Plus qu’un récit de vie, il s’agit d’un (anti)guide de Paris, à l’usage des mal rangés, d’une revue de lieux et figures portée par un souffle à la fois sombre et gouailleur qui aurait, nous dit-on, retourné les tripes d’un Henry Miller tombé par hasard sur ce livre dans une gare de Californie.
Un plongée dans le Paris d’après-guerre, tout d’abord. On nous parle d’un temps où la rue Quincampoix était pauvre en bistrots mais riche en hôtels de passe miteux au pied desquels "des femmes de cent-quatre-vingt livres" faisaient le pied de grue sous les becs de gaz ; où Bercy, entre terrain vague et rase campagne, était peuplé de poules et de cabanons ; où l’on s'égosillait encore en Yiddish dans les cafés de la rue François Miron.
Autre temps donc, mais autres lieux aussi : l’auteur effeuille des « institutions » d’époque d’un Paris underground où les laissés-pour-compte, les biffins, les chineurs, les marginaux de tout crin avaient accès à des lieux dédiés, pour le meilleur ou pour le pire (et pas seulement pour leur réinsertion...) : restaurants, bistrots, bordels, chambres d’hôtel où l’on dormait « à la ficelle ».
Pas de complaisance pourtant dans ces pages qui s’attachent aussi à décrire les corps fatigués, les longues journées rythmées par la faim, le froid, la quête d’une solution acceptable pour un brin d’hygiène minimum…
Paris insolite est aussi une galerie de portraits brossés dans le flux des pérégrinations et des bitures partagées. Visages, lubies, combines de compagnons de rue que Clébert dépeint dans l’urgence sans jamais s’appesantir, là non plus, sur une histoire de vie. Souvenir, par exemple de celui qui, au Père Lachaise, avait trouvé la plus confortable des couches dans le tombeau de la princesse Bibesco... ou de cet autre devenu à ce point aboulique qu’il ne savait plus si son corps ressentait de la faim ou du sommeil…
Mais ces souffrances constituent le tribut à payer pour qui a décidé de tourner le dos à ces vies bien rangées, sans saveur ni promesse (ou pire encore, à la bohème de pacotille qu’illustre admirablement aux yeux de Clébert le Saint-Germain-des-Prés de ces années-là…) :
« Mais quand on a choisi sciemment ce genre d’existence, ce modus vivendi, qu’on a dit merde une bonne fois pour toute à l’avenir, qu’on a refusé de prendre une assurance vieillesse (avec auparavant un boulot à la chaîne, semaine de quarante-huit heures plus la vaisselle et le bricolage de rabiot, distractions dominicales et familiales, rides précoces et rien vu du monde que le mur d’en face et de filles que celles de la concierge, et après la retraite, logement deux-pièces, dans nos meubles à nous, belote tremblotante et pue du bec avant qu’on t’enterre toi et la vie que tu as failli avoir, veau mort-né) évidemment on n’a guère le droit de gueuler contre la faim, c’est le jeu, et à chaque fois que ça m’arrive, je la boucle, je tais mes commentaires, j’évite la compagnie des bien nourris, je rejoins les copains qui savent à quoi s’en tenir et qui eux aussi parlent d’autre chose. »
On trouvera peu de textes qui feraient aujourd’hui de ce mode de vie un acte de liberté et d’affirmation poétique, bref, l’expression d’un choix d’existence. C’est que le Paris du début des années cinquante est encore un peu celui de la fin de l’Occupation, où la liberté s’apprécie plus que tout et où, malgré les cicatrices du passé récent, le champ des possibles est encore ouvert.
Les clochards sont devenus des SDF (presque une catégorie socioprofessionnelle), précarité, exclusion et déréliction psychologique sont les seuls curseurs de la vie dans la rue. Et celle-ci n’offre plus guère d’alternative littéraire, fût-ce pour des écrivains révoltés.
Pour un autre éclairage, plus proche de nous, on relira Les naufragés , le remarquable essai/témoignage de Patrick Declerck : http://www.axelibre.org/livres/patrick_declerck.php
Merci pour cette lecture attentive !
RépondreSupprimerles éditions Attila