jeudi 28 juillet 2011

> Marie NDiaye : « Mon enfant me regarde...»

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La voix de Marie NDiaye nous revient par des chemins de traverse. Y penser sans cesse est un petit livre publié aux (très bonnes) éditions de l’Arbre Vengeur, en format à l’italienne. Il garde la trace d’un projet, Die Dichte, qui visait d’abord une performance visuelle et scénique : la lecture du texte par son auteur dans un cadre scénographique laissant une large place à la photographie et à la vidéo. Nous retrouvons ici une extraction de ce projet : le texte de Marie NDiaye, sa traduction en allemand par Claudia Kalscheuer (Unablässig daran denken) et quelques photographies de Daniel Cointe prises dans Berlin, la ville qui traverse et hante ce récitatif. Marie NDiaye aborde ici une forme qu’elle n’avait pas encore explorée, proche du poème, et interroge le rapport à la fois sensible et inquiet qu’elle entretient avec sa ville d’adoption.




Il est étonnant de retrouver le « toucher » d’un auteur que l’on aime dans un genre où il ne s’est pas encore fait entendre. C’est un peu cette bonne surprise que réserve le dernier texte de Marie NDiaye. Y penser sans cesse présente la double originalité d’avoir été écrit pour être d'abord lu à haute voix et d’être le premier texte dans lequel Marie NDiaye nous renvoie un écho de la ville où elle vit maintenant depuis plusieurs années.

Son long poème, adressé à «mon enfant», prend la forme d’une déambulation dont le fil rouge est celui de deux mémoires croisées. La mémoire de cette voix à la première personne, qui s’adresse à l’enfant, et celle, sombre, calmement obsédante, de certains lieux de la ville. Une ville hantée par une histoire de sang jamais explicitement nommée mais où les crimes nazis du passé affleurent à chaque instant. Ces traces sont lisibles dans Berlin notamment à travers les Stolpersteine essaimés dans la ville et qui inscrivent dans la pierre des maisons où ils résidaient le souvenir des victimes du nazisme. Le poème s’abandonne lentement à cette mémoire en surimpression qui enveloppe peu à peu les quartiers, les jardins publics, les images et les objets du quotidien.

«Mon enfant» devient ainsi l’interlocuteur possible et privilégié d’un lointain «petit ami», enfant assassiné qui résidait dans la maison même où vivent aujourd’hui en étrangers de passage Marie NDiaye et sa famille. Une maison hantée, donc, qui devient un lieu de perpétuel questionnement, de suppositions, de résurgences douloureuses.

«car elle gît aussi l’âme intranquille du garçon/dans les feuilles curieuses et attentives qui se frottent aux vitres / et constatent amères peut-être que nous rions / fredonnons gémissons oublieux de laisser au jeune mort / à l’enfant épouvanté assassiné / et qui se tint debout sur le quai dix-sept de Grunewaldbahnof / jambes nues et bras découverts / desséchés hâlés par l’ardent soleil du Brandebourg / qui se tint là debout oh dans quel effroi / et nous oublieux de lui laisser dans l’appartement qui fut le sien / une place où revenir une petite chaise où s’asseoir»

Cette présence forte et diffuse interfère aussi avec la mémoire de l’étrangère «à l’œil brun toujours cerné». Elle fait écho à d’autres peurs et à quelques sentiments de culpabilité enfouis, qui surgissent parfois au fil du texte comme des météorites autobiographiques aussitôt redigérés par le poème.

«mais voilà que je reconnais l’œil fixe / du grand chien noir et blanc qui m’épiait / là sur le trottoir d’en face il me prend sans doute / pour une petite fille aux frayeurs faciles / Je savais bien qu’il dissimulait / sous sa peau de chien le père qui voulait m’enlever / car on tremble et on est fière d’avoir assez de prix / pour qu’un fantôme important veuille / vous prendre».

Cette déambulation convoque encore d’autres peurs où se joue le rapport de l’adulte à l’enfant - ici de la mère au fils -, l'un des motifs lancinants de l’œuvre de Marie NDiaye. Il y a notamment ce très beau passage qui évoque dans une teinte douce-amère le basculement de l’enfance vers l’âge adulte.

«oh du lait pour l’ami sévère de mon enfant / mais plus pour lui car le soleil sur sa peau / lui est une consolation suffisante / et le sein de sa mère le révolte comme il se doit / le sein gonflé suppliant de sa mère affadit son âme / ainsi que cela doit être / quand on est grand et audacieux»

C’est également l’ «étrangéité» (être d’ailleurs dans Berlin) qui semble creuser la parole de Marie NDiaye, interroger en filigrane le frottement de la langue maternelle et de la langue d’adoption à laquelle «mon enfant» semble se rallier naturellement, marquant ainsi de manière encore plus appuyée la séparation d’avec la mère.

«Mon enfant m’a regardée et j’ai vu qu’il était rassasié / (j’étais une petite fille très convenable) / Ich bin satt un murmure de béatitude dans sa nouvelle langue / a-t-il oublié l’autre l’ancienne toute froissée»

Le poème se développe avant tout autour de cette présence, marquée dans la pierre du Solpersteine, de l’enfant-fantôme assassiné. Mais il agrège également dans son sillage plusieurs autres thèmes qui sont autant de relances des motifs qui travaillent fréquemment l’œuvre de Marie NDiaye.

Y penser sans cesse est le résultat d’une expérience d’écriture. Mais dans cette autre forme d’expression on retrouve encore le meilleur de Marie NDiaye : l’amplitude de sa phrase, la densité de son style et cette gravité si singulière qui caractérise ses autres textes.










Marie NDiaye, Y penser sans cesse. L’arbre Vengeur. 2011
Photographies de Denis Cointe
Traduction allemande de Claudia Kalscheuer

Images : 1) Photographie de Denis Cointe (source) / 3) Marie NDiaye, Die Dichte (source)

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