mercredi 19 janvier 2011

> Entretien avec Sylvain Prudhomme
















Sylvain Prudhomme est chroniqueur au Tigre et écrivain. Outre un recueil de contes collectés au Bénin (Contes du pays Tammari, Karthala 2003), il a à son actif trois romans. Les matinées d'Hercule, paru au Serpent à Plumes en 2007, mettait en scène un rêveur invétéré qui, renonçant à s’arracher à sa couette, se laissait couler dans une myriade de lieux et de personnages. Ses deux autres romans sont parus en 2010 à quelques mois d’intervalle. L’affaire furtif (illustré par Laetitia Bianchi) a vu le jour aux éditions Burozoïque, dans l'élégante collection "le répertoire des îles",  qui rassemble des textes du passé et des fictions contemporaines autour d’un cadre thématique commun, celui de l’utopie. Burlesque, déroutant, poétique, ce récit nous entraînait dans le sillage d’un navire mystérieux dont la folle échappée faisait l’objet de toutes les supputations médiatiques. La seconde partie du récit basculait, après la disparition du navire, dans la reconstitution méticuleuse du destin des six occupants de ce vaisseau oublié et du rêve atypique que chacun d’eux s’était mis en tête de vivre jusqu’au bout. C’est chez Léo Scheer que Sylvain Prudhomme a signé son troisième roman, paru en juin dernier. Tanganyika Project est un récit au ton plus personnel, centré sur un narrateur qui revient arpenter la région des Grands Lacs, où il a vécu enfant. Si ce territoire dense, transfrontalier, insaisissable du cœur de l’Afrique constitue un topos de la littérature de voyage, l’auteur en a tiré quant à lui un récit inclassable. Drôle, attachant, inventif, ce roman étonnant méritait que l’on s’y arrête.

Le hasard fait parfois bien les choses : nous avons rencontré Sylvain Prudhomme en décembre dernier en Casamance, dans le sud du Sénégal, où il est actuellement installé. Il a accepté de répondre à nos questions pour la Marche aux pages. Nous le remercions pour l’entretien qu’il nous a accordé et, plus largement, pour le sympathique après-midi que nous avons partagé autour de l’Afrique et de la littérature...





Fiolof
Tanganyika Project, votre dernier roman, semble passer par des chemins assez différents les uns des autres : on y trouve des éléments de récit de voyage « traditionnel » (description des lieux, des ambiances, des personnages rencontrés) ; parfois, on se situe dans un récit proche du reportage, du voyage «informé», par tout ce qui touche à l’ histoire récente (les camps de réfugiés, les conflits) ou plus lointaine (le rappel des explorations de Speke, Livingstone…) ; à d’autres moments encore on lit plutôt un récit autobiographique ou autofictionnel (les souvenirs d’enfance, la maison familiale) ; vous développez enfin une approche expérimentale du voyage à travers le fameux projet du narrateur de collecter systématiquement tous les écrits qu’il croise sur son chemin. Que pouvez-vous dire de cette hybridité ? Etait-elle intentionnelle, programmée ou quelque chose s’est-il produit au fil de l’écriture ?

Sylvain Prudhomme
J’ai très vite su que le projet initial de relevé d’inscriptions urbaines éclaterait, serait contaminé par autre chose, prendrait des directions imprévues. Ça ne pouvait pas être un projet clos sur lui-même – à la fois parce qu’il était intenable jusqu’au bout et qu’autrement je courais à un texte mortel d’ennui. Il fallait que quelque chose arrive, que d’autres façons de raconter le même espace m’apparaissent en chemin. La collecte d’inscriptions a un peu joué le rôle d’un alibi : elle m’a permis de me mettre à écrire sur un espace qui m’attirait, pour lequel j’éprouvais un désir très fort sans savoir du tout comment m’en saisir. Quand l’idée d’un relevé systématique m’est venue, je me suis dit : c’est peut-être le moyen ; allons le plus loin possible dans cette direction un peu kamikaze, et quelque chose se produira. Des motifs surgiront, des idées naîtront qui feront prendre au livre une tournure que je ne devine pas encore. Ç’a été un des plaisirs de l’écriture : une sorte d’abandon à ce qui venait, à ce qui remontait, scènes vécues autrefois dans la région, retrouvailles mythiques de Stanley et Livingstone au bord du lac Tanganyika, fragments de journal où Burton raconte l’apparition du lac, flâneries sur internet et Google Earth, légende du crocodile Gustave... Chaque fois qu’une digression s’offrait à moi, je pouvais me laisser tenter sans crainte, m’autoriser à dévier parfois pendant vingt ou trente pages. Le projet de collecte était là pour m’offrir la certitude que je retomberais tôt ou tard sur mes pieds. Paradoxalement, c’est parce que le projet initial était très aride et conceptuel que le livre a pu prendre peu à peu ce côté méandreux, vagabond. Beaucoup de techniques de méditation fonctionnent sur ce principe : chercher la paix intérieure, le relâchement de la volonté, pas du tout à partir du vide, au contraire – à partir du trop-plein, de la répétition mécanique, de l’effort et de la fatigue extrême. Au bout de l’épuisement s’atteint une sorte de relâchement de l’être, de déprise, d’assentiment aux choses peut-être inaccessible autrement.


Fiolof
Au début du roman, le narrateur explique pourquoi il ne souhaite pas retourner à Bujumbura, la ville où il a grandi, et préfère en quelque sorte tourner autour du pays de son enfance. Vous lui faites dire : « Je ne crois pas à l’entrée frontale dans les choses. La superstition me pousse à préférer les approches obliques, les stratégies détournées, seul moyen de ne pas fâcher la bonne fortune indispensable aux vraies surprises ». Est-ce que cette posture du « voyageur » de Tanganyika Project a aussi quelque chose à nous dire de votre rapport à la littérature et de la façon dont vous envisagez votre travail d’écrivain ?

Sylvain Prudhomme
Il y a des auteurs qui aiment tout préparer à l’avance, avoir un plan. Je l’ai fait une ou deux fois pour essayer, par exemple en m’amusant récemment à écrire sous un autre nom un polar. C’est vrai qu’il y a un plaisir à surplomber l’histoire, à ménager des effets, à disposer des pierres d’attente, à compliquer peu à peu la trame en entrelaçant les fils de l’intrigue… Malgré tout, cela m’a laissé un peu frustré. Résolument, je suis du côté d’un travail plutôt aveugle. Les trois-quarts du bonheur d’écrire me semblent liés à cette grande traversée, ce grand plongeon dans quelque chose qu’on ne sait pas d’avance, qu’on découvre, qu’on est chaque soir au moment d’aller se coucher un peu étonné d’avoir extirpé de soi. De là sans doute mon goût pour les textes qui poussent sans qu’on sache trop vers où, les monologues de Thomas Bernhard qui hésitent par endroits, bifurquent, font brusquement surgir toute une ville ou un décor, reviennent en arrière, repartent. J’ai besoin, au moment de commencer un texte, à la fois de fantasmer ce qu’il sera et de ne pas avoir non plus d’idée trop précise de ses contours. De le voir flotter au loin comme quelque chose d’indéterminé encore, avec cependant une couleur, une vitesse propres, un ensemble de caractéristiques qui me le rendent désirable et auxquelles toute la suite du travail sera de donner peu à peu forme plus précise.


Fiolof
Il y a dans ce projet à la fois systématique et vain du narrateur d’épuiser les lieux qu’il traverse à travers les seuls signes écrits que l’on peut y rencontrer (enseignes, panneaux, graffitis, etc.) quelque chose qui peut faire penser à Perec. On songe à sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien mais aussi à son goût pour le recensement, la liste, l’engrangement (rêves, espaces, souvenirs). Est-ce un hasard ?

  
Sylvain Prudhomme
J’ai une grande admiration pour Perec. Espèces d’espaces, La vie mode d’emploi, ce sont pour moi des merveilles : des textes inépuisables, qu’on n’en finira jamais de relire. Perec est très émouvant, bouleversant même. C’est un très grand parce qu’affleure constamment, sous l’apparente légèreté de ses textes, une profonde émotion devant les choses. Perec est affamé de dire le monde. Tout le contraire de l’oulipien obsédé de contraintes qu’on voudrait parfois nous faire croire, quand on n’y regarde pas d’assez près. La contrainte en elle-même n’a pas d’intérêt, pas plus que tous les projets d’inventaires ou d’épuisement. Elle ne vaut qu’à partir du moment où elle met dans l’inconfort, oblige à faire sortir de soi, ne donne pas seulement lieu à un exercice, genre bouts rimés ou prouesses de salon mondain, mais oblige l’auteur à déplacer son regard sur le monde, le pousse à une réelle mise en danger de lui-même. L’horizon, c’est toujours le monde : je suis de moins en moins intéressé par les textes formalistes, les tours de force, les morceaux de bravoure virtuoses. La grande tâche c’est de dire le monde. Raison pour laquelle malgré tout ce que je viens de dire, encore plus qu’aux inventaires de Perec ou à aucun livre, c’est à l’exhaustivité des naturalistes et des botanistes du XVIIIème que je pensais en écrivant le livre, aux premiers traceurs d’horizon qui avaient une côte devant eux et devaient inventer des moyens d’en représenter les golfes et les falaises. Dans mes plus grands moments de foi (aux tout débuts du projet), je ne considérais même pas ma démarche comme littéraire, plutôt comme géographique ou scientifique : le relevé d’inscriptions auquel je procédais, n’importe qui devait pouvoir le poursuivre ; la vérité que j’espérais voir surgir se voulait objective, aussi indissociable de la ville que la disposition des rues et des places sur les cartes.


Fiolof
Vers la fin du roman, lorsque le narrateur de Tanganyika relit ses carnets, il ne parvient plus à raccorder les écrits qu’il a recueillis aux réalités que ceux-ci auraient dû restituer. Comment faut-il interpréter cet échec ?


Sylvain Prudhomme
Je me rappelle que l’image qui me venait le plus souvent pendant l’écriture du roman – à propos du projet de collecte d’inscriptions, mais aussi à propos de Google Earth ou d’autres tentatives que j’évoque dans le livre, comme celle de photographier l’intégralité des intersections de méridiens et de parallèles de la planète – était celle du pêcheur et de son filet : un filet qu’on jette et rejette inlassablement à la mer sans réussir à ramener chaque fois plus qu’une infime partie de ce que les mailles ont vu sous l’eau. Google Earth, la collecte d’inscriptions, les classifications des botanistes, c’est chaque fois le même geste : une tentative d’embrasser le monde. C’est le grand moteur de l’écriture je crois : on est ému par le monde, on voudrait le dire et pour cela on invente des procédures, une syntaxe, des lassos pour l’envelopper. On n’y arrive jamais vraiment, et en même temps on n’échoue jamais tout à fait non plus : chaque tentative est une façon d’aller s’y refrotter, de s’allonger auprès de lui. Je ressentais ça très physiquement pendant l’écriture du Tanganyika Project : quelque chose comme un plongeon vers le lac, un effort sans cesse réitéré pour l’atteindre, le toucher. Quel que soit le résultat on est récompensé : on passe du temps avec l’objet qu’on aime, on séjourne auprès de lui, on le réaffronte chaque jour. C’est déjà un grand privilège, c’est très précieux ce temps-là !

Fiolof
Internet occupe une place importante dans votre roman. Le narrateur voyage presque aussi souvent à travers Google Maps et Google Earth qu’en se déplaçant physiquement dans les pays qu’il traverse. En quoi cette possibilité presque infinie d’exploration virtuelle du monde vous a-t-elle intéressé ou interrogé ?


Sylvain Prudhomme
J’ai passé beaucoup de temps sur Google Earth pendant l’écriture du livre. Au départ c’était surtout pour vérifier des détails, retrouver la disposition exacte des rues de telle ou telle ville et éviter de me tromper dans le roman. Puis très vite je me suis mis à passer des heures devant l’écran, à reparcourir les espaces que j’avais traversés sur place. J’ai décidé de raconter ces errances sur Google, au même titre que le livre raconte les trajets en bus et en bateau. C’est effectivement devenu un second voyage – tout aussi partiel et lacunaire que le premier, mais éclairant d’autres facettes, ménageant d’autres types de surprises, certaines imprévisiblement intimes (par exemple de retrouver une maison d’enfance à Bujumbura, un peu plus au nord sur la rive du lac Tanganyika). Je voudrais écrire un texte sur l’ivresse très curieuse que procure Google Earth. À la fois on tient le monde sous ses doigts, on peut s’y promener à loisir, l’immensément grand nous est offert dans la main ; et en même temps on regarde tout cela à travers une distance infranchissable, on ne peut jamais vraiment s’en approcher. Tout est là, sous nos yeux, tout se trouve là quelque part dans le cadre qui s’affiche à l’écran, y compris ce qu’on ne verra jamais, l’inépuisable faune qui peuple la forêt vierge, les îles et les déserts inaccessibles, tout un pan d’humanité plus ou moins dissimulée, clandestine, les maquisards dans la forêt, les camps de réfugiés, les contrebandiers, les bidonvilles… Et en même temps un défaut catastrophique d’appareillage optique nous empêche de rien apercevoir qu’un tapis vert sombre ou qu’une tache grise matérialisant un village au carrefour de deux routes. Pour moi c’est une métaphore de la finitude de notre regard, de notre myopie indépassable d’hommes. On caresse de très près le vieux rêve de tout voir, de tout savoir (le même fantasme d’omniscience qu’au début des romans de Balzac ou Zola, surplombant Paris ou Plassans, décrivant chaque maison comme si le regard pouvait lire à travers les murs et jusque dans les pensées des hommes et des femmes). Et pourtant comme chez Balzac ce n’est qu’un leurre. La technologie, à la limite, ne fait qu’accroître l’illusion. Pour quelque secondes on en oublierait presque la fiction, on finirait par croire vraiment au semblant d’omniscience qui nous est offert. C’est à la fois grisant et profondément mélancolique.

Fiolof
A certains moments, on a l’impression que Tanganyika Project pourrait déraper, s’ouvrir vers un récit fantastique, ou nous faire entrer dans un univers imaginaire. Je pense notamment à l’extension que le narrateur envisage pour son projet (une sorte de collectif planétaire qui se donnerait pour mission de venir à bout du monde dans sa globalité en recueillant la totalité des écrits qui le traversent) ; ou, à l’inverse, à ce passage dans lequel il imagine un commando qui effacerait toute forme écrite de la surface des villes, conduirait une sorte d’autodafé généralisé à l’encontre des signes du monde… On trouve ici des germes d’autres histoires possibles… Avez-vous été tenté par ces bifurcations ?

Sylvain Prudhomme
Pas tant par la possibilité de les développer à l’intérieur du récit, finalement, que par l’envie de les explorer en dehors du livre. J’ai très sincèrement imaginé au départ créer un site internet sur lequel les internautes du monde entier seraient invités à poster librement le relevé des inscriptions de leur ville. J’ai également songé (moins longtemps) à organiser pour de bon le commando gommeur d’enseignes dont vous parlez, et à passer une nuit à l’attaque dans ma rue. C’est dans mon naturel, je m’enthousiasme volontiers, quitte à me fourvoyer parfois. Après, bien sûr, il y a le goût de l’ellipse : évoquer en quelques lignes ce qu’on pourrait développer pendant des pages. Ramasser, condenser, se contenter d’évoquer une piste en passant, sans d’ailleurs trop savoir soi-même ce qu’elle vaut. Vous m’interrogiez sur Perec. C’est un des bonheurs de ses livres : les milliers de romans en puissance à chaque chapitre. On a ça aussi d’une tout autre façon chez Borges, qui disait qu’il préférait souvent, plutôt que de passer un an à écrire un livre, le prêter à un personnage et se contenter d’en exposer la trame... Cela fait partie d’un côté chantier, work in progress. C’est ce qui est admirable dans un livre comme Espèces d’espaces : le fourmillement d’idées est tel qu’il devient contagieux ; la liberté d’invention de Perec finit par passer un peu au lecteur, pris à son tour de l’envie d’écrire, de dresser des listes, d’inventorier le monde. C’est l’un des plus beaux effets qu’on puisse viser je trouve : vivifier, mettre en mouvement, provoquer, inciter à écrire. Si en refermant un livre le lecteur ressent un peu ça, c’est déjà que quelque chose est réussi, quelles que puissent être les faiblesses du texte par ailleurs. Je crois même qu’on pourrait en faire un critère de classement dans les bibliothèques, largement aussi valable que les cloisonnements par genres ou les questions de savoir si un texte est moderne ou pas, s’il est romanesque ou poétique, s’il est du Moyen Âge ou du XXIème siècle : d’un côté les textes qui médusent, stupéfient, figent, frappent le lecteur (par leur beauté, leur perfection close) de mutisme ; de l’autre les textes peut-être un peu moins parfaits, un peu mal foutus parfois, bricolés à la diable, mais qui éveillent, suscitent, font se lever, communiquent au lecteur de leur énergie et de leur élan.


Fiolof
Y a-t-il des écritures du monde, des écrivains du voyage qui vous touchent plus particulièrement ?

Sylvain Prudhomme
Nicolas Bouvier, Michel Leiris, dans un tout autre genre Nigel Barley, ce sont des lectures qui m’ont beaucoup marqué. Leiris plus encore que les autres, sans doute, par la profondeur de son regard, la radicalité de ses introspections. Et puis bien sûr les grands Américains, Melville, Thoreau, deux écrivains que j’aime par-dessus tout, même si ni Moby Dick ni Walden ne sont des récits de voyage : Melville pour la fascination de l’aventure, l’intensité du corps à corps avec le monde portée à un point inouï, Thoreau pour l’exemplarité de sa présence, la beauté de son immersion stationnaire dans cette forêt avec laquelle il entre peu à peu en communion. Je suis à la fois très touché par ces écritures du monde, et en même temps très effrayé, très intimidé par le genre du récit de voyage. C’est très périlleux je trouve : la linéarité du récit peut rapidement faire basculer dans le monotone ou le pilote automatique. Je n’aurais jamais osé me lancer dans l’écriture d’un récit de voyage pur et dur, et en même temps j’ai sauté sur l’occasion dès que m’est apparu ce prétexte de la collecte d’inscriptions, qui me permettait de faire un récit de voyage camouflé, sans me l’avouer… Preuve que la tentation est toujours là. Probablement parce que le voyage est indissociable d’émotions fortes, d’éblouissements, et que c’est surtout quand on est soi-même ému, c’est-à-dire au sens propre mis en mouvement, déplacé, qu’on a envie d’écrire.



Fiolof
Dans votre précédent roman, L’affaire furtif, chacun des personnages part s’isoler hors du monde pour aller jusqu’au bout de sa vérité et réaliser un rêve, une utopie qui lui tient à cœur et qui n’aurait pas pu s’exprimer dans un cadre social conventionnel. Dans Tanganyika Project on rencontre ce personnage savoureux, Da Vinci, qui passe sa vie à peindre toutes les espèces possibles de poissons. Paradoxalement, il a peur de la mer et ne s’est jamais baigné mais consacre son existence entière à cette tâche. Le « projet Tanganyika » lui-même prend rapidement la forme d’une obsession, d’une mission qui absorbe totalement ne narrateur… La mise en scène de quêtes hors du commun (qu’elles soient cocasses, poétiques, plus sombres) est-elle un moteur de votre écriture ?

Sylvain Prudhomme
Sans doute que oui, très souvent, même si ce n’est pas quelque chose dont j’ai conscience ni que je décide au moment de l’écriture. L’affaire Furtif, malgré le tempo très rapide du début, a été écrit sans que je sache vraiment ce qui allait arriver : les personnages surgissaient l’un après l’autre, je leur inventais des mobiles dont je ne savais pas du tout où ils me mèneraient. J’avais envie que l’un soit sculpteur de baudruches en peau de phoque, un autre spécialiste des algues, un autre ancien para et pêcheur au gros, qu’une musicienne au milieu tranche par sa délicatesse et sa sensibilité extrême… Je me suis juste dit au départ : mettons-les tous ensemble sur un bateau et on verra ! C’est vrai que c’est une démarche que j’adopte souvent, sans bien m’en rendre compte. Sans doute par plaisir de partager un temps ces existences un peu bizarres, de les vivre moi aussi par procuration. Je ne revendique absolument pas cette recherche de la singularité, car je suis en même temps persuadé que le grand livre, c’est aussi celui qui sait parler de choses très simples, l’amour, l’amitié, la guerre, s’en tenir à une intrigue universelle qu’on peut résumer en deux lignes. Cela vient sans doute d’un goût pour les situations d’inconfort, qui obligent l’imagination à se dérouiller, à aller puiser le plus loin possible dans ses ressources. Robinson sur son île, Thoreau qui s’enfonce dans la forêt pour se retirer au milieu des arbres, l’explorateur livré à lui-même au fond d’un continent inconnu, l’artiste engagé sur une voie dont la radicalité le coupe de ses semblables : toutes ces situations extrêmes m’intéressent. Elles dénudent, acculent l’homme dans ses retranchements. En cela le motif de l’île a quelque chose d’idéal : c’est la table rase parfaite – à proprement parler table d’opérations : individu réduit à lui-même, lumière plein feux. L’homme y comparaît dans toute sa vérité, contraint de tout réinventer à partir de rien. À l’arrière-plan il y a je pense une fascination pour la vie : la faculté incroyable qu’elle a de renaître toujours, de repousser y compris dans les environnement les plus hostiles, de réinventer partout de la germination. Mis au pied du mur, livré à lui-même, chaque homme peut à lui seul redéployer un univers. Je suis un grand admirateur de Dubuffet, de sa défense acharnée de l’émancipation de chacun, de sa haine des censeurs, de ses positions radicales sur l’égale compétence ou incompétence de tous face à l’art, l’architecture, la pensée, la politique. « Dans ma cité il n’y aura plus de regardeurs, écrit Dubuffet ; il n’y aura que des acteurs ».

Fiolof
En quoi cette région d’Afrique a-t-elle agi sur votre envie d’écrire ?

Sylvain Prudhomme
J’y ai passé quatre années de mon enfance, de 8 à 12 ans, juste avant l’adolescence. J’en garde de très beaux souvenirs, alimentés plus tard par des lectures pour certaines finalement assez récentes, La Ferme africaine de Karen Blixen dont le début est tellement émouvant et simple (« J'ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l'Equateur passait dans les montagnes à vingt-cinq milles au Nord... »). Ou le beau livre d’ Anne Hugon sur les explorateurs du Nil, fourmillant de gravures d’explorateurs, des photos d’époque, d’extraits de journaux... Il y avait beaucoup d’incrédulité, après dix années à Paris, à repenser à tout cela, à me dire que j’avais effectivement vécu là-bas, au bord de ce lac Tanganyika dont la forme d’aiguille sur les cartes me paraissait tellement belle, tellement enfouie au cœur du continent. Encore maintenant, c’est une région qui me fait beaucoup rêver. Il y a quelques pages dans le livre sur ce qu’on voit du bord du Liemba au moment de doubler les montagnes Makari, sur la rive tanzanienne : cet à-pic incroyablement abrupt qui se jette dans le lac, le long duquel le bateau passe lentement, sans pouvoir bien sûr y aborder ; on est là, accoudé au bastingage, et on regarde à distance le versant couvert d’arbres immenses, inconnus, cette forêt pratiquement intouchée à laquelle on n’aura jamais accès… Je suis en plein cliché mais c’est ainsi : le désir de cette région reste très fort.












Sylvain Prudhomme, Tanganyika Project, Léo Scheer, 2010


Images : 1) Le lac Tanganyika (source) / 3) Eucalyptus, gravure 18ème siècle (source) / 4) Portrait de Michel Leiris - Lou Laurin-Lam (source) / 5) Affiniam (photo personelle)




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