vendredi 20 juillet 2012

> Eric Pessan : après les forêts


.























Le narrateur de N, le dernier récit d’Eric Pessan, n'entre jamais au village. Il évolue dans une forêt où son père l’a entraîné il y a déjà longtemps, loin des hommes, loin de leur passé et de leur mémoire familiale. On ne connaîtra jamais clairement les raisons de cet arrachement, de cette fuite. Le fait est qu’ils habitent la forêt ou plutôt que la forêt les habite. Car toute autre réalité s’est estompée. Si le père a connu cet autre monde, il n’en parle jamais et pour le fils, ce monde ne constitue pas même  un souvenir. A peine une réminiscence, une zone d’ombre traversée par quelques pâles figures (le visage d’une sœur ?), quelques images qui flottent dans la mémoire comme des débris de rêve.
« La fatigue chaque jour entretenue a lavé la mémoire. Un matin, roulé en boule, je cherche un interrupteur sur une table de nuit, me réveille tout à fait et perds  tout souvenir d’une chambre où j’aurai dormi un jour. La forêt a planté ses racines dans mon esprit, elle a recouvert les sédiments d’une vie plus ancienne »



Ainsi, le monde du fils est à la fois extrêmement réel et extrêmement déréalisé. Il se limite au père (lâcher sa main c’est longtemps risquer de se perdre) et à la forêt. Le reste n’existe pas. Cette forêt n’est pas une forêt enchantée. C’est une forêt humide, faite d’odeurs, de champignons, de moisissures, de filets de lumière, d’animaux, de bruissements. Elle déteint sur les mots, imprègne le langage. Elle semble délimiter, pour le fils, le début et la fin de ce qui peut-être dit. L’autre limite, c’est le père, avec ses mots de survie, qui se cantonnent depuis toujours à l’essentiel : « Des années dans l’écho de quelques syllabes ». C’est dans ses pas, tant bien que mal, que le fils avance et grandit, certain d’être, dans ce milieu hostile, un fardeau, un boulet, un mauvais animal de compagnie auquel le père aurait dû « briser la nuque ».
On suit le N de la boussole, seul jouet, interdit, de l’enfant. On dort dans des duvets, on s’abrite dans des trous. La moindre fièvre, que l’on ne soigne pas, dure longtemps. La moindre douleur s’éternise dans l’inconfort d’une vie en retrait de toutes les commodités du dehors.
Cet exil centré sur une relation père-fils, cet ensauvagement au cœur des forêts ravivera sans doute quelques  souvenirs littéraires chez plus d’un lecteur. Difficile de ne pas penser à la Route de Cormac McCarthy ou à Sukkwan Island de David Vann. La réclusion hors du temps et de la société telle qu'elle se déploie dans m'a également fait parfois songer à The Woods, le film fantastique et poétique de Night Shyamalan.
Ce récit, pourtant,  donne l’impression d’être à peine une histoire : un fil tiré à la surface d’un texte qui prête avant tout aux mots une présence simple et inouïe. Car c’est là la grande surprise que produit ce petit livre. Le curseur a trouvé sa juste place et la musique s’impose comme une évidence. Les paragraphes prennent plutôt l’allure de fragments et le récit, dans sa partie centrale, se fait presque poème. Et c’est dans le poème que la relation sans issue du père et du fils se mue en combat. Un combat à demi-mots et pourtant d’une force extrême, qui pourrait tout aussi bien être le combat symbolique de tous les fils contre tous les pères, le combat de l’homme contre ce qui l’oppresse. Cette dimension allégorique du récit de Pessan n’alourdit pourtant jamais le texte, elle en constitue juste une résonance possible.  L’écriture se tient pudiquement à la croisée de multiples chemins, fantastique, allégorique, réaliste, tout en gardant sa force et sa singularité. Le réel, poignant, fragile, semble constamment inscrit au cœur du récit mais allégé de toutes les références et de tous les apparats qui auraient pu le constituer comme tel.
On a le sentiment que l'écriture d' Eric Pessan a atteint ici ce lieu précieux, a trouvé ce souffle rare que décrit Jean-Philippe Toussaint dans son dernier essai, L'urgence et la patience :
"Nous y sommes, c'est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs même de l'écriture, tout ce que nous avons capté à la surface."
N est le second texte que vient de publier  la toute jeune maison d’édition Les Inaperçus, qui souhaite avant tout faire travailler ensemble plasticiens et écrivains. Au texte d’ Eric Pessan fait ici écho, comme un second récit en surimpression, une très belle série d’images du photographe franco-suédois  MikaëlLafontan.


Mikaël Lafontan, Eric Pessan, N. Les Inaperçus. 2012.

Images : 1) Arcimboldo - les quatre saisons / 3) ©Mikaël Lafontan

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire