dimanche 17 janvier 2010

> Pascal Garnier un horizon plus bas

La plupart des personnages qui traversent l’oeuvre de Pascal Garnier pourraient reprendre à leur compte ces quelques paroles d’Anaïs dans Comment va la douleur ? :

« Mon passé est triste, mon présent catastrophique, mais par bonheur je n’ai pas d’avenir ».

Les deux protagonistes du Grand Loin ne dérogent pas vraiment à la règle. Ce dernier roman arrive donc à point nommé en cette période de grand froid, de montée du chômage et de morosité ambiante. Il semble d’abord s’y fondre avec volupté. Mais ne nous y trompons pas : la littérature la plus sombre, lorsqu’elle est de ce cru-là, échappe à toute morosité.

Marc Lecas, instituteur retraité depuis peu, partage une vie apparemment paisible avec Chloé. Il est divorcé depuis longtemps ans de la mère de sa fille, Anne, qui vit dans un hôpital
psychiatrique. Avec celle-ci il entretient une relation distante, ne lui rendant visite qu’une fois par an à l’occasion de son anniversaire. Mais cette routine va bientôt être bouleversée. Marc observe en lui une fissure lointaine, profonde, jamais nommée et qu’il n’arrive pas non plus à communiquer à sa compagne :

« Mais aurait-elle compris ? Non, elle se serait inquiétée. Il aurait fallu expliquer. Ca aurait pris des heures et même… C’est l’école qui lui avait appris à dissimuler. Dès le premier jour, il avait compris que dorénavant il aurait deux vies, l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur, et que cette dernière, il ne pourrait jamais la partager avec personne. »

Au lieu de colmater cette brèche il va l’emprunter comme un passage. Il décide d’abord d’aller rendre visite à sa fille un jour plus tôt que prévu au prétexte de lui montrer Boudu, le chat indolent et vieillissant dont il vient de faire l’improbable acquisition. Ce premier dérèglement est le début d’une rupture. Lorsqu’il revient le lendemain, jour de la rencontre annuelle, ce sera finalement (il le découvre lui-même) pour enlever sa fille et « prendre la tangente » avec elle. Une sortie au Touquet pour aller voir la mer sonne un départ sans retour et inaugure un road movie sous le signe de la dérive :

« Il avait l’impression d’être un trapéziste rebondissant, après un numéro raté, sur un filet, une folie d’araignée dont il n’arrivait plus à se dégager, pataud, honteux, empêtré de lui-même. Il était peut-être encore temps ?... Laisser un peu d’argent pour Anne, à l’hôtel, sauter dans sa voiture… Il pouvait, mais il n’y croyait déjà plus. Il lui manquait ce petit truc qui sauve le noyé de l’asphyxie, ce coup de pied rageur qui vous fait remonter du fond pour crever la surface. Loin, c’était encore plus loin. Il n’y était pas encore. »

Cette escapade, occasion d’un rapprochement tardif entre le père et la fille prend finalement la forme d’un saut dans le vide qu’accomplissent ensemble deux solitudes. Marc rompt les amarres, ne donne plus de nouvelle à Chloé - « Elle ne faisait plus partie de l’histoire », et se laisse gagner par un abandon qui prendra des formes diverses : son doigt s’infecte et il le sacrifie sous le geste sûr de sa fille ; il est sujet à des crises de paralysies. Et puis enfin, il couvre de son silence et de sa résignation les débordements criminels de sa fille.

Car Anne, portée par une liberté que plus rien ne borde est aussi prompte à choisir ses vêtements aux couleurs criardes et mal assorties, qu’à se lier d’amitié avec le premier venu ou à le détruire. Les meurtres en série d’Anne ponctuent cette fuite en avant sans jamais occuper le devant de la scène. Ils ne sont le plus souvent qu’évoqués à contretemps, ellipses d’un récit où l’essentiel se jouerait ailleurs. Les tueurs en série chez Garnier ne font jamais l’objet d’un traitement policier et le crime apparaît le plus souvent comme une forme parmi d’autres d’expression du malheur.

Mais cette double débâcle est aussi l’histoire d’une rencontre entre un père désabusé et la fille qu’il cherche à reconnaître sans jamais pouvoir tout à fait y parvenir :
« Anne avait pris son air buté, le front bas, les narines pincées, les lèvre gonflées. Depuis dix minutes elle bataillait avec le couvercle d’un bocal de rollmops qui lui résistait.
- Et merde !
Excédée, elle s’empara d’un marteau et, se servant d’un couteau en guise de burin, défonça le couvercle en trois coups. Marc la regardait avec un mélange d’épouvante et d’admiration. On aurait dit la figure de proue d’un navire insensible à la fureur des tempêtes. Comment avait-il pu engendrer une fille pareille ? En vain, il chercha ce qu’il pouvait y avoir de lui en elle. Peut-être tout ce qu’il n’avait jamais osé faire ? Une vague tendresse lui chavira le cœur. »


Au final, la route pour la Terre Promise (qui passe parfois pour l’Espagne, ce même El Dorado dont Bernard et Fiona font un temps leur destination dans Comment va la douleur ?) s’achèvera, comme la relation de Marc et d’Anne, dans un cul-de-sac, sur un vague parking de la région agenaise.

Dans le récit de cette descente aux enfers, Pascal Garnier atteint à une maîtrise rarement égalée dans ses précédents romans. De l’humour noir avec lequel l’écrivain avait bâti brillamment Comment va la douleur ?, il ne reste ici que quelques pépites. Mais l’un des points de force du Grand Loin, tient au silence radical dans lequel se trouve enfoui le désespoir des personnages. Point de cancer qui vous ronge, point de crâne rasé à la Libération comme dans L’A 26, l’un des premiers romans de Garnier. Anne et Marc ne peuvent même plus exhiber les plaies du présent ou les traumatismes du passé pour justifier leurs actes. Les blessures, transparentes ou muettes, ne pèsent jamais sur le récit.

On l’aura compris, le Grand Loin n’est pas sur la route. Il est la part d’ombre tapie en nous, que sonde jusqu’à l’extrême ce texte à la noirceur épurée.

Pascal Garnier, Le Grand Loin. Zulma, 2010

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