas un fossé qui les sépare, qu’il y a de la fiction dans le réel et vice versa. Enfin la présence d’autres voix me permet aussi d’insérer la mienne, de la faire résonner autrement, de mesurer ma voix à la voix des autres. Là encore, je pense que cela peut donner de l’épaisseur au récit et permettre de faire vaciller les frontières entre documentaire, fiction et autofiction.


Fiolof
Comment avez-vous écrit ce texte ? Avez-vous rédigé séparément les parties correspondant à l’histoire de votre personnage et celles qui rassemblent les discours, témoignages et informations sur l’univers animal, ou ces deux fils ont-ils au contraire été tirés ensemble ?

O. Rosenthal
En fait, j’ai réuni beaucoup d’informations sur les animaux en amont. Et ensuite, j’ai décidé de choisir un métier par chapitre pour me faciliter la tâche. Par exemple, dans le premier chapitre, je travaille en gardant en mémoire le témoignage du dresseur de loups. J’ai donc en tête tout ce que j’ai pu recueillir sur les loups (témoignages, textes, lois, etc.) et je commence avec cette deuxième personne « vous » (la séquence du personnage). Le travail consiste à écrire la séquence du « vous » et à voir ensuite avec quel passage du témoignage, quel savoir, quelle anecdote elle peut résonner. Donc, c’est un travail d’entrelacement et de mémoire. Je tiens beaucoup à tisser les deux fils ensemble dans le temps de l’écriture. Ainsi, il y a quelque chose de la genèse du livre qui reste présent dans le texte une fois achevé. Le texte final garde la trace d’une pensée qui avance, qui s’ordonne peu à peu, qui tisse des fils, des relations. Il faut que ce parcours (qui me fait passer d’une séquence à l’autre) reste visible afin que cela n’apparaisse pas comme une alternance mécanique, il faut que le lecteur ait le sentiment de faire le parcours que l’auteur a fait avant lui.


Fiolof
La nature de la fascination que le monde animal exerce sur la narratrice semble évoluer au cours du récit et de sa propre histoire. L’animal apparaît tour à tour comme une sorte d’objet transitionnel que l’on cajole, comme un corps souffrant, comme la figure d’un désir inavoué ou inavouable (King Kong, la féline de Tourneur), comme le terme possible d’une métamorphose, comme la chair que l’on dévore… Vous aviez déjà travaillé sur cette polysémie et cette ambiguïté de l’animal dans votre pièce Les félins m’aiment bien. Où se situe pour vous l’enjeu de l’animalité  ?

O. Rosenthal
Ce qui m’intéressait ici, c’était entre autres la question des frontières entre l’homme et l’animal, entre l’instinct et la raison, entre la nature et la culture, frontières dont nous faisons semblant de penser qu’elles sont claires, strictes et nettes. En fait, dans le détail, quand on commence à entrer dans le monde animal, on constate que ces distinctions et oppositions nous arrangent mais qu’elles ne sont pas si claires que ça. Et si ces distinctions se brouillent, alors ce sont tous nos repères qui flanchent. Peut-être que l’animalité fait vaciller notre humanité. C’est cela qui me fascine dans la question animale.


Fiolof
Dans Que font les rennes après Noël ?  deux films jouent un rôle de premier plan, presque cathartique, pour le personnage. Le mythique King Kong de Merian C. Cooper et La Féline de Jacques Tourneur. Le cinéma occupe-t-il une place importante dans votre imaginaire d’écrivain ?

O. Rosenthal
Oui, le cinéma a joué un rôle fondamental non seulement dans mon imaginaire d’écrivain mais même dans ma vie. Je suis beaucoup allée au cinéma quand j’étais adolescente, c’est un art qui produit des émotions très fortes et primaires (comme l’identification à un personnage par exemple), émotions qu’en général, en tant que spectateur, on n’a pas le temps d’analyser. Avec le temps, j’ai eu envie d’analyser ces émotions. J’ai d’ailleurs écrit plusieurs textes sur les films qui ont changé ma vie. J’ai commencé ce travail avec Vertigo d’Hitchcock (qui est devenu un texte et une performance sur le vertige), ai poursuivi avec Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (qui est devenu un film, Les Larmes, réalisé par Laurent Larivière) puis je me suis intéressée à La Féline de Jacques Tourneur (j’ai écrit sur ce film un texte, La Peur, qui est ensuite devenu une performance). Les textes et performances que j’ai réalisés à partir de ces films sont à la fois des récits à la première personne, des souvenirs de projection, la description de certaines images du film choisi et l’analyse des sensations que ces images ont pu produire. Pour Que font les rennes après Noël ? j’ai repris certains passages de la performance que j’avais faite sur La Peur. Et je compte continuer ce travail parce que je crois que le cinéma est un moyen très puissant et efficace pour se mettre en contact avec ses propres émotions.

Fiolof
Et du côté de la littérature, quels sont les auteurs dont vous vous sentez proche en tant qu’écrivain ? Et quelles sont les oeuvres qui vous semblent pouvoir entrer en résonance avec vos propres textes ?

O. Rosenthal
Kafka, précisément en raison de la manière dont il parle des animaux et surtout dont il les fait parler, est essentiel pour moi. Après, certains auteurs prennent de l’importance à certains moments d’un parcours, soit en raison du rythme de leur phrasé et de leur colère (Thomas Bernhardt ou Céline), soit pour leur capacité à entrer dans des analyses psychologiques très fines et tortueuses (Proust), soit encore parce qu’ils savent lier intimement la littérature, la langue et la pensée (Montaigne). Après je pourrais citer beaucoup de noms, mais ce ne sont pas les auteurs que j’aime, ce sont leurs livres (Lord Jim de Joseph Conrad, La Douleur de Marguerite Duras, L’Acacia de Claude Simon, certains textes de Henri Michaux, Eric Chevillard, Christophe Tarkos, Régis Jauffret, Georges Perec, Marie Ndiaye, Antonio Lobo Antunes, Julio Cortázar, Roberto Bolaño et j’en passe).

Fiolof
Il y a dans vos livres et notamment dans Que font les rennes après Noël ?, une forme d’humour et de sollicitation parfois ludique du langage qui s’accompagne toujours d’une certaine gravité, voire d’une vision tragique de l’existence. Comment cela se passe-t-il quand vous écrivez ?

O. Rosenthal
C’est un point de vue que j’ai, non seulement quand j’écris, mais même hors de l’écriture, une façon de ne jamais se prendre complètement au sérieux et aussi de se protéger en se mettant toujours un peu à distance de ce que l’on voit, de ce que l’on vit, de ce que l’on éprouve. Cette distance m’évite de tomber dans le pathétique. Comme on sait, le rire est un très bon exutoire, le meilleur sans doute que l’homme ait jamais trouvé. Et la littérature est aussi sans doute un exutoire, une manière de se mettre en contact avec la réalité en maîtrisant un peu la blessure qu’elle nous inflige.


Fiolof
Que font les rennes après Noël ? peut se lire aussi comme un roman d’apprentissage, l’histoire d’une découverte de soi, d’une émancipation. Cette conquête d’un désir assumé est presque jubilatoire dans la fin de votre récit. Y a-t-il ici une forme de morale optimiste et de vision vertueuse du temps, qui prendraient un peu le contre-pied de On n’est pas là pour disparaître ?

O. Rosenthal
On entend souvent que vieillir est une catastrophe, que c’est triste de voir passer sa jeunesse, que l’enfance est un paradis, etc., J’avais envie de remettre en cause ces clichés en racontant l’histoire de quelqu’un pour qui la jeunesse est loin d’être la meilleure période de la vie. Du coup, c’est un livre optimiste, même s’il passe par des épisodes très cruels. Quant à On n’est pas là pour disparaître, il ne m’apparaît pas comme un livre pessimiste même s’il raconte la déchéance dans laquelle on peut tomber quand on est atteint de troubles de la mémoire. Le livre montre aussi comment on s’arrange avec ça, comment on réinvente sa vie à mesure qu’on oublie. C’est plutôt pour les proches que le parcours du personnage principal (Monsieur T.) est terrible, beaucoup plus que pour lui-même. Certes, Monsieur T. n’est plus en mesure d’apprendre, d’accumuler des expériences, de progresser mais en revanche il a un sentiment permanent d’innovation. Cette maladie de la mémoire est aussi pour lui une occasion de se détacher, d’être ailleurs, de se libérer de lui-même. Au fond, comme dans Que font les rennes après Noël ?, il y a bien dans On n’est pas là pour disparaître l’histoire d’une libération, mais une libération scandaleuse, difficile, voire insupportable pour tous ceux qui accompagnent monsieur T. puisqu’elle va de pair avec la disparition, l’engloutissement pur et simple du passé. Finalement, dans un cas (Que font les rennes après Noël ?) le temps est synonyme de mûrissement et d’accomplissement et dans l’autre (On n’est pas là pour disparaître ), il est plutôt synonyme d’enlisement, de fixation et de sclérose. Mais dans les deux cas, il s’agit encore et toujours de trouver les moyens de se libérer.











 
 
Olivia Rosenthal, Que font les rennes après Noël ? Editions Verticales. 2010
 

Images : 1) Olivia Rosenthal © Alph.B.Seny / 3) Sculpture Olivia Tregaut (Gorille au Rocher)

3 commentaires:

  1. Très intéressant, cet entretien, sur un sujet qui m'interroge et qui m'est très étranger en même temps, notre rapport à l'animal. J'aime bien quand un auteur parle de sa démarche, de l'amont du livre. Ce n'est pas nécessaire pour apprécier le bouquin mais les arcanes de la pensée, la maturation d'un sujet et les voies qu'il emprunte sont souvent passionnantes, et c'est le cas ici.
    gaelle josse

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  2. Après la lecture de "Que font les rennes après Noël", j'avais envie d'en savoir plus sur sa construction, de mieux comprendre où l'auteur voulait en venir. J'ai beaucoup apprécié cette lecture. Merci de m'avoir éclairée.

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