Une fille qui vient rendre visite à ses parents longtemps après son suicide. Un instituteur, encore sous l’emprise délétère des siens, qui viole ses élèves et finit par disparaître comme disparaissent les anges. Un fils hanté par la voix d’outre-tombe de ses parents biologiques qui l’incitent à assassiner ceux qui l’ont adopté. Deux couples d’amis qui partagent et se cachent quelques vieux secrets où l’infécondité côtoie l’adultère. Voici les principaux personnages de la dernière pièce de Marie NDiaye, Les grandes personnes, en librairie depuis le 17 février. C’est dire là l’essentiel et c’est pourtant en dire peu, parce qu’il y a la langue de Marie Ndiaye. La façon dont sa phrase, âpre et soutenue, faussement classique, nous introduit dans un univers à la fois subtilement désaccordé, mais qui brasse pourtant les sucs les plus noirs du réel. On retrouve plusieurs des thèmes et démons qui lui sont chers, au premier rang desquels la famille, qui prend si souvent dans ses textes l’allure d’un étau intérieur, d’une bombe à retardement ou d’un lieu d’expérimentations sur la déshérence humaine. Certes le propos, toujours un peu décalé, n’est jamais directement psychologique ou sociologique et l’exercice sarcastique, fréquent dans cette pièce, garde toujours un arrière-goût d’étrangeté. Mais derrière ces dialogues légèrement dissonants, les ronces auxquelles on s’égratigne sont pourtant bien de chez nous.
Rudi et Eva ont eu une fille, une fille qui s’est éloignée d’eux et s’est donné la mort. Mais cette fille revient à présent les visiter et ils s’en confient à Isabelle et George, un couple d’amis de jeunesse. Isabelle ne leur cache pas qu’elle trouve ce drame enviable…
«J’aimerais moi aussi avoir une fille qui nous aurait quittés remplie de haine, une fille perdue pour nous et dont l’absence, durant de longues années nous aurait attristés, et puis qui reviendrait soudain nous hanter, sans qu’on sache si elle est vraiment là, si elle vit ou pas, ah oui, cela me plairait, c’est dommage.»
C’est qu’Isabelle n’a eu qu’un seul et unique fils, un fils dont son mari a souhaité se contenter pensant ainsi arracher plus facilement le foyer à sa «condition de pauvres jeunes gens coincés dans leur quartier navrant». Pourtant, ils n’ont pas vraiment échappé à leur médiocre condition, alors que Rudi et Eva, qui ont élevé deux enfants (leur fille et un fils adoptif), ont connu une ascension sociale exemplaire. Mais la machine se renverse encore car cette réussite, Rudi et Eva ne la goûtent guère. Ils semblent plutôt l’avoir payée de l’abandon de leurs enfants qui les ont condamnés à une existence de solitude et d’effroi, alors que le fils de George et d’Isabelle ne s’est quant à lui jamais séparé de ses parents. De la situation asymétrique des deux couples, Marie NDiaye tire d’entrée de jeu un miel vénéneux. L’amitié des quatre personnages est émaillée d’envies, de frustrations, de jalousies, de sourds reproches et ne semble survivre que grâce à un lot de souvenirs communs insipides et cruels qui les renvoient à une jeunesse partagée «dans la cité». Il n’y a pourtant aucun affrontement, aucun règlement de compte. Les paroles les plus violentes peuvent s’échanger sans que cela suscite aucune des réactions psychologiques que l’on serait en droit d’attendre dans la «vraie vie».
Le fils et la fille de Rudi et Eva, ombres semi-fantomatiques revenues hanter le bercail, se retrouvent quant à eux dans la pénombre de l’escalier qui mène à l’appartement familial. Leurs «retrouvailles» sont aussi l’occasion d’évoquer un passé trouble, de revenir sur les motifs respectifs qui les ont poussés à abandonner «les parents». La fille reconnaît avoir voulu les punir pour leur amour excessif :
«As-tu éprouvé, toi aussi, que l’amour de nos parents te garrottait et qu’il fallait les faire expier des espoirs qu’ils plaçaient en nous et des excès de tendresse dont ils nous accablaient et des objets qu’ils nous offraient ?»
Mais ce qui l’a poussée à partir et finalement à se donner la mort relève d’un mal plus profond, d’une sombre intuition, d’une blessure mystérieuse enfouie au plus profond d’elle-même.
«Malgré la joie, malgré l’amour, malgré l’abondance, l’excès de tout… Il y avait quelque chose de déplacé, de malvenu, quelque chose qui n’aurait jamais dû être et qui vivait, qui était là, en ma personne. Une faute avait été commise et s’épanouissait et ce n’était pas bien. Il fallait que quelqu’un soit puni et il m’a semblé que ce devait être moi.»
Ce malaise radical et confus, apparemment sans objet, s’éclairera pourtant dans les dernières scènes de la pièce.
Quant au fils, c’est à un autre type de combat intérieur qu’il a dû faire face :
«Oui, c’est à l’adolescence que j’ai commencé à les sentir se tortiller en moi, comme s’ils étaient soudain devenus trop gros pour ma poitrine, tous les deux, le père et la mère qui m’avaient mis au monde, et puis ils ses sont mis à parler.»
Les parents décédés ont alors pris la parole pour réclamer à titre de vengeance, de la main de leur orphelin, la mort du couple adoptant. Hanté en permanence par cet appel au crime, le fils a dû fuir pour protéger ceux qui l’avaient recueilli, pour ne pas risquer de se soumettre à l’injonction des fantômes qui l’habitaient. Des fantômes qui ont droit, au même titre que la fille revenante, au statut de personnage. Il sont «ceux qui logent dans la poitrine du fils» et vont faire à nouveau entendre leurs exigences criminelles, tel un chœur menaçant et obsédant. Cette voix intérieure sera bientôt entendue par d’autres, par la fille d’abord, puis par Eva et Rudi. Les morts et les vivants peuvent dialoguer et quelques réconciliations douces-amères finiront tant bien que mal par prendre forme. Dans la dernière scène, un échange attendri où pointe une ironie acide s’instaure entre les parents adoptants et «ceux qui logent dans la poitrine du fils». Une sorte de complicité trans-mortem... Les fantômes se souviennent des premières heures de vie de leur enfant :
«Quand il est né, deux petites dents lui avaient déjà poussé. Il n’a pas crié, il était heureux de voir le jour.»
«Quand il est né, deux petites dents lui avaient déjà poussé. Il n’a pas crié, il était heureux de voir le jour.»
Eva se souvient à son tour de ce fils devenu le sien, elle le revoit à l’âge où il confectionnait des pâtisseries... Rudi évoque le brave petit garçon qui faisait ses devoirs sans qu’il y ait jamais rien redire, le bon fils toujours plein d’attentions…
«Une fois, pour mon anniversaire, il m’a récité un poème qu’il avait composé lui-même. Mon bon petit papa, c’était le titre.»
Mais la figure la plus terrible de la pièce reste peut-être celle du fils de George et Isabelle, Lulu, qui se fait appeler «le maître» car il est instituteur… Son histoire s’entremêle à celle des autres « enfants » et en dessine une sorte de figure inversée. Le maître est englué dans une relation de pathétique dépendance à ses géniteurs, qui lui vouent en retour une adoration aveugle et désastreuse :
«Je m’essuie soigneusement, comme maman me l’a enseigné, et jamais je n’utilise le papier parfumé qui est obscène car on ne doit pas mêler la violette à l’odeur du caca, de même qu’on ne verse pas de sang dans le lait crémeux ni de graisse animale dans l’eau claire. Je traite mon corps comme un bien inestimable »
De ce bien inestimable, comme du pouvoir que lui confèrent ses fonctions, le maître use et abuse en violant régulièrement ses élèves. Prenant parfois conscience des excès auxquels le conduisent ses pulsions, il réclame le secours de ses parents, qui ne l’entendent pas…
« Le maître : Papa, ai-je le droit de violer mes élèves de huit ans ?
George : Voilà que tu recommences. Il est temps que tu t’en ailles. Rentre dîner chez toi.
Isabelle : Ne reviens pas avant de t’être rincé la bouche de toutes ces saloperies »
Déni, aveuglement, écoute impossible…On pense à cette scène bouleversante de Happiness, le film de Todd Solondz, dans laquelle le psychiatre pédophile qu’incarne Gerry Becker tente de se confier à sa femme et lui murmure d’une voix nouée par l’angoisse : «Je suis malade». Confidence à laquelle elle répond, dans un demi-sommeil, en lui suggérant de prendre de l’aspirine…
Mais Marie NDiaye va plus loin et met en scène d’une manière radicale le déni collectif qui entoure les agissements du maître. Au cours d’une réunion de parents d’élèves où sont d’abord évoquées les affaires courantes de l’école, une mère se plaint que son fils a été violé à plusieurs reprises par l’instituteur. La femme, nouvellement arrivée, est immédiatement accusée de colporter des rumeurs malveillantes à l’encontre de Lulu, enfant du pays et pédagogue remarquable. L’aversion qu’elle suscite se développe rapidement et, dans un crescendo subtil, l’assemblée des parents finit par reconnaître le viol de leurs enfants comme une acte admissible et par exclure la mère de l’enfant.
«Nous pouvions bien, madame, considérer que de telles fantaisies ne sont pas si graves, tant qu’on s’abstient de les évoquer par des mots affreux. N’est-il pas plus important pour un enfant de savoir bien lire et bien compter et bien raisonner ? Plus important que de garder son petit corps intact ?»
Difficile de ne pas voir dans cette scène grinçante une forme de résurgence de la triste affaire dont Jean-Yves Cendrey avait fait le récit minutieux dans Les jouets vivants. L’histoire d'un instituteur pédophile soumis aux feux croisés de divers témoignages d’enfants et que seule la détermination isolée du compagnon de Marie NDiaye avait fini par pousser devant les tribunaux, qui reconnurent les faits et le condamnèrent lourdement. Une «histoire vraie» qui surprend plus encore par ce que l’on y découvre en matière de dénégation institutionnelle et par les conséquences qu’elle eut pour les deux écrivains. Même après la condamnation du prévenu, il leur fut reproché d’avoir sali l’image du village, et, menacés et mis en quarantaine par ses habitants, ils avaient fini par déménager… Cas exemplaire où la réalité excède la fiction la plus sombre…
Le maître sera directement confronté à la mère de sa victime, qui s’expliquera très calmement des raisons qui la poussent à l’appréhender :
«Il nous est apparu, à mon mari, cet homme pacifique, et à moi qui suis une femme bénigne, que c’était là un très grand crime, dont la gravité nous a même donné une sorte de vertige.»
Mais le maître ne semble concevoir de grand crime que dans les mots qui disent le crime. La criminelle est donc cette mère étrangère qui vient poser des mots sur ce qui aurait dû rester dans le non-dit et donc le non-existant.
«Ce qu’il s’est passé entre lui et moi, tant que ce n’est pas révélé demeure brumeux et flottant comme si nous savions avoir fait par quelque miracle le même rêve».
Refusant de jouer le jeu du pardon et de la contrition, le maître préférera prendre son envol aux trois quarts de la pièce, se transformer en oiseau, suivant ainsi la voie d’une métamorphose que l’on retrouve souvent dans l’œuvre de Marie NDiaye (La sorcière, Trois femmes puissantes). Il prend alors congé de la mère sur une tirade aux accents prophétiques :
«Et vous songerez alors aux jours heureux où rien encore n’avait été dit, où vous pouviez tranquillement par une chaude journée regarder le ciel au-dessus de vous sans craindre de le voir soudain assombri par la forme lourde du maître qui a pris son envol et parcouru des affreuses criailleries, du maître qu’aura déserté tout langage humain – et vous songerez aux jours bénis où les enfants n’osaient se plaindre de rien, car le cœur du maître là-haut sera libre tandis que la nostalgie et la mauvaise conscience rongeront le vôtre».
A travers ce chassé-croisé de destins défaillants et de portraits au vitriol où s’entrecroisent les voix des morts et des vivants, Marie NDiaye signe ici, dans ce style qu’elle travaille au corps de livre en livre, une pièce féroce et percutante aux accents de comédie familiale dévoyée et de tragédie grecque.
Les grandes personnes est actuellement représenté au Théâtre de la colline dans une mise en scène de Christophe Perton.
Les grandes personnes est actuellement représenté au Théâtre de la colline dans une mise en scène de Christophe Perton.
Marie NDiaye, Les grandes personnes. Gallimard. 2011.
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