dimanche 14 avril 2013

> Otto Dov Kulka : la nuit intérieure

.













(article publié sur Culturopoing, le 5 mars 2013)



Otto Dov Kulka est né en Tchécoslovaquie en 1933 et a émigré en Israël en 1949. Il enseigne l’histoire juive contemporaine à l’Université hébraïque de Jérusalem et est également membre du comité exécutif de Yad Vashem, l’institut commémoratif des héros et des victimes de la Shoah qui héberge notamment la collection la plus complète au monde de documents, de témoignages et d'informations diverses sur l’Holocauste. Grand spécialiste de cette période de l’histoire et de la destruction des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale, il n’avait encore pourtant jamais parlé de lui, de sa propre mémoire. Dans Paysages de la Métropole de la Mort, il passe ce cap et revient sur sa propre expérience, subjective et singulière, de la déportation.



Il faudrait, pour être plus exact, dire qu’ Otto Dov Kulka s’intéresse en fait plutôt ici aux traces que cette expérience a laissées dans l’homme qu’il est devenu, au paysage intérieur que l’univers concentrationnaire a composé en lui. L’historien, déporté avec sa mère en 1942 puis transféré à Auschwitz en 1943, a enregistré par la suite, et au fil des années, des souvenirs, des rêves et des images rattachés à cette période de sa vie. Il a conduit une sorte d’introspection fragmentée et ce sont ces empreintes et ces résurgences qu’il nous livre dans Paysages de la Métropole de la Mort.

Le récit de Kulka contribue à la somme des témoignages déjà recueillis sur Auschwitz et s’inscrit à ce titre dans un contexte historique que nous connaissons. Mais il vaut également comme expérience singulière, et vécue de ce point de vue par l’auteur comme impartageable et impartagée. On retrouve ici une idée forte, exprimée par plusieurs écrivains ayant survécu à la Shoah et qui est particulièrement présente dans l’œuvre d’Imre Kertész. : l’idée selon laquelle, si, de par sa dimension hors norme, la Shoah a d’abord été historiquement enregistrée comme une «expérience» collective, elle reste avant tout la somme d’expériences particulières, imperméables les unes aux autres et qui peuvent varier du tout au tout. C’est pour cette raison qu' Otto Dov Kulka confie avoir toujours fui les témoignages directs sur Auschwitz. Non pas tant par crainte de réminiscences douloureuses que parce que ces témoignages risquaient d’entrer en conflit avec son propre paysage intérieur. Et c’est effectivement ce qui se produisit un jour où il ne put éviter de participer à l’une de ces rencontres-témoignages. Face à d’autres expériences, il s’est senti soudain étranger à cette mémoire (supposée partagée). Il n’y a rien reconnu de ce que lui avait vu ou vécu et en a éprouvé un douloureux sentiment de solitude.

Cette singularité indépassable du vécu concentrationnaire semble renforcée lorsqu’elle se rattache à l’enfance. Et c’est là un point qui génère un certain nombre de paradoxes que l’on retrouvera encore chez Imre Kertész (et plus particulièrement dans son ouvrage Être sans destin) : Otto Dov Kulka avait onze ans lorsqu’il a été déporté, Kertész en avait quinze. Pour les deux hommes, Auschwitz appartient au territoire de l’enfance, et a donc aussi imprimé en eux, parallèlement aux souffrances vécues, une série de «photographies» qu’ils ont en partie conservé comme des images premières, parfois même esthétiques, tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas d’autres auxquelles se référer. Certaines images de cet univers ont ainsi pris dans leur mémoire une forme qui pourrait sembler incongrue vu de l’extérieur. Otto Dov Kulka évoque ainsi son souvenir du bleu céruléen du ciel au-dessus d’Auschwitz-Birkenau à l’été 1944, un bleu que même celui d’Israël n’aura pas réussi à remplacer :

«Le seul bleu qui soit à sa place, éclipsant toute autre couleur, imprimé dans ma mémoire comme la couleur de l’été, la couleur de la tranquillité, la couleur de l’oubli – de l’oubli momentané -, est cette couleur d’un été polonais en 1944. Et pour ce petit garçon qui fait partie de cet été, cela restera à tout jamais une pierre de touche de la beauté, sans pareille dans tous les paysages que j’ai recueillis en moi et que je serai probablement capable de recueillir, comment dire – en un mot – à tout jamais.»

On repense, en lisant ces lignes, au narrateur d’ Être sans destin, évoquant «la beauté d’un coucher de soleil sur Auschwitz». Une image dérangeante et qui n’avait pas manqué de choquer un certain nombre de lecteurs, comme si nous étions nous-mêmes prisonniers des représentations collectives associées à l’univers des camps. Mais la réalité vécue est bien plus complexe, bien plus terrible encore.

De nombreux documents, souvent très poignants (comme ces dessins d’enfants réalisés dans les camps ou ces poèmes de révolte rédigés au seuil de la mort), accompagnent le texte de Kulka et entrent en correspondance avec son propre vécu. On le voit aussi revenir sur certains événements qui l’ont marqué à jamais et qu’il a cherchés longtemps à comprendre : c’est le cas de ce dernier regard que sa mère (sans doute, au final, pour leur «bien» à tous deux) refusa de lui accorder lors de leur ultime séparation et qui raviva en lui l’épisode célèbre du mythe orphique.

La lecture du récit d’Otto Dov Kulka est parfois éprouvante. Mais elle a la vertu, soixante ans après les faits, de nous rappeler ce principe si souvent vérifiable : chaque nouveau témoignage sur les camps défie la raison encore et encore, et nous place dans la posture de l’ignorant qui va une fois de plus devoir tout apprendre et tout découvrir. Avec la même stupeur.














Otto Dov Kulka, Paysages de la Métropole de la Mort. Editions Albin Michel. 2013. Traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.

Image : 1) Entrée Auschwitz (source) / 3) Otto Dov Kulka, Yad Vashem Photo Archive (source)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire