lundi 6 septembre 2010

> De Siam à Lycanthropolis. Escales chez le Vampire Actif.




En cette saison où les petits éditeurs tentent de tirer leur épingle du jeu dans le raz-de-marée d’une rentrée littéraire largement dominée par les grandes maisons, il est à la fois salutaire et profitable de tendre l’oreille vers des voix plus discrètes. Ici ou là (voir notamment 1, 2, 3), certains chroniqueurs s’emploient à en faire écho, au gré de leurs coups de cœur ou de leurs convictions. Bien leur en prend car le furetage loin des feux de la rampe réserve souvent de belles surprises au lecteur.

Les jeunes éditions du Vampire Actif, qui s’apprêtent à porter un troisième titre à leur catalogue, ont déjà publié, à quelques mois d’intervalle, deux livres tout à fait dignes d’attention. Cette maison d'édition s’est à la fois engagée à défendre des auteurs contemporains aptes à surprendre ou émouvoir (« les Séditions ») et à ressortir des eaux dormantes du passé des textes à la dérive dont le sang ne demande pourtant qu’à battre à nouveau (« les Rituels Pourpres »).(1)

Coup d’envoi des « Séditions », §iamoises, sorti en avril 2009, est un premier roman. A travers la figure de deux sœurs siamoises, Patrick Dao-Pailler s’empare du thème de la gémellité sous sa forme la plus radicale et tisse un récit audacieux, polyphonique et hybride qui trompera plus d’une fois les attentes du lecteur.

A la table des «Rituels Pourpres», Pétrus Borel ouvre le bal. Escales à Lycanthropolis nous introduit dans l’univers riche et singulier de cet auteur de la première moitié du XIXème siècle encore souvent mal connu. L’ouvrage rassemble un choix de textes caractéristiques des différentes facettes d’une œuvre qui fut médiocrement accueillie en son temps, puis saluée tour à tour par Baudelaire et Breton.

Plusieurs beaux articles ont déjà été consacrés à ces deux ouvrages sur différents blogs. Quelques-uns sont mentionnés à la fin de ce post.




Une requête sur Internet, une dépêche de l’AFP au sujet du meurtre d’un homme de 35 ans retrouvé mort dans le XXème arrondissement au domicile de deux soeurs siamoises, voici pour le préambule du roman de Patrick Dao-Pailler. S’agit-il d’un raccord avec le réel ? D’une fiction dans la fiction ? De la genèse d'une obsession, d'une empathie nécessaires au travail de l’écrivain ?

« Vous restez devant l’écran.
Jusqu’à ce que vous soyez absorbé par elles
Jusqu’à ce qu’elles deviennent plus vrai que vous-mêmes »

§iamoises prend d’abord la forme d’un récit à deux voix, un journal bicéphale où Lucy et Adina confient leur histoire. Elles dessinent sous nos yeux, par petites touches, leur étrange destin de sœurs siamoises de type Omphalopagus (reliées par l’abdomen). L’enfance, le quotidien, le sommeil, les rêves, la parole. Ce qui les rapproche, les partage, ce qui, parfois, commence chez l'une et finit chez l’autre. Elles nous font pénétrer à la fois avec justesse, autodérision et poésie dans leur monde d’abord inquiétant mais dont nous assimilons peu à peu les règles, la sensibilité. Démarche déjà audacieuse, inédite à ma connaissance, que cette prise de parole directe prêtée à un couple de sœurs siamoises, dont la figure est le plus souvent associée, dans notre culture ou notre inconscient, soit à la curiosité médicale et scientifique, soit à l’univers des "freaks". On pense bien sûr au film mythique de Tod Browning mais aussi à toute une imagerie liée à l’univers du cirque (sous sa forme effrayante), de la tératologie, de l’exception désastreuse.(2)
Dans toute la première partie du roman, Dao-Pailler parvient, non sans talent, à investir un espace improbable. Le ton, les remarques, les détails qui tissent ce témoignage singulier sonnent juste, sans que l’on ait tout à fait l’impression de suivre un récit réaliste. On ne se retrouve ni dans une fiction strictement documentaire, ni dans un univers reconstruit sur un mode fantasmagorique comme par exemple dans Des aveugles d’ Hervé Guibert.

Les deux soeurs ont développé une intimité à leur mesure. Le filet de chair qui les relie et les sépare tout à la fois, d’abord baptisé « Moignon », a finalement reçu le sobriquet de « Petit pont ». Ce lieu-limite de la fusion-séparation devient un organe à part entière doté parfois même d’une sensibilité érogène. Et depuis leur différence, les deux narratrices interrogent également nos peurs, nos préjugés, notre incapacité à leur accorder le droit d'exister en dehors de nos catégories. C’est notamment sur le chapitre de la sexualité que cette attitude est analysée. On tolère l’autre dans sa différence tant que cette différence ne menace pas notre intégrité d’individu « normal ».

« Deux sœurs siamoises aussi peuvent être normales. Il suffit qu’elles ne fassent pas l’amour »

Mais Lucy et Adina dérogent à cette image rassurante : «Oui, le monstre fait l’amour…»

Elles passent alors en revue, dans une paragraphe magnifique, toute la gamme des désirs dont elles peuvent faire l’objet :

« Nous notre côte est élevée. La rareté, vous comprenez. Nous sommes très demandées. Alors il faut trier. Il faut trier entre : ceux qui se mettent au défi de coucher avec un monstre ; ceux qui veulent voir, ceux qui veulent savoir […] ; et ceux qui ne se posent aucune question, ce n’est pas les bizarreries de la nature qui les attirent, c’est le fait qu’ils puissent caresser deux chattes en même temps, deux paires de seins. Tout le reste ils l’oublient, ils ne voient pas : les asymétries, les brisures, les gnons, les ombres portées au cœur des boursouflures, et ce gros moignon entre nous deux. Ce qu’ils aiment en nous, c’est la profusion : l’excès de chair, l’excès de femme… Et les derniers, les plus pitoyables peut-être : ceux qui s’approchent vers vous comme pour vous faire la charité, le regard pieux. Tout juste s’ils ne vous tirent pas leur chapeau bas pour vous présenter leurs condoléances. C’est peut-être ça qui les attire, remarquez : cette proximité du sexe avec la mort. Ils la voient partout. On dirait qu’ils s’apprêtent à faire sortir Dieu de leur chapeau. Que c’est pile au creux de leur chapeau qu’ils vont jouir ».

Cette analyse douloureuse et lucide opère presque un retournement tératologique, c’est l’individu non-siamois, l’individu normal qui devient monstrueux. Un peu à l’image de cette voisine dont les comportements alternent entre une charité maternante et démesurée, des excès de folie (elle est surprise en train de laper le lait du chat dans le bol placé devant la porte) et une malveillance paranoïaque (elle fait circuler une pétition dans laquelle elle accuse les deux sœurs de se livrer à des cérémonies vaudoues). La différence de l'autre fait vaciller nos repères et nous renvoie à notre propre monstruosité.

Le récit va basculer une première fois lorsque Fernando, l’amant de Lucy et Adina, est retrouvé mort dans la chambre des deux sœurs au lendemain d’une nuit où elles mesurent ce qui les sépare et les rassemble dans cette complexe liaison charnelle à trois.

S’agit-il d’un meurtre dicté par l’impossibilité pour chacune d’elles d’être l’unique maîtresse de leur amant ? Les sœurs mentent-elles, ont-elles oublié, sont-elles vraiment coupables ? L’ombre des Bonnes de Genet n’est soudain plus si loin et le spectre revisité du crime des sœurs Papin semble un instant planer sur le récit. Celui-ci semble devoir s’engager vers le thriller psychologique avec, en arrière-plan, la figure mythique des sœurs meurtrières.

Mais la spécificité des accusées fait que l’on s’égare plutôt dans un imbroglio qui défie les lois de la raison juridique. Leur faut-il un seul ou deux avocat(s) ? Est-il envisageable que l’une des sœurs soit coupable sans que l’autre ait été complice ? Comment envisager l’exécution d’une peine qui condamnerait l’une des sœurs et innocenterait l’autre ? La reconstitution tout comme l’isolement en box de chaque accusée légalement prévu pour le procès donnent lieu à des aménagements inédits…

Le roman se libère peu à peu de tout cadre réaliste et le procès des deux sœurs s’apparente de plus en plus, tant par le ton des plaidoiries que par les événements qui s’y déroulent, à un théâtre de l’absurde où le tragique côtoie le grotesque.

Le cours des audiences est subitement interrompu par la menace d’attentat d’un mystérieux groupuscule terroriste, le «Groupe d’Action Armé pour l’Homme Simplex», qui mène un combat sans merci contre tout ce qui évoque la paire, la dualité, le double… A ce groupuscule répondront en écho inversé d’autres associations, telles que «Duplik», qui considère au contraire que « les siamois sont une variété d’humains avancés, que l’homme actuel – pris dans les schèmes de son unicité – n’est pas prêt à reconnaître comme telle, et à laquelle il ne favorise pas l’accès au monde. »

Ferment involontaire de toutes les élucubrations politico-métaphysiques, objet de toutes les convoitises (érotiques, artistiques), les Siamoises regagneront finalement leur appartement du XXème arrondissement, laissant quant à elles certaines questions entières :

« Est-ce toi Lucy,
Ou bien moi,
Qui recrache les pépins quand nous mangeons du raisin ?
Je ne me souviens plus »



Dans ce roman, placé dès le préambule sous le signe du « work in progress », Patrick Dao-Pailler expérimente différents registres et différentes voies formelles (journal, poème, dialogue, coupure de presse) et joue constamment avec les conventions des genres auxquels il se prête. Il a finalement composé un beau monstre, qui à l’instar des singulières héroïnes de ce roman, vit sa propre vie sans se soucier de bousculer nos représentations et nos catégories.

Au cours de ce ballet il aura pourtant réussi à nous faire toucher du doigt des questions de fond, telles que celles de l’altérité, de la différence, du corps, du désir et de la société du spectacle qui les met si souvent en scène.

(On notera au passage que les hasards de l’édition font qu’en 2010, deux nouvelles prenant pour personnages principaux des sœurs siamoises sont également parues : « Les Dames aux peaux de phoque » dans Microbes, de l’écrivain argentin Diego Vechio et « Scènes de la vie d’un monstre double » une magnifique nouvelle de Nabokov rééditée dans ses Nouvelles complètes.)

*


Reconnaissons à certains éditeurs le mérite de rappeler régulièrement à notre attention des textes a priori plus éloignés de nous, qu’il s’agisse de fragments noyés dans une œuvre abondante et souvent un peu vite cataloguée (je pense notamment à Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris, deux très belles lettres de George Sand parues aux éditions du Sonneur en Mai dernier) ou de textes d’auteurs oubliés ou mal connus (tels les Contes d’un buveur d’éther de Jean Lorrain, récemment édités par les éditions du Chat Rouge).

S’inscrivant dans cette dynamique, avec Escales à Lycanthropolis les éditions du Vampire Actif nous livrent non seulement dix textes majeurs de Pétrus Borel, mais accompagne notre lecture d’un paratexte consistant, jamais pédant ou ennuyeux. Organisé à partir de plusieurs entrées, ces notes ou articles permettent d'accéder à l’ensemble du corpus ou de lire un texte indépendamment des autres.

Un texte liminaire d’une trentaine de pages revient d'abord sur l’itinéraire de Pétrus Borel et réinscrit son œuvre dans son contexte littéraire, politique et social ; mais chaque texte est à nouveau précédé d’une brève introduction qui en rappelle les enjeux importants et le resitue dans l’œuvre de son auteur. On trouvera encore, en fin d’ouvrage, deux articles de Baudelaire et de Breton consacrés au Lycanthrope ainsi qu’une « clôture » signée Olivier Rossignot, auteur d’une thèse de doctorat sur Pétrus Borel mais qui nous livre ici un texte à la fois personnel, agréable et éclairant sur l’écrivain (le contraire d'une thèse diraient les mauvaises langues). On notera encore que le Vampire Actif prolonge et élargit ce dialogue avec Pétrus Borel à travers une série d’articles en ligne de grande qualité signés Desmodus 1er et portant sur différents thèmes ou problématiques présents dans cette œuvre (les prisons, la providence... ).

L’œuvre de Pétrus Borel s'inscrit dans le courant de ce premier romantisme dit « frénétique » où l’on range aussi des auteurs tels que Gérard de Nerval et Théophile Gauthier. Si l’on voit que Borel s’y rattache par son anticonformisme, son opposition virulente à un monde régi par la bourgeoisie montante, le respect des bonnes mœurs, des conventions établies et le triomphe montant du matérialisme, il s’en distingue aussi par plusieurs aspects. Il se proclame républicain quand la plupart des écrivains romantiques sont attachés, par réaction à la bourgeoisie dominante, au royalisme ; une certaine forme de radicalité critique semble également le placer au-dessus du lot des confrères de son cénacle ; enfin, s’il partage avec eux une mélancolie révoltée et un sens aigu du sarcasme, ses audaces d’écriture et de ton marquent son oeuvre d’une forme de modernité que lui reconnaîtront bien des auteurs de la postérité.

D’autres balises importantes sont encore posées dans l'introduction : les thèmes de prédilection qui traverseront son œuvre (amour malheureux, suicide, quête déçue de l’absolu), la variété des genres auquel il s’exercera (poésie, nouvelle, roman), son indignation face à l’esclavage et au traitement que la société de son temps réserve aux civilisations "exotiques" ou aux individus qui en sont issus (on lira notamment l’Obélisque de Louqsor, qui dénonce les exactions commises sur le patrimoine de certains pays).

Non seulement écrivain et poète, Borel fut aussi éditeur, journaliste et traducteur et utilisa les différentes facettes de son talent pour exprimer souvent de manière radicale et irrévérencieuse, la soif de révolte et de liberté qui l’animait.

C’est aussi la guigne de Borel que les éditeurs ne manquent pas de souligner. Déveine durable de son vivant d’un écrivain incompris, trop radical, peut-être en avance sur son temps ou dont l’œuvre sembla parfois peu ancrée dans les préoccupations du moment.

Dans le corpus sélectionné on trouvera quatre textes extraits des Contes immoraux, deux textes, de facture plus fantastique, parus initialement dans des revues parisiennes ; l’unique roman de Pétrus Borel, Madame Putiphar ; un texte issu d’une ancienne édition comprenant des écrits de plusieurs auteurs et enfin deux articles écrits pour l’Encyclopédie morale du XIXème siècle. L’article consacré au Lycanthrope dans la Taverne du Doge Loredan, l’un des premiers blogs a avoir attiré l’attention sur cet ouvrage, fait une très claire et très belle synthèse du corpus en soulignant notamment les filiations que l’on peut établir avec certains auteurs fantastiques et gothiques pour ce qui est des nouvelles le Fou du Roi de Suède et les Pressentiments médianoche.



On soulignera ici avant tout la forte personnalité de l’écriture de Pétrus Borel. Borel, l’insoumis, s’accorde notamment une série de licences orthographiques, supprimant par exemple systématiquement les « t » des participes présents, remplaçant les « a » par des « e », et manie la langue avec jubilation. Il donne souvent, dans ses nouvelles, une place prépondérante au dialogue, les transformant presque en courtes pièces de théâtre (notamment dans Champavert le Lycanthrope). Ses récits ne souffrent d’aucun appesantissement, la phrase est toujours énergique, rythmée, incisive.

Mais c’est peut-être avant tout par ce mélange d’ humour corrosif et de pessimisme radical que Pétrus Borel est un Moderne avant la lettre, ce que n’avait pas manqué de remarquer André Breton en son temps. L’apologie du suicide, qui occupe le devant de la scène dans plusieurs des récits, est l’occasion, derrière la contingence des amours déçus ou impossibles (avec Edura, Flava, Philogène), de dénoncer le «théâtre du monde » et de construire une métaphysique radicalement pessimiste. Rien n’échappe à la vacuité du sens, aucune diversion, aucun espoir ne semblent envisageables.

Dans la Notice sur Champavert on trouve cet argumentaire qui vise à éliminer rationnellement tout idée même d’utilité de la vie :

« Est-il rien de plus inutile que la vie ? une chose utile c’est une chose dont le but est connu ; une chose utile doit être avantageuse par le but ou le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie rempli-elle une seule de ces conditions ?... le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai… »


Mais la mort, la solitude, la trahison et le désenchantement sont souvent appréhendés à travers une forme de dérision que Borel manie avec une belle dextérité.

Au début de la nouvelle Passereau l’écolier  l’infidélité féminine donne lieu à quelques situations et quelques « tirades » dignes de Feydeau ou Courteline et le narrateur joue les cocus magnifiques avec brio.

Le suicide lui-même est traité tout à la fois avec gravité et humour. La détermination avec laquelle Passereau cherche à mettre fin à ses jours trouverait presque une résonance dans Les Nuits de l’Iris Noir, l’une des nouvelles du recueil Suicides exemplaires de Vila-Matas, lorsque l’un des membres du cénacle sénéquien des prétendants au suicide déclare que « sans la perspective du suicide » il « se serait déjà donné la mort». Mais le Passereau de Pétrus Borel n’a pas tant de patience, ce qui l’amène à quémander les services d’un bourreau, à lui demander, en quelque sorte, de faire œuvre d’utilité sociale en lui permettant de se supprimer par des voies techniquement fiables. La requête prend bientôt une dimension d'un autre ordre
à travers cette lettre que Passereau adresse aux députés, et qui mériterait dès aujourd'hui de figurer dans tous les mnauels scolaires de Première ! Passereau suggère aux députés d’instaurer « à Paris et dans chaque chef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider »
Une taxe de cent francs réclamée à chaque tête tombante permettrait d’ouvrir une nouvelle ligne de recettes dans les caisses de l’Etat tout en faisant œuvre de charité publique. Borel s’appuie sur les statistiques recensant les tentatives de suicide, calcule le montant de cette rente, énumère et étaye les avantages que présenterait le projet sur le plan de la morale, de la salubrité publique et des besoins de l’Etat… et invite ici la France à continuer de développer son œuvre civilisatrice en montrant ainsi les voies du progrès aux autres nations. Cette lettre est irrésistible. On notera au passage qu’elle fait immanquablement penser dans son principe et sa construction à la Modeste proposition de Swift. Quoique plus sombre et se référant à une situation socio-politique tragique (la famine en Irlande), le texte de Swift constitue un puissant modèle de satire politique. Borel le connaissait-il ? (Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leurs pays et pour les rendre utiles au public).

Les lecteurs qui auront été avant tout séduits par ce talent sarcastique retiendront également les deux derniers textes, le Croque-mort et le Gniaffe, deux purs joyaux d’érudition, de drôlerie, d’ironie et de performance langagière. Borel y décrit le métier de Croque-mort et celui de Gniaffe (cordonnier), apportant détails et précisions sur l’art et la manière de chaque profession, les sous-catégories autour desquelles elles s'organisent, les postures qu’elles appellent. Le tout avec un humour brillant et décapant qui étincelle à chaque coin de phrase.

Sans doute trouvera-t-on dans ce maniement jubilatoire de la langue, dans ce sens tragique du rire, une forme de maigre mais précieuse compensation à la vision sombre du monde, de la société et des hommes qui traverse ces textes de Pétrus Borel, à découvrir de toute urgence.

*

Au vu du soin apporté au choix et à l’édition de ces deux premiers textes, il y a fort à parier que le Vampire Actif nous réserve encore de beaux moments de lecture. Ceux qui ont effectué ces premières escales attendent avec impatience la Vieille au buisson de roses, une "sédition" de Lionel-Edouard Martin, annoncée pour octobre.

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Notes

1) Existe une troisième collection, "Les Entretiens", avec une première parution prévue pour 2011
 
2) On notera toutefois qu' une vision plus sensible a été développée, notamment dans les Frères Falls , le film des frères Polish (avis toutefois mitigé de la critique sur le plan cinématographique) et quelques documentaires relativement confidentiels comme celui réalisé par Manon Loizeau et Jean-Christophe Rosé sur les soeurs russes Macha et Dacha Krivoshliapova )


Sur §iamoises :
Bartleby les yeux ouverts
La Taverne du doge Loredan
 
Sur Escales à Lycanthropolis :
La Taverne du doge Loredan
De seuil en seuil
 
 
Patrick Dao-Pailler, §iamoises, les Editions du Vampire Actif, 2009
Pétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, les Editions du Vampire Actif, 2010
 
 
Images (Photos personnelles) : 1) Katharina Sieverding, Transformer / 3) Sebastiano Mauri, L'ombre du doute / 5) Loup

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