L’ histoire de Byon Gangsoé, dont les éditions Zulma ont récemment publié la traduction française de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, provient de la tradition orale coréenne du pansori. Dans leur préface, les traducteurs nous apportent plusieurs précisions : le pansori est une sorte de conte populaire qui a adopté une forme relativement fixe vers la fin du XIXème siècle pour devenir un genre dramatique majeur de la culture coréenne. La plupart des pansoris véhiculent avant tout les strictes valeurs morales du confucianisme, fortement ancré dans la société coréenne, notamment durant la longue période de prédominance de l’idéologie chinoise dans ce pays. Il n’y est souvent question que de femmes vertueuses, de maris courageux et loyaux, de fidélité au souverain… Histoire de Byon Gangsoé, pourtant devenu un classique, fait un peu figure du vilain petit canard de la famille, de l’exception qui confirme la règle. Certes, une morale conventionnelle conclut la fable et les malheurs qui frappent les protagonistes sont attribuables à leurs débordements. Mais ces rappels à l’ordre font difficilement oublier la liberté du propos, l’amoralisme et l’hédonisme paillard du héros, la liberté de mœurs du personnage féminin, la présence d’une parole souvent ludique et débridée. Confucius et Rabelais sont dans un bateau…
Cette histoire, bien plus que celle de son héros éponyme, est d’abord celle d’une belle femme jamais nommée dont les charmes semblent aussi imparables que le funeste sortilège dont elle est la dépositaire involontaire :
« Seulement voilà… Une lourde malédiction pesait sur elle : il était écrit qu’elle serait perpétuellement veuve et que ses maris passeraient de vie à trépas aussi vite et aisément que disparaissent les haricots rouges dans le gosier du glouton »
Notre veuve en série que personne ne se lasse pourtant, dans un premier temps, de vouloir épouser, répand un cataclysme parmi la gent masculine de la région. Car au-delà de la mort de ses maris, elle provoque aussi celle de tous ceux qui l’approchent à des fins voluptueuses : amants, prétendants, bécoteurs d’un soir, reluqueurs d’un instant… l’hécatombe est telle qu’on finit par la chasser.
C’est donc une veuve errante et damnée que croise sur son chemin Byon Gangsoé, bonimenteur truculent, amateur invétéré de parties de jambes en l’air, de farniente et de tout ce que le monde sensible peut offrir d’immédiatement agréable. Il s’empresse d’épouser la jeune femme, toujours disposée avec une égale bienveillance à accueillir les propositions qui lui sont faites. Leurs premiers ébats sont prometteurs et le plaisir des bons mots vient encore leur donner du piquant… Aux confidences amoureuses, les jeunes mariés préfèrent une joute verbale grivoise où chacun s’exerce à des improvisations cocasses sur le sexe de l’autre.
Lui à elle :
« Ne dirait-on pas un roc au pied d’une montagne ? ou un coquillage flottant sur la mer immense, avec un petit bout de langue qui pointe ?...Ne jurerait-on pas qu’elle vient de manger un kaki séché d’Imshil et qu’elle en a gardé le noyau entre les lèvre ?...Elle reste ouverte comme un clématite au fin fond de la montagne… Peut-être cette bouche vient-elle d’avaler une soupe de poulet : il me semble voir encore pointer la crête… »
Elle à lui :
« Il porte deux grosses sacoches qui pendent de chaque côté, comme les gendarmes qui assurent la garde des fonctionnaires royaux. Et, tout comme les sentinelles devant le palais de Justice, il est couvert d’un casque rouge…Il plonge et se redresse, pareil au balancier d’un moulin au bord du ruisseau…Tiens ! avec tous ces poils tout autour, il ressemble au pieu où on attache les veaux… »
Le sortilège semble pour un temps suspendu et le couple inaugure un joyeux ménage. Byon Gangsoé s’adonne à ses deux activités favorites, forniquer et dormir, qu’il agrémente de quelques régulières beuveries et parties de dés. La veuve remariée, quoique satisfaite de ces ébats miraculeusement prolongés, aimerait bien toutefois, à la longue, insuffler à son mari un vague goût du travail. Elle lui enjoint un jour de rechercher du bois à couper pour chauffer la maison. Dès sa première sortie, Byon Gangsoé ne peut résister à l’appel d’une longue sieste au pied d’un pin… A son réveil, s’avisant que pour ne pas rentrer bredouille la solution la plus simple est sans doute la meilleure, il se charge d’un jangseung, totem sacré protégeant en Corée l’entrée des villages des mauvais esprits… Malgré les mises en garde de sa femme, il tranche le bois sacré et le jette au feu, provocant la fureur des esprits…
Après un rapide conciliabule pour décider de son sort ceux-ci décident que Byon Gansoé sera affligé de multiples maladies qui ne laisseront exemptes aucune partie de son corps, les esprits se partageant avec soin chaque pièce du festin :
« Voici donc : nos chers collègues du Jolla et du Gyongsang s’occuperont de la tête et des épaules ; ceux du Hwanghae et du Pyongan se chargeront de la partie qui va des aisselles aux fesses ; du trou du cul jusqu’aux orteils, ce sera l’affaire des totems du Gangwon et du Hamgyong ; quant aux organes intérieurs, ils reviendront à nos amis du Gyonggi et du Chungchong. »
L’immunité qui semblait avoir protégé Byon Gangsoé de son épouse se volatilise et notre roi de la gaudriole périt à la moitié du récit. La série des maux qui l’accablent après cette malédiction donne lieu à une énumération hyperbolique de plus d’une page (digne des plus belles listes recensées par Umberto Eco) où se manifeste encore l’épanchement ludique de la parole du récitant :
« […] tuberculose, indigestion, jaunisse, rubicondité faciale, dysfonctionnement gastrique, défaillance du système nerveux, congestion du foie, hémiplégie, scorbut, éternuements incoercibles, toux irrepressibles, étouffements, délires, diarrhée compuslive, vomissements, paludisme, hallucinations, érysipèle, typhoïde, syphilis, lèpre, parasitose intestinale, pleurésie, gastro-entérite avancée, tumeurs intestines, ictère hépathique, lésions cutanées, rhume, ensemble de grippes contagieuses de la saison, rage, soif intense, entorses, algie généralisée. »
Veuve à nouveau, la jeune femme jure d’offrir de dignes funérailles à son défunt mari et se met bientôt en recherche de bras qui puissent lui prêter main forte pour la mise en terre… Ce qui la conduit assez naturellement, après quelques lamentations, à se promettre en mariage à celui qui l’aidera à accomplir cette besogne. La nouvelle se répand et s’ensuit une nouvelle série de drames facétieux où chaque passant, rêvant de repartir au bras d’une si belle épouse, accourt dans la maison pour en extirper la dépouille du mari. Mais c’est encore la mort, subite et inexpliquée, qui est à chaque fois au rendez-vous… La maison s’enfle ainsi de cadavres jusqu’à l’arrivée de Kim Depdeuk, écuyer d’un ministre de Séoul, qui parvient à enchaîner les macchabées et les traîner hors du logis de la veuve.
C'est alors que se manifeste un nouveau sortilège : (effet de la jalousie du défunt mari ?) : Depdeuk et tous ceux qui se joignent à lui pour déplacer la charge funèbre se retrouvent enchaînés aux cadavres… Seule l’intervention d’un chamane et quelques prières bien senties finiront par libérer les malheureux de cette emprise. Depdeuk, le dernier à se déprendre du sortilège, tire les sages leçons de sa mésaventure :
« Le faisan qui virevoltait au coucher du soleil n’a pas vu le piège du chasseur. Ohé !ohé ! on affine et on affûte ! […] J’aurais bien pu mourir comme les autres, mais je suis sauf. N’aimons pas trop les femmes, soyons vertueux. Ohé ! ohé ! on affine et on affûte ! »
Il décide alors de s’éloigner de la dangereuse tentatrice pour rejoindre femme et enfants…Conversion ultime qu’accompagne la conclusion du récitant : les coureurs de jupons ont été bien punis et on nous souhaite «une vie en paix sous un saint roi »…
Mais avant cela, ce récit étonnant et frondeur aura souvent mis à mal les valeurs qu’il prétend défendre dans sa dernière page. Une leçon fort différente pourrait tout aussi bien être tirée de cette farce : il faut apprendre à se moquer de tout - des moines bouddhiques, des esprits chamaniques, des liens sacrés du mariage et de cette mort omniprésente que seuls le sexe, le rire et la puissance du langage parviennent provisoirement à conjurer.
Histoire de Byon Gangsoé. Zulma, 2009. Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet.
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