Dans un billet du 1er mars 2010, Pierre Assouline s’interroge sur les infortunes de la nouvelle dans le milieu éditorial français alors que toutes les évolutions socioculturelles récentes semblent nous porter « à consommer du bref, du rapide, du concentré ». Peu publiées, peu lues, le genre n’inspire guère les écrivains français, à quelques exceptions notables près. Certains éditeurs ne baissent pourtant pas les bras (voir, dans la collection Quarto/Gallimard, la récente parution des nouvelles de Gogol et celle, attendue pour début avril, des nouvelles de Nabokov) ; ils n’hésitent pas à encourir régulièrement un bouillon commercial supplémentaire pour pousser devant nos yeux aveugles quelques joyaux de la forme courte ! Ce genre jouit pourtant ailleurs d’une diffusion plus large, notamment sur le continent américain, au sud comme au nord...Peut-être est-ce pour ces raisons (frilosité du public et courage d'un éditeur) que nous est parvenue, mais si tard, une anthologie des nouvelles de Leonard Michaels.
Ecrivain new-yorkais issu d’une famille juive polonaise Léonard Michaels, mort en 2003, a consacré l’essentiel de son œuvre à cette forme tièdement prisée dans l’hexagone. Reconnu comme l’un des maîtres du genre aux Etats-Unis, il fut récompensé par plusieurs prix et salué par de nombreux écrivains. Il nous aura fallu attendre l’initiative des éditions Christian Bourgois pour découvrir ses nouvelles souvent dérangeantes, inclassables et qui méritent d'être lues au plus vite.
L’éditeur a fait le choix de publier simultanément la traduction d’un autre texte de l’auteur, Sylvia, un court récit paru en 1990 dans lequel Michaels retrace un épisode tragique de son existence : sa relation tumultueuse avec sa première épouse, Sylvia Bloch, de leur rencontre au début des années 60 jusqu’au suicide de celle-ci quelques années plus tard. Un texte dépourvu de sentimentalisme, qui a touché par sa force d’écriture et sa sobriété. Ce récit a été remarqué tant par la critique écrite (Le Monde, Libération, Le Matricule des Anges,…) que par un certain nombre de blogueurs au goût sûr (voir notamment la notule d’ Antonio Werli sur Fric Frac Club).
D’un accès a priori plus facile que les nouvelles de Michaels, Sylvia a-t-il été envisagé comme un pont possible vers la lecture de Conteurs et Menteurs ? Quoiqu’il en soit les deux livres entrent en résonance à plus d’un titre. Je renvoie sur ce point et sur d’autres au très bon article d’ Anne-Françoise Kavauvea. Son post offre d’ailleurs une entrée éclairante à la lecture des nouvelles de Michaels, ailleurs moins souvent commentées que Sylvia.
Les nouvelles et Sylvia se croisent sur plusieurs points. Premier paradoxe, le récit de Michaels, a été écrit plus de vingt-cinq ans après la mort de Sylvia, alors qu’il était déjà avancé dans son œuvre d’écrivain, et avait publié de nombreuses nouvelles. Ce travail d’écriture bénéficie d’une double maturité : celle de l’écrivain qui a travaillé, publié, trouvé sa tessiture ; et celle de l’homme qui a dû attendre que le temps fasse du temps avant de pouvoir coucher par écrit ces événements marquants de sa jeunesse : expérience de la perte, de la folie, de la violence conjugale. Le narrateur de Sylvia, lui, est encore simplement ce jeune homme qui a abandonné sa thèse, ne sait pas ce qu’il va faire et ne se connaît que « le désir d’écrire des histoires». Sorte de corps vierge où vont d’abord s’inscrire tout à la fois ce désir, la douleur de ne pas y parvenir et la découverte de cette posture intenable qu’implique le travail d’écriture…
« Les mots m’obsédaient, les relations étranges entre leurs sons, comme s’ils recélaient une musique, le chant bizarre d’un démiurge duquel émergeaient des images, des choses virtuelles, rues, arbres, gens. La musique allait crescendo comme si c’était elle l’histoire. Je devais laisser le champ libre, attendre le déclic, mais je n’y parvenais pas. J’étais un mauvais danseur, j’entendais la musique, j’effectuais les pas, mais j’étais incapable de me laisser emporter dans la danse. »
Mais c’est avant tout une relation amoureuse extrême, malheureuse et par bien des aspects incompréhensible, qui va marquer la jeunesse encore largement « inhabitée » du futur écrivain. La folie de Sylvia n’est jamais perçue comme pathologique, le narrateur l’accepte, la subit et la gère sans réellement la remettre en question, ceci à la fois par amour et par manque de recul. Dans sa préface, Diane Johnson va jusqu’à dire :
« En épousant Sylvia Bloch, son malheur a été de devoir se débrouiller avec une femme extrêmement perturbée alors qu’il n’avait pas encore suffisamment d’expérience pour connaître l’étendue du spectre de la normalité ».
Si nous ne doutons pas, qu’avec l’expérience, ce recadrage a eu lieu, ce n’est toutefois pas le « spectre de la normalité » qui semble avoir constitué l’objet littéraire de prédilection de Leonard Michaels dans les écrits qui ont suivi cette période de sa vie ! Bien au contraire, on pourrait penser que la relation avec Sylvia a joué le rôle d’une expérience fondatrice qui a infléchi sa perception du monde, des relations hommes-femmes et de la société américaine.
Ainsi, un mouvement de balancier semble s’opérer entre Sylvia et Conteurs et Menteurs : dans Sylvia l’écrivain revient, avec la distance qui lui était nécessaire et une maîtrise stylistique acquise, sur l’un des épisodes les plus marquants de sa jeunesse. Mais il y revient aussi avec tout ce que ses nouvelles lui ont déjà permis d’exprimer, d’incarner et d’exorciser de cette période. Toutes les nouvelles écrites avant 90, foisonnantes, protéiformes, ne sauraient se limiter à un brouillon kaléidoscopique de Sylvia. Elles en préfigurent toutefois de nombreux aspects.
Plusieurs personnages féminins des nouvelles, de par leur violence, leurs peurs, leurs lubies ou leurs désirs suicidaires évoquent déjà Sylvia. L’univers «chic-underground» des milieux étudiants et intellectuels de Berkeley et New-York sont déjà passés au crible dans les nouvelles des années 70. La vision du couple comme force déstructurée, implosive, génératrice de folie, de destruction autant que de passion est une constante de presque toutes les nouvelles. La présence, en arrière-plan, de certaines conventions familiales (portées notamment par la figure de la mère) en porte-à-faux avec le vécu du couple se retrouve dans Sylvia comme dans certaines nouvelles. La distance humoristique, toujours proche du tragique, est notable dans la plupart des nouvelles mais aussi, plus discrètement, dans le récit de 1990. La liste pourrait encore probablement s’étendre tant ses deux œuvres semblent s’éclairer, se faire écho, se répondre.
Sylvia et Conteurs et Menteurs n’en constituent pas moins deux ouvrages spécifiques, qui peuvent également être lus isolément. Sylvia nous présente un récit relativement bref, clos sur lui-même, centré avant tout sur une relation et une série d’événements précis et datés, alors que le recueil de nouvelles permet d’entrer dans une œuvre dense qui s’étend sur trente ans (au gré certes d’une sélection nécessairement subjective, principe même de l’anthologie…).
L’un des points de force de Sylvia vient aussi de l’introduction dans le récit d’extraits du journal que le narrateur avait tenu durant cette histoire. Journal dans lequel le jeune époux éprouvé notait son quotidien, les tempêtes qu’il traversait mais qui lui servait aussi, analyse faite cette fois-ci dans le temps du récit, à essayer de se donner des points de repères pour gérer les imprévisibles débordements de sa compagne :
« Je décrivais nos disputes dans un journal intime car j’étais de moins en moins capable de me rappeler comment elles débutaient. Une insulte proférée par inadvertance, puis une colère disproportionnée. Je ne savais pas pourquoi cela arrivait. J’étais l’objet d’une terrible fureur, mais qu’avais-je fait ? Qu’avais-je dit ? Parfois j’avais l’impression que cette rage n’était pas vraiment dirigée contre moi. Je me trouvais simplement sur la ligne de tir […].»
Ces deux temporalités n’introduisent pourtant pas de fracture dans le texte. Seule la mention d’une date à la fin d’un passage nous informe que le paragraphe que nous venons de lire relevait du journal et non du récit. L’imbrication passe souvent inaperçue. Le journal semble plutôt aider le narrateur du récit à se concentrer avant tout sur le souvenir des faits, l’enchaînement des événements et des sentiments tels qu’ils furent vécus à l’époque. Cette rétrospection n’est jamais analytique et Leonard Michaels ne cherche jamais à en tirer leçons ou justifications. Tout au plus le journal introduit-il parfois un présent brut, vécu sur le vif, qui intensifie le récit :
« Je n’ai pas de travail, pas de travail, pas de travail. Je ne suis pas publié, je n’ai rien à dire. J’ai épousé une folle. Journal, janvier 1962»
Revenir sur son passé, fût-il douloureux, est souvent l’occasion d’essayer d’en tirer un menu profit, de comprendre, de pouvoir se dire que l’on a appris quelque chose. Rien de tel ici. La violence est restituée comme au premier jour. Le mystère Sylvia n’a pas été percé. On peut survivre à la folie et à la mort de l’autre, on peut en témoigner, mais on ne les apprivoise pas...
Billet à suivre...
Leonard Michaels, Conteurs et Menteurs. Christian Bourgois Editeur, 2010.
Leonard Michaels, Sylvia. Christian Bourgois Editeur, 2010
Traductions de Céline Leroy.
Images : Plaque d'égout N.Y.C (c/o EasyDoor) / Hans Bellmer
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