dimanche 7 août 2011

> Le joyeux bordaze d'Albert Meister

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On pourrait d’abord penser qu’on va suivre pas à pas un vieux rêve défraîchi. Et puis on se dit que non, que c’est tout le contraire, qu'on va avoir droit au pamphlet ravageur d’un journaliste du Figaro sur le vieux rêve en question, et assister au désherbage définitif des ses adeptes résistants. On est encore plus loin du compte. Il faut donc poursuivre un peu pour trouver le fil de ce récit remarquable, paru aux éditions Burozoïque, grâce aux talents de pêcheur de textes en eaux profondes d’ Eric Dussert. La soi-disant utopie du centre Beaubourg relate, sous la plume d’un certain Gustave Affeulpin, expert en contraction moléculaire à ses heures, une expérience de vie culturelle libre et autogérée, conduite sur les 80 étages des sous-sols du centre Beaubourg «officiel» depuis la date de son inauguration le 15 décembre 1976. Une expérience encore toute florissante et in progress quelques années plus tard, lors de la parution de ce témoignage.

D’accord, rien de tout cela n’a existé, et l’utopie est d’emblée infléchie vers un irréel du passé qui lui vaut sans doute une partie de son soi-disant. Gustave Affeulpin est quant à lui l'un des pseudonymes d’Albert Meister, sociologue qui œuvra d’abord et avant tout en tant que spécialiste reconnu des organisations associatives.

Voici donc un texte fraternel, débridé, aussi drôle qu’intelligent et qui derrière ses poussées d’autodérision abrite encore quelques belles lames de fond. Un autre monde est-il possible ? La réponse est non et les beaubourgs du dessous promènent avec nonchalance un pessimisme politique radical. Mais il suffit de formuler un peu autrement la question pour remonter la pente : une autre vie dans ce monde-là est-elle possible ? La réponse est oui, tout de suite, tous ensemble, à peu de frais et pour tous ceux qui y croient. L’expérience vaut le détour et il faut vite se plonger dans le joyeux «bordaze» plein de scintillements et de truculences d’Albert Meister pour s’étonner, à plus d’une reprise, d’y croire un peu aussi.


Plus qu’une utopie, le récit d’ Albert Meister se présente d’abord plutôt comme une uchronie. Le projet architectural de construction du centre n’a pas été confié, comme l’histoire nous l’a fait croire, à Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini mais à un concentré déviant de ce trio-là, et plus précisément à deux architectes végétariens, Giano et Ropers, qui décident de laisser un immense espace souterrain vacant sous le centre que nous connaissons. Pas de parkings, pas de commerces, on a eu chaud. Un immense espace nu et étagé, à investir librement pour la culture. Gustave lance les agapes au cours d’une assemblée générale sans chaises et sans petits fours où l’on «se gèle le cul». Il n’y a d’ailleurs même pas d’ordre du jour, tout reste à décider. Le projet est simple comme une page blanche à remplir :

«Tous ces niveaux sont destinés à la culture, c’est-à-dire à la culture que vous ferez, car je n’ai ni définition a priori de la culture, je ne sais même pas ce que culture veut dire (interruptions redoublées où les termes de l’anatomie et des fonctions digestives prédominent). Tout dans cette maison, ou ce trou, comme on voudra l’appeler, doit être décidé ensemble : ce que nous entendons par culture aussi bien que les contenus et les manières d’organiser les activités culturelles.»

Il n’y a pas de membres ni de non membres, l’espace est ouvert à qui veut, pas de service d’ordre, pas de contrôle à l’entrée, pas de police mais pas non plus de concierge ni de balayeur. Gustave n’est pas naïf, il annonce la couleur :

«Evidemment, il faut s’attendre à une certaine désorganisation dans les débuts ; elle est inévitable, comme chaque fois qu’on veut créer du neuf et repenser les vieux problèmes et reposer la façon de les résoudre.»

Il ne croit pas si bien dire… Car c’est là l’un des aspects brillants et savoureux de ce texte, les choses ne vont pas aller de soi. Le premier virage est pourtant bien pris, puisque les voix qui cherchent à imposer une forme de retour aux schémas établis (politique culturelle, professeurs/élèves, peur de la vulgarisation, comités de gestion et autres formes de délégation) sont vite ensevelies sous les conspuassions criardes du gros de l’assistance. La démocratie culturelle directe prend racine comme autant d’herbes folles à tous les étages. A chacun sa conception de la culture. Ainsi si pour certains, «culture = moto», et des hordes de motards pétaradent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur tout un étage, pour d’autres c’est céramique, poterie, yoga, ou musique à tout crin avec parfois jusqu’à cinq groupes différents qui occupent le même espace. On cohabite ainsi dans un insupportable tintamarre où se mêlent sitar, guitare électrique, charango, flûte andine, gong, snog, calebasses, casseroles et épinette d’Alsace. On se dit aussi qu’une légère régulation ne ferait sans doute pas de mal. Mais patience et confiance sont les deux mamelles de l'autonomie...

Pour ce qui est des meubles, chacun amène ce qu’il a, ce qu’il trouve, de la banquette de deux chevaux au fauteuil Louis XV, sachant toutefois que tout ce qui entre dans les sous-sols devient aussitôt propriété de tous. Alors bien sûr, ça coince un peu aux entournures. Nombreux sont ceux qui considèrent le centre du dessous comme une heureuse brocante où tout se récupère à l’œil, meubles, fringues, vaisselle. C’est le foutoir car on ne se presse pas non plus au portillon pour assurer les tâches ménagères qui éviteraient que les lieux ne se transforment trop rapidement en latrines géantes. Les séances musicales deviennent un enfer inaudible, ça pue l’essence à l’étage culture-moto. On est d’abord en plein dans la phase pré-pubère de l’autogestion culturelle.

«Les critiques pleuvent de partout : le centre est sale, désorganisé, mégafoutral, les projets formulés dans les assemblées aussitôt abandonnés, le centre devient l’âshram de tous les marginaux et déséquilibrés de la capitale, etc.»

Et pourtant, quelque chose va prendre le dessus, une sorte d’autorégulation cahotante qui va rendre cette «convivance» culturelle viable et…enviable. Sans instance dirigeante, sans système d’adhésion ni de cotisation, sans publicité, sans circulation d’argent, sans effet d’annonce. Une sorte d’art de vivre foisonnant et multipolaire qui échappe à toutes les règles d'en haut et ne leur laisse, par son fonctionnement même, aucune prise possible pour une quelconque forme de récupération. Il ya bien dans tout cela quelque chose du vieux refrain libertaire, mais ce n’est pas si simple. On ne s’oppose pas de front à la société en tant que telle, on ne cherche pas à la supprimer. On compose avec, dans ses blancs, ses interstices, pour un vivre autrement. Des beaubourgs créent à l’extérieur des cellules d’appui qui vont permettre à qui de trouver un petit boulot alimentaire, à qui de préserver la plus grande quantité de temps possible sur celui du travail contraint :

«De nombreux salariés ignorent leurs droits en matière d’emploi du temps : durée maximale des congés-maladie, plafonds d’absentéisme, possibilités d’obtenir des autorisations d’absence pour fatigue excessive, calcul optimum des ponts, congés formation, techniques de provocation au licenciement et calcul des indemnités, ordonnance sur les voyages culturels et les déplacements en congrès, démarches à suivre pour la promulgation de nouveaux jours fériés, préretraites, décret sur les pauses et interruptions, décret sur les arrêts de travail non assimilés aux grèves, garanties en matière de repos hors vacances, indemnités et congés pour incompatibilité psychologique, etc.»

L’objectif n’est pourtant pas de dynamiter les cadres dominants de la société, mais de se préserver un volume suffisant de temps non contraint pour pouvoir s’offrir le luxe de passer en sous-sol, de s’adonner à son hobby du moment dans un espace-temps différent où justement, ni l’espace, ni le temps ne font l’objet des découpages habituels.


Peu à peu, le foutoir prend des ailes, fait des petits, essaime, et les expériences extrêmes et subversives, encore marquées du sceau d’une culpabilité imposée par les règles sociales elles-mêmes se muent en une liberté de mœurs et de pratiques culturelles beaucoup plus joyeuse et décomplexée.

«Et vous comprendrez qu’ici-bas les vive-caca du genre Arrabal ou les viols à la Jodorowsky ou les messes noires et le mime perverse à la Lou Reed, tout ça n’émeut pas du tout. Nous n’avons plus besoin de nous faire paniquer, de nous faire soulever nos camouflages psychiques, de nous faire déboussoler nos certitudes, de nous faire secouer nos répressions. Tous ces dressages dont vous souffrez, "mais sur" lesquels vous adorer cracher sans pour autant les mettre en cause, tout ce fatras obsessionnel, nous l’avons éliminé.»

Le récit de Meister devient le compte-rendu d’une expérience vivante, évolutive, que l’on suit à travers ses avancées, ses aléas, ses articles de journaux critiques ou dithyrambiques. Et l’air de rien, dans ce journal fleuri et plein d’humeur, tout est passé en revue : la sexualité, la pédagogie, la circulation des biens et des personnes, la grammaire, le rapport au travail, à l’art, à la famille, à la conception que l’on se fait de son identité… Tout est tranquillement retourné comme un gant et la construction utopique refait joliment surface, pas si absurde que cela.

Comme le rappelle Eric Dussert dans sa très belle post-face, cet édifice repose avant tout sur l’optimisme fondamental d’ Albert Meister, sur la confiance profonde qu’il nourrissait en l'homme. Mais la tribu des beaubourgs, ces hommes que tous peuvent devenir, est loin d’être désincarnée et Meister n’est pas né de la dernière pluie. Si l’homme n’est pas un loup pour l’homme, il faut néanmoins apprendre à faire avec la constante K, cette part irréductible de cons présente dans toute communauté humaine.

La soi-disant utopie est également un texte vibrant et déluré qui se fait plaisir à chaque page en roulant gaiement sur les mots et les idées. Le langage aussi est plus d’une fois bousculé, fécondé, truffés de licences et de joyeux barbarismes, n’en déplaise aux détracteurs de la vie d’en-dessous, qui ont d’ailleurs droit à de jolis noms d’oiseaux, chaque fois réinventés : les Mornes, les Affaissés, les Indexés, les Ternis, les Affadis

Cette fiction qui navigue entre pamphlet et prophétie, traversée de personnages drôles et émouvants, résonne à vingt ans de nous comme un appel plein de santé. Car elle a étonnamment encore beaucoup à nous en dire sur la solitude, l’aliénation et l’enferrement dans la consommation. Loin d’un récent cri d’indignation anorexique et surmédiatisé, le texte de Meister nous invite peut-être à mieux que cela : non pas tant à nous indigner qu’à nous «endigner», accepter pour de bon d’être à la hauteur de nos propres désirs.










Albert Meister, La soi-disant utopie du centre Beaubourg. Burozoïque, collection le répertoire des îles. 2011. Postface d'Eric Dussert. Dessins d'Ultralab.

Images : 1) logo ascenseur (source) / 3) Squat rue de Rivoli (source) / 4) Construction du centre Beaubourg (source)

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