jeudi 4 mars 2010

> Le labyrinthe de Martha





















Jean-Pierre Martinet fut l’auteur d’une œuvre sombre et sans concession. Ses romans, parus entre 1975 et 1986, reçurent néanmoins (et peut-être pour cette raison) un accueil mitigé du public. Plusieurs éditeurs, convaincus qu’il y a eu là un rendez-vous manqué, se sont entendus pour offrir une seconde vie à ces textes, dont la qualité littéraire est effectivement souvent remarquable. La somnolence (lire ici la préface de Julia Curiel), réédité chez Finitude en début d’année, fut son premier roman. Composition d’une rare exigence qui évoque assez peu  un galop d’essai… A lire absolument !

Martha Krühl a soixante-seize ans. Elle mène une (fin d’) existence faite de réclusion, de solitude et d’alcool. Sa vie est un long rêve semi-éveillé dans lequel les souvenirs et les hallucinations forment une pâte inextricable et la matière d’un soliloque ininterrompu. Pourtant cette parole hallucinée, symptôme de toutes les dérives du cœur et de l’esprit et qui pourrait nourrir plusieurs générations de psy aux suffixes variés, est posée ici en parole souveraine. Le lecteur est d’entrée de jeu happé, violenté par une subjectivité centrifuge qui lui impose son monde comme le seul possible. La solitude et le désespoir (ou ce qu’il en reste), on le sait, peuvent enfanter des monstres. Mais il fallait sans doute le talent et l’obstination d’un écrivain comme J-P Martinet pour les rendre si tenaces et si prégnants.

On se dit tout d’abord, après les deux premiers chapitres – on l’espère, même, qu’un contrepoint va survenir, qu’une réalité plus englobante va se dessiner ; que l’on pourra voir Martha de plus haut, de plus loin ; la Martha d’avant, ou la Martha d’un autre, d’un voisin, d’un médecin, du facteur, ou celle d’un compagnon de douleur, tel Dagonard qui donne la réplique à George Maman dans  Ceux qui n’en mènent pas large, un roman plus tardif de Jean-Pierre Martinet… Mais rien de tel ici. On comprend bientôt qu’on ne sortira pas du tunnel, de la suffocante focalisation interne qui donne sa mesure (et sa démesure) à tout le récit. Tout se joue dans la peau de Martha Krühl et il faudra l’endosser jusqu’au bout.

Ainsi, notre perception de la réalité va se déliter peu à peu. Les quelques repères référentiels que pose le récit à ses débuts deviendront eux-mêmes douteux. Si d’entrée de jeu on comprend que Martha parle à un fantôme (le défunt compagnon), que son monde est peuplé de présences imaginaires inquiétantes (les petites filles aux cheveux rouges…), nous pouvons toutefois établir qu’elle vit seule et prostrée dans son appartement et qu’elle reçoit pour seules visites, celles de Maryvonne, la femme de ménage chargée de lui faire ses courses et de lui acheter son whisky (boisson à laquelle elle voue une passion sans borne…). Mais la tournure des événements et l’absence de repères temporels vont rendre ces pauvres certitudes vacillantes. Lorsque Martha se lève enfin, c’est pour incendier son appartement et entreprendre un étonnant voyage. Elle veille le défunt mari d’une voisine de palier, rejoint la rue au moyen d’une défenestration que tout apparente à un suicide, entre dans une salle de cinéma où un épisode du film projeté déclenchera l’hilarité de la salle sans qu’elle parvienne jamais à comprendre ce qui a provoqué ces rires. Elle commet quelques crimes spectaculaires, fait des rencontres… La plus notable est celle de ce jeune homme qui l’entraîne à son domicile en lui faisant miroiter une bouteille de Bourbon. S’ensuit une scène digne du Pasolini de  Salo ou les 120 journées de Sodome  - ne serait-ce l’effet tragi-comique que produit l’obnubilation de Martha pour la gorgée d’alcool promise et trop longue à venir à son goût… Si la narratrice nous entraîne dans ses rêves, ses cauchemars, ses fantasmes, on ne sait plus très bien sur quelle réalité ils prennent leur envol… Martha a-t-elle vraiment quitté son appartement ? Brode-t-elle un récit fantasmagorique à partir de ce qui l’entoure, de ceux qu’elle croise ? Ou au contraire est-elle encore chez elle, immobile, à rêver jusqu’à ses moindres gestes ? Le cadre du récit s’en trouve lui-même contaminé. Finalement Maryvonne n’appartenait-elle pas elle aussi à un passé beaucoup plus ancien ? Martha vit-elle vraiment chez elle ? Ne serait-elle pas plutôt confinée dans un hospice ou clouée sur le lit d'une chambre d'hôpital psychiatrique ? Depuis quel enfer nous parle-t-elle ?


Derrière cet univers obsédé, habité de complots, de désirs refoulés, de chagrins et de hargne se dessine un passé. Une de ces pauvres vies dont Jean-Pierre Martinet, à l’instar de Henri Calet, a fait le lait noir de son œuvre, incapable d’en trouver ailleurs la substance. Ainsi, quelques figures marquantes, quelques fragments biographiques traversent le récit où s’y installent plus durablement. De ce magma kaléidoscopique émergent deux figures masculines : le père, ce "fameux" pasteur Krühl, illustre inconnu dont la renommée mondiale ne fait aucun doute aux yeux de Martha et dont l’ image écrasante s’impose comme un modèle indépassable, une statue du commandeur source de toutes les culpabilités et de tous les excès. Et puis il y a l’étrange destinataire de ce long monologue, sans doute l’homme d’une vie, cet homme roux guère plus bavard que son fantôme ; présence silencieuse que la narratrice submerge de toutes ses rancoeurs et de toutes ses peurs mais qui relance ainsi sans cesse le récit et incarne le deuil impossible et l'amour perdu. Pourtant aucune de ses marques du passé ne fonctionne à proprement parler comme une clé et c’est loin de tout « pyschologisme » que se construit le récit. Le monologue foisonnant de Martha est habité par les traces d’un passé auquel il ne saurait être simplement réduit, un passé grevé aussi de silences, d’ellipses, de signes indéchiffrables : à quoi renvoie précisément cette lumière du Sud, évoquée comme l’un des rares souvenirs de bonheur et de plaisir ? Qui sont ces petites filles aux cheveux rouges qui hantent le récit de Martha ? Qu’auraient-elles pu nous apprendre de la maternité ou de l’absence de maternité de la narratrice, dont rien n’est jamais dit ni suggéré ? Si le passé crève parfois l’écran (suicide du père, …) il apparaît aussi souvent comme un poison disséminé (au même titre que l’alcool, l’autre substance germinative de ce récit), une série de douleurs qui innervent le texte et la folie du personnage mais demeurent innommées.

Etonnamment, l’écriture de Martinet dans ce roman conserve une tenue relativement classique ; la prose y est appuyée, précise. On ne trouvera pas le style plus populaire, presque scénaristique de certains autres textes de Martinet, comme  Ceux qui n’en mènent pas large. La crudité n'atteindra jamais celle de certains passages de Jérôme. On relève un certain contraste entre la dérive du personnage et cette forme de maintien de la langue, présent souvent jusque dans les dialogues et même dans ces passages où la narratrice fait état de sa confusion, de sa colère ou des doutes qu’elle émet sur sa mémoire ou sa raison. Quelques marques d’oralité parfois, mais pas de déstructuration de la syntaxe ni d’implosion formelle. Marque, peut-être, de l’austérité luthérienne à laquelle continue à essayer d’adhérer la narratrice au plus fort de sa folie et de ses débordements... Mais par effet de boomerang les abîmes au bord desquels se promène le récit n’en semblent que plus vertigineux.

Au terme de La somnolence on aura bien effectué, comme l’annonçait la quatrième de couverture, un voyage avec une « Alice de cauchemar ». Voyage durant lequel on somnole finalement peu mais dont on revient éreinté – de cette fatigue que procurent parfois les grands livres.













Jean-Pierre Martinet, La somnolence. Finitude, 2010

1 commentaire:

  1. Martha et moi, c'est une grande histoire d'amour qui débuta, sans prévenir, par une rasade de whisky et un monologue qui n'en finissait plus de me secouer.
    Merci Frédéric d'avoir raviver mes impressions de lecture.

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