jeudi 28 janvier 2010

> Liscano, entre travail et silence




C’est d’abord sur un grand vide que s’ouvre le dernier ouvrage de Carlos Liscano L’écrivain et l’autre. Puis, à partir de l’impossibilité d’écrire et de l’observation du temps qui s’écoule entre deux pages blanches, l’écrivain uruguayen compose une flânerie dans sa propre existence, son présent, son passé. Plus qu’une réflexion proprement dite, on suit une déambulation intérieure teintée d’amertume, où l’effort de sincérité passe avant tout souci de construction ou exigence de style. Le texte comporte même parfois des longueurs, des redites ou de vagues questionnements qui n’appellent pas de réponse :

« La nuit tombe, comme toujours, calme et silencieuse. Arrivent les questions, la quête du sens. Comment tout s’est-il passé ? Pourquoi ? Les coups, la vie et tout ce qu’il faut supporter, pourquoi ? Mais aussi : pourquoi se poser des questions ? Pourquoi ne pas se désintéresser ? »

On en retient pourtant, au final, une certaine densité. Car ces longues heures durant lesquelles l’écrivain solitaire et vieillissant reste prostré à son balcon devant les eaux du Rio de la Plata portent la trace d’une mémoire et d’un parcours singuliers.

On le sait, l’histoire de Liscano est traversée par celle de la dictature qui opprima son pays de 1973 à 1985, l’une des plus terribles du continent (on a dénombré durant cette période jusqu’à 6000 détenus politiques pour moins de 3 millions d’habitants, record mondial pour ce prorata…). Jeune membre du mouvement Tupamaros tombé à la première heure entre les mains des militaires (avant même le coup d’état de 1973), Carlos Liscano a 23 ans lorsqu’il est arrêté. Il ne connaîtra cette sombre période que derrière les barreaux puisque c’est en 1985 qu’il est libéré. Entre temps il aura enduré toutes les privations et subi la torture, quasi quotidienne durant une période de sa détention. Et il sera aussi devenu écrivain, sans avoir encore écrit une ligne... Cette période est notamment racontée dans Le fourgon des fous - qui ne désigne pas le véhicule l’ayant conduit à sa captivité mais le fourgon du retour, qui l’achemina vers une liberté devenue plus terrible encore.

L’écrivain et l’autre revient sur plusieurs des événements biographiques évoqués dans ce précédent récit : la découverte de la solitude durant l’enfance, l’enfermement, la jeunesse volée et surtout la naissance de l’écrivain dans l’homme : Liscano prisonnier s’invente écrivain pour survivre à l’ennui, à la torture, à la claustration. Il passe de longues heures à méditer sur la littérature, sur les textes qu’il écrira (ou n’écrira pas), à accumuler des notes dans son esprit, à construire des personnages. Un basculement définitif est opéré.

Mais ce retour sur les événements et les orientations majeures de son existence n’est pas une simple répétition. Il est ici l’occasion de découvrir ou d’avouer les silences de ses précédents témoignages. C’est ainsi, par exemple, qu’il décèle dans la torture ce qui échappe à la parole, révélant derrière ses anciens efforts d’écriture, les limites de sa propre résilience :

« Je sais que le Fourgon des fous ne raconte pas tout. C’est peut-être de la maladresse, mais il y a une partie qui est indicible. La terreur est indicible, l’idée que la torture n’a pas de temps, qu’elle commence et ne finira jamais, qu’on peut vous torturer des jours, des semaines, des mois, est quelque chose d’indicible. »


C’est aussi vers l’écrivain, double de lui-même, que se tourne Liscano. Une forme de maturité trouve alors à s’exprimer dans ce témoignage au second degré. Il ne retrouve plus cet élan où écrire est « comme frapper du poing sur la table », et il le regrette. Mais il a appris qu’en littérature « on n’avance pas », il sait que l’on ne peut que creuser autour du silence. Il a appris à se connaître comme écrivain, à reconnaître ses faiblesses comme ses exigences. Il assume tout à la fois la place discrète qu’il occupe en littérature et la convocation permanente au travail d’écriture :

« Parce que nous, les petits écrivains, nous savons que nous avons les mêmes inquiétudes et les mêmes souffrances que les grands. Cela ne fera pas de nous des grands, jamais. Mais nous ne pouvons que le reconnaître et continuer ».

Faire œuvre d’originalité et de grandeur n’est pas dans l’ordre de ses préoccupations. Liscano légitime l’énergie créative dépensée à rendre simplement hommage à plus grand que soi – et l’on pense à Souvenir d’une guerre récente, ouvertement écrit dans l’ombre du Désert des Tartares de Buzzati.

A côté de certaines inspirations merveilleuses ou flamboyantes de la littérature sud-américaine, Carlos Liscano poursuit un chemin plus nocturne, plus dénudé. Et même quand l’écriture se relâche, quand l’élan retombe, le travail, lui, peut continuer : « Les mots ne connaissent pas la paix ».


Carlos Liscano, L'écrivain et l'autre. Belfond, 2010 (traduction de Jean-Marie Saint-Lu)

dimanche 24 janvier 2010

> Petit voyage immobile (2) - Descente à Choir




Choir n’est pas ce que l’on peut appeler une contrée riante. Elle pourrait, entre autres figures de l'enfer, évoquer les terres barbares et glacées que l’on parcourt dans Court Serpent d’André du Boucheron. Le voyageur devra d’abord s’imprégner du gris ambiant et habituer son œil à y distinguer les formes (pas moins de trois cent douze mots disponibles dans la langue locale pour désigner cette couleur). Mais le plus terrible n’est pas là. Car Choir a construit son identité autour d’un unique sentiment : la haine de la terre natale. Le désir de fuite et d’exil y est intensément partagé et constitue même le seul ciment social de cette charmante communauté. Choir est une île. Une excroissance marécageuse dont la mouvance constante des sols inflige à ses occupants un vague mal de mer de la naissance à la mort. Un avatar de la Création où le mal vivre règne en maître absolu. Voyons le tableau.

Donner la vie y est à ce point affligeant qu’on invite des pleureuses au chevet des nouveaux-nés afin qu’elles déclament d’émouvantes litanies :

« malheur ! malheur !
Un garçon a vu le jour ce matin à Choir !
Encore un ! »

Les bambins, que l’on habille dans des pelures de lapin fraîchement écorchés vif seront ensuite soumis à quelques rudes épreuves et, s’ils en reviennent, élevés dans la plus stricte malveillance : mal nourris, incités à la rixe, surexploités. ( « Si la fourmi porte cinquante fois son poids, que ne soulèvera un enfant bien entraîné ? ! » ). Mais que le touriste se rassure, les adultes ne se ménagent guère plus entre eux : on se bat systématiquement en duel avec toute personne rencontrée pour la première fois. Par la suite, les occasions de combats à mort ne manquent pas pour autant. Une erreur dans la prononciation d’un mot, par exemple, est un motif valable pour s’entretuer.

En tant de paix, si l'on passe le plus clair de son temps à se fuir ou à s'éviter, de rares dîners s’organisent parfois entre voisins. Cela leur permet avant tout de mesurer avec bonheur l’épaisseur des murs qui les sépare. C'est aussi pour la maîtresse de maison l'occasion de régaler ses convives d'une fameuse « fricassée de caroncules de dindons sauce punaise ».

Quelques autres règles de bienséance sont encore prisées :

"De même l’inceste et l’anthropophagie ne nous inspirent que de l’horreur et nous ne nous y adonnons jamais plus d’une ou deux fois par semaine, non sans répugnance et parce qu’il le faut bien"


Pour ce qui est des amours durables, les plus belles unions sont évidemment celles qui ne se font pas :

« On assiste même parfois à des mariages. Lorsqu’un homme prend femme, une fête est organisée par toutes les autres qui vont se réjouir ensemble de n’être pas la malheureuse élue et danser jusqu’au matin »

C’est ainsi que le chroniqueur anonyme de ce récit, follement épris de Zee, voit sa romance prendre une tournure inespérée :

« Sur la lande désolée de Choir, jamais encore je n’ai rencontré Zee. D’après ce que j’ai pu apprendre, par recoupements et en posant l’air de rien de judicieuses questions, elle ignorerait jusqu’à mon existence. J’en suis encore tout retourné. Ainsi mes affaires vont bon train et se présentent sous les meilleurs auspices. »

Juste pendant à l’accueil réservé aux nouveaux-nés, les mourants finissent par inspirer plus de jalousie que de compassion. Quant aux ancêtres inhumés depuis un certain temps, quelques graines de courge suffisent à faire ressurgir de terre leurs crânes et squelettes. Il ne reste plus alors qu’à les faire voler en éclats à coups de pelle. Et "voilà pour la commémoration".

Parmi les nombreux désagréments qu’offre la vie à Choir, l’ennui reste en tête de liste. Pour y faire diversion, tout en ravalant leur existence indigne et en flattant leur penchant à l’autoconspuation, les autochtones ont recours aux bons et loyaux service de Toqueboeuf. Toqueboeuf est le bourreau-thérapeute de Choir. Il tient un salon où l’on vient en grande affluence se faire arracher les ongles et tenailler les chairs. Aller chez Toquebœuf est une pratique sociale.

Quitter Choir relève donc de l’obsession collective. Oui mais voilà, toutes les entreprises d’éloignement ne sont que coups d’épée dans l’eau. Les tempêtes ramènent les navires sur les rives de l'île et les portes du ciel semblent infranchissables. Pire, Choir est dotée d’une force d’attraction "bermudéenne": des engins volants viennent régulièrement s’y embourber. Les rescapés, après quelques tentatives inutiles de reconstruction de leurs vaisseaux, sont vite gagnés par l’inertie et l’impéritie ambiantes. Ils finissent par oublier leur langue, leur passé et se fondre dans la bauge locale.



C’est pourtant du côté des Airs que le salut est attendu – car espoir de salut il y a.... Ilinuk, l’enfant prodige du pays, fut le seul à parvenir un jour à s’extirper de l’île à bord d’une fusée construite par ses soins. Les habitants l’ont messianisé depuis longtemps et attendent son retour en scandant la geste composée par Yoakam, apôtre quelque peu radoteur. Ilnuk reviendra pour emporter les siens loin de Choir… Des pistes d’atterrissage sont donc frénétiquement improvisées aux quatre coins de l’île à toute heure du jour et de la nuit. A force de scruter le ciel pour y surprendre le grand retour, les habitants de Choir sont presque tous affectés d’un sévère torticolis. Avec le temps celui-ci est devenu congénital…

Objet d’adoration, de ferveur, d’impatience et finalement de doute, Ilinuk inspire au chroniqueur des envolées lyriques qui ponctuent le récit. La plume iconoclaste de Chevillard se débride et revisite le Cantique des cantiques :

«Ô Zenithal ! Une pensée pour ceux qui gisent ! Un regard ! Est-ce trop te demander, l’Evanescent ? Extrait de violette, Emincé de truffe, ô subtil Ilinuk, bel Appareil ! Essence de toute chose ! Eau bouillie ! Chair subsumée de toute chose ! Opportune pointe d’ail des parfums ! Contre-ut ! Répands tes grâces sur cette terre basse, relève-là ! Ilinuk, il est temps, nous sommes cuits – ça y est ! -, démoule ! »


Si les premiers temps du voyage font redouter un séjour difficile, on entre finalement avec bonheur dans cette fresque absurde et bien construite. Et il y a dans Choir une chute qui nous réjouira plus que toutes les autres : c’est l’apothéose hilarante et inattendue qui met un point final à la destinée de ce peuple lugubre. Car ni le sauveur ni les élus ne seront ceux qu’on croit…

Eric Chevillard, Choir. Editions de Minuit, 2010.

mardi 19 janvier 2010

> Petit voyage immobile (1) - Balade en Baldéa






Si l’état de vos finances compromet l’achat d’un billet d’avion pour les prochaines vacances, sachez que la rentrée littéraire 2010 vous offre deux destinations originales, "cul-au-fauteuil". Pour se rendre à Baldéa (pardon, en Baldea), se munir du guide de Michel Guillou Sur le bord de l’Inaperçu paru chez Gallimard. Le choix de la saison importe peu et s’il vous faut une boisson de compagnie, un Saint-Nicolas de Bourgueil fraîchement chambré fera très bien l’affaire. Si vous optez pour Choir , difficile de se passer de la chronique du même nom d’Eric Chevillard tombée au Editions de Minuit, ainsi que d’une bonne assurance rapatriement. Evitez l’hiver. Pour ce qui est de la fiole, une liqueur plus revigorante me semble indiquée. Mais surtout, surtout pas de substance psychotrope !

Pour aujourd'hui, tournons nous vers Baldéa. On y rencontre d’abord un peuple à la philosophie légère, inventive et pleine d’un gai savoir sans cesse renouvelé. On y fuit les concrétions trop lourdes. Autant de Certitudes, Généralités, Evénements, Frontières, qui ailleurs sont légion, font autorité, et sont là-bas passés au crible d’une raison critique toute en souplesse. Les frontières sont ainsi tenues secrètes, mouvantes, invisibles, infrangibles. Elles allègent la mémoire des écoliers, empêchent tout pouvoir de s’établir en pays conquis et « dispensent subséquemment de toute activité l’administration des douanes qui peut ainsi se consacrer à d’autres tâches (plus érotiques). » Le beau pays que voilà ! Autre exemple : l’Evénement. Les plus sages le savent bien : « Dès qu’un événement succombe à ce désir enfantin de faire le manifeste et l’ostensible, il n’en a plus pour longtemps ». Il est chez les Baldéens l’affaire des seuls « journanistes » (métier dont on mesure la dimension retrouvée).


On découvrira également une faune, une flore et un environnement matériel tout à fait dignes d’intérêt : la « frmi » est « une sorte de fourmi mais plus petite, beaucoup plus petite » et son sens de la précision en fait « une orfèvre du micron, féroce et vorace ». Le poisson double, que l’on trouve dans la zone des Oclotes, jouit d'une forme symétrique qui lui permet de se déplacer aussi rapidement dans un sens que dans l’autre. Les Baldéens en apprécient les talents sans trop tergiverser sur des questions que l’animal lui-même ne se pose pas : « Le poisson double ne recule jamais. Peut-on dire qu’il avance ? Peu lui importe. Il fonce. » On admirera également les lions baldéens qui pratiquent avec virtuosité l’art du dressage de dompteurs. Juste retour des choses puisque « la discipline est fauve. Le lion doit dégourdir l’humain, par nature empoté, piètre, souvent piteux, et très ignare en matière de léonité.». On appréciera la science des « Aquaticiens » qui distinguent l’eau mâle de l’eau femelle, la poésie des porteurs d’ombre, qui vous accompagnent dans le désert chargés d'une gamme d’ombres aux qualités et aux textures variables, comme la « mininombre de Norente », propice aux usages les plus raffinés (« certains l’utilisent la nuit pour rêver dormir au soleil »). On devrait encore aux Baldéens l’ingénieuse invention des "piscines hydrofuges", celles où l’on va à pied sec et qui vous épargnent de multiples tourments, parmi lesquels la présence de « ces plongeurs balourds et faux athlètes dont les exploits, tandis que vous rêvez nonchalamment de l’harmonie des sphères, vous éclaboussent de grandes claques d’eau et brutalement vous ramènent dans le clapotis des choses »



Mais Baldea n’est pas exempte de quelques dangers notables. Les « chapeaux constricteurs », absolument inidentifiables à l’achat, un beau matin vous enserrent le crâne comme un étau pour le broyer. Phénomène d’autant plus fréquent et redoutable que les baldéens sont de férus porteurs de couvre-chefs, péril aléatoire auquel aucun Baldéen ne songerait pourtant à se soustraire, sûr de passer sinon « pour un incongru, pour un pleutre, pour un précautioniste extravagant ». On notera encore l’existence de tout un spectre d’objets intempestifs telles ses marmites mutines dont les «couvercles de fonte, d’une agilité peu commune, sabrent l’air, défoncent les murs, fracassent le matériel et les instruments, ravagent l’atelier ». On se méfiera des feux de torchons, des adjectifs pyromanes et des lubies de savon – ces derniers peuvent prendre feu et se propager en d’inextinguibles effervescences. Mais les Baldéens, dans leur infinie sagesse (et un élan empathique à la Francis Ponge), ne s’aviseraient pas de le leur reprocher. Ils sont compréhensifs, car « la vie de savon, malgré son fond lubrique, est bien souvent morose, languide et taciturne.»




Le guide est utile. Il est bien écrit. Le bon mot et la bonne idée n'avancent pas toujours masqués mais la langue se fait plaisir et les néologismes pétillent. La quatrième de couverture, quant à elle, nous prévient : il y aurait là du Swift, du Rabelais, du Devos, du Allais, du Desproges, du Michaux... Certes, il y en a même beaucoup. Mais tout cela est joliment cuisiné et vaut bien un détour.


Michel Guillou, Sur le bord de l'Inaperçu. Gallimard, 2010.

dimanche 17 janvier 2010

> Pascal Garnier un horizon plus bas

La plupart des personnages qui traversent l’oeuvre de Pascal Garnier pourraient reprendre à leur compte ces quelques paroles d’Anaïs dans Comment va la douleur ? :

« Mon passé est triste, mon présent catastrophique, mais par bonheur je n’ai pas d’avenir ».

Les deux protagonistes du Grand Loin ne dérogent pas vraiment à la règle. Ce dernier roman arrive donc à point nommé en cette période de grand froid, de montée du chômage et de morosité ambiante. Il semble d’abord s’y fondre avec volupté. Mais ne nous y trompons pas : la littérature la plus sombre, lorsqu’elle est de ce cru-là, échappe à toute morosité.

Marc Lecas, instituteur retraité depuis peu, partage une vie apparemment paisible avec Chloé. Il est divorcé depuis longtemps ans de la mère de sa fille, Anne, qui vit dans un hôpital
psychiatrique. Avec celle-ci il entretient une relation distante, ne lui rendant visite qu’une fois par an à l’occasion de son anniversaire. Mais cette routine va bientôt être bouleversée. Marc observe en lui une fissure lointaine, profonde, jamais nommée et qu’il n’arrive pas non plus à communiquer à sa compagne :

« Mais aurait-elle compris ? Non, elle se serait inquiétée. Il aurait fallu expliquer. Ca aurait pris des heures et même… C’est l’école qui lui avait appris à dissimuler. Dès le premier jour, il avait compris que dorénavant il aurait deux vies, l’une à l’extérieur et l’autre à l’intérieur, et que cette dernière, il ne pourrait jamais la partager avec personne. »

Au lieu de colmater cette brèche il va l’emprunter comme un passage. Il décide d’abord d’aller rendre visite à sa fille un jour plus tôt que prévu au prétexte de lui montrer Boudu, le chat indolent et vieillissant dont il vient de faire l’improbable acquisition. Ce premier dérèglement est le début d’une rupture. Lorsqu’il revient le lendemain, jour de la rencontre annuelle, ce sera finalement (il le découvre lui-même) pour enlever sa fille et « prendre la tangente » avec elle. Une sortie au Touquet pour aller voir la mer sonne un départ sans retour et inaugure un road movie sous le signe de la dérive :

« Il avait l’impression d’être un trapéziste rebondissant, après un numéro raté, sur un filet, une folie d’araignée dont il n’arrivait plus à se dégager, pataud, honteux, empêtré de lui-même. Il était peut-être encore temps ?... Laisser un peu d’argent pour Anne, à l’hôtel, sauter dans sa voiture… Il pouvait, mais il n’y croyait déjà plus. Il lui manquait ce petit truc qui sauve le noyé de l’asphyxie, ce coup de pied rageur qui vous fait remonter du fond pour crever la surface. Loin, c’était encore plus loin. Il n’y était pas encore. »

Cette escapade, occasion d’un rapprochement tardif entre le père et la fille prend finalement la forme d’un saut dans le vide qu’accomplissent ensemble deux solitudes. Marc rompt les amarres, ne donne plus de nouvelle à Chloé - « Elle ne faisait plus partie de l’histoire », et se laisse gagner par un abandon qui prendra des formes diverses : son doigt s’infecte et il le sacrifie sous le geste sûr de sa fille ; il est sujet à des crises de paralysies. Et puis enfin, il couvre de son silence et de sa résignation les débordements criminels de sa fille.

Car Anne, portée par une liberté que plus rien ne borde est aussi prompte à choisir ses vêtements aux couleurs criardes et mal assorties, qu’à se lier d’amitié avec le premier venu ou à le détruire. Les meurtres en série d’Anne ponctuent cette fuite en avant sans jamais occuper le devant de la scène. Ils ne sont le plus souvent qu’évoqués à contretemps, ellipses d’un récit où l’essentiel se jouerait ailleurs. Les tueurs en série chez Garnier ne font jamais l’objet d’un traitement policier et le crime apparaît le plus souvent comme une forme parmi d’autres d’expression du malheur.

Mais cette double débâcle est aussi l’histoire d’une rencontre entre un père désabusé et la fille qu’il cherche à reconnaître sans jamais pouvoir tout à fait y parvenir :
« Anne avait pris son air buté, le front bas, les narines pincées, les lèvre gonflées. Depuis dix minutes elle bataillait avec le couvercle d’un bocal de rollmops qui lui résistait.
- Et merde !
Excédée, elle s’empara d’un marteau et, se servant d’un couteau en guise de burin, défonça le couvercle en trois coups. Marc la regardait avec un mélange d’épouvante et d’admiration. On aurait dit la figure de proue d’un navire insensible à la fureur des tempêtes. Comment avait-il pu engendrer une fille pareille ? En vain, il chercha ce qu’il pouvait y avoir de lui en elle. Peut-être tout ce qu’il n’avait jamais osé faire ? Une vague tendresse lui chavira le cœur. »


Au final, la route pour la Terre Promise (qui passe parfois pour l’Espagne, ce même El Dorado dont Bernard et Fiona font un temps leur destination dans Comment va la douleur ?) s’achèvera, comme la relation de Marc et d’Anne, dans un cul-de-sac, sur un vague parking de la région agenaise.

Dans le récit de cette descente aux enfers, Pascal Garnier atteint à une maîtrise rarement égalée dans ses précédents romans. De l’humour noir avec lequel l’écrivain avait bâti brillamment Comment va la douleur ?, il ne reste ici que quelques pépites. Mais l’un des points de force du Grand Loin, tient au silence radical dans lequel se trouve enfoui le désespoir des personnages. Point de cancer qui vous ronge, point de crâne rasé à la Libération comme dans L’A 26, l’un des premiers romans de Garnier. Anne et Marc ne peuvent même plus exhiber les plaies du présent ou les traumatismes du passé pour justifier leurs actes. Les blessures, transparentes ou muettes, ne pèsent jamais sur le récit.

On l’aura compris, le Grand Loin n’est pas sur la route. Il est la part d’ombre tapie en nous, que sonde jusqu’à l’extrême ce texte à la noirceur épurée.

Pascal Garnier, Le Grand Loin. Zulma, 2010

mardi 12 janvier 2010

> Jean Forton : la cendre et les braises









Paru en 1957 chez Gallimard, La cendre aux yeux a été réédité par Le Dilettante en octobre 2009. Occasion de redécouvrir un auteur que la postérité a quelque peu remisé dans ses tiroirs. Le roman connut pourtant un certain succès puisqu’il figura dans la dernière sélection du Goncourt 1957 entre La Modification de Michel Butor et La loi de Roger Vailland et obtint le prix Fénéon en 1959 comme le rappelle Catherine Rabier-Darnaudet dans sa post-face.

Enlevé sur le ton d’un journal, La cendre aux yeux est le récit d’un narrateur cynique et désabusé qui mène une vie de petit rentier, faite de liaisons multiples et peu durables, de flâneries en ville et de vagues moments d’ennui. Il s’est organisé pour pouvoir vivre à ne rien faire. Il laisse à un frère plus industrieux le soin de faire fructifier le capital d’une succession dont il ne réclame qu’une quote-part minime en contrepartie de ce luxe inoui : pouvoir ne se mêler de rien.

Notre homme se met un jour en tête de conquérir Isabelle, une adolescente croisée dans la rue et dont il ne sait rien. Bien qu’il ne fasse pas grand cas de ses talents de séducteur, il se sent suffisamment aguerri et déterminé pour arriver à ses fins auprès d’une jeune fille inexpérimentée. Il entre alors dans une relation dont il programme et mesure les progrès quotidiens, tout en goûtant les plaisirs successifs qu’ils lui procurent. Il arrivera bien sûr à la liaison tant convoitée, et s’en lassera au bout d’un temps, forcément. Trop tôt et trop brutalement aux yeux de sa maîtresse qui se réserve, après un premier raté quelque peu ridicule, la fin tragique que son bourreau ne redoutait plus.


Pourtant, l’histoire ainsi résumée laisse mal entrevoir l’épaisseur du personnage. Graphomane de sa propre petite existence («Mon vice : griffonner sur du papier, le souiller. Me raconter»), l’abuseur abandonne souvent son récit à des suppléments de paroles : souvenirs, considérations générales, digressions. Le cœur de l’histoire (la séduction et l’abandon d’Isabelle) semble surgi par hasard dans le flot d’une écriture quotidienne qui dépasse largement ce seul cadre.


Il est bien sûr tentant de rapprocher le roman de Forton des Liaisons dangereuses d’une part et de Lolita de l’autre. La critique de la fin des années cinquante a souvent tenté la comparaison avec Valmont. Quant au Humbert Humbert de Nabokov, il est presque un contemporain du narrateur de La cendre aux yeux (la traduction de Girodias paraît en 1958). Mais de tels rapprochements montrent vite leurs limites. Humbert Humbert subit l’emprise incontrôlable de la passion et la jeunesse de Lolita lui échappe bien plus qu’il ne la gouverne. Valmont met en place un plan qui vise réellement à perdre sa vertueuse conquête et s’efforce ensuite de mettre son système de valeurs à l’épreuve du terrain glissant des sentiments. Le narrateur de La cendre aux yeux se distingue – par le bas, pourrait-on dire - de ces deux figures. Il cultive une certaine médiocrité et se fraye un chemin fait de compromis, de tâtonnements, de mesquineries.
Il n’en demeure pas moins complexe et apparaît souvent comme cyclothymique et sujet à des sentiments contradictoires : amoureux quand il pourrait n’être que calculateur, misanthrope recherchant la compagnie des autres, il est également capable d’admirer ceux qu’il méprise ou de prendre un réel plaisir à dîner dans les cadres cossus de cette bourgeoisie bordelaise en redingote dont il fait son gibier.

Parfois dépressif et quelque peu aigri dans son désoeuvrement il est pourtant doté, tel un Delerm égaré, d’un sens communicatif des petits plaisirs de la vie :

« Je bus une bouteille de Bourgogne qui m’apporta ce degré d’euphorie où l’on commence à croire qu’un grand bonheur se prépare, qui vous est destiné. »

Ou plus loin :

« Mais je n’aurais pas été fâché de tomber malade. Je souhaitais presque la douceur de la fièvre, ces rêveries faciles qui viennent lorsqu’on est enrhumé, couché au fond d’un lit »

Le narrateur déploie également, au cours de son entreprise incorrecte, une clairvoyance à laquelle quelques lecteurs se souviendront sans doute d'avoir avoir déjà recouru.

Certes, on ne trouvera pas là la puissance d’écriture d’un Nabokov, mais le récit de Forton nous emporte, tantôt amer et dérangeant, tantôt réjouissant et corrosif. Il se lit d’un trait et on en redemande.


Jean Forton, La cendre aux yeux. Le Dilettante, 2009

samedi 9 janvier 2010

> Les lignes flottantes d'Hélène Frappat







Tout commence par un lot de films de famille chiné sans intention précise aux Puces de Clignancourt par une femme dont nous ne saurons que peu de choses (elle habite rue des Deux Gares, dans le 10ème,…). Les bobines nous dévoilent des moments de vie, des fragments de l’enfance et de la jeunesse d’un premier personnage, Aurore : anniversaires, vacances, fiançailles...

A ce récit se superpose bientôt l’histoire de A., dont ont peut croire un temps qu’il s’agit du même personnage. A est une enfant triste que ses dons télépathiques encombrent et isolent, une sorte de parente lointaine de la sorcière solitaire de Marie N’Diaye. Le bruit que fait en elle la pensée vivante et ininterrompue de ceux qui l’entourent est assourdissant, la dépossède d’elle-même et lui font préférer l’éloignement. D’où cette quête aquatique récurrente, désir de paix et de mort, qui la libèrerait du vacarme des autres.

Une troisième ligne traverse encore le texte, ligne de rêves flottant, en italique, entre les deux personnages : « rêve du lac rétréci », « rêves de l’eau empoisonnée », « rêve de la montagne », … Ces rêves font souvent écho à des événements vécus par A, à ses craintes, ses désirs et nimbent ces morceaux de vie d’un halo de présages et de souvenirs. Mais qui est le rêveur ?




Dans les premières pages de ce texte se trouvent réunis une somme d’ingrédients propres à construire un récit qui semble hésiter entre plusieurs estampilles : fantastique, espionnage, psychodrame familial. Mais il n’en sera rien. Des chemins s’ouvrent pour se refermer un peu plus loin, des intrigues s’amorcent et se délitent. Ainsi le film d’Aurore, qui prend fin alors qu’elle entre dans l’âge adulte, aurait pu trouver une suite, donner lieu à des investigations de la part de la spectatrice attentive de la rue des Deux Gares :

« Vous auriez consulté avec appréhension les pages des faits divers, à la recherche d’une tragédie qui aurait bouleversé la vie d’une famille française bourgeoise. Vous y auriez usé votre vie, votre imagination et votre mémoire. »

Le récit joue avec ses propres renoncements, ses développements possibles et avortés, tout comme cette part de lui-même où le rêveur évoque une mémoire au conditionnel passé :

« Ces jours et ces nuits qui auraient pu naître, flottent, inutiles, sinon comme l’instrument de la rêverie ou du chagrin, dans une zone de ma vie qui n’est pas la mémoire, sauf à me souvenir de ce qui aurait pu être, et – en compagnie de ce qui a été – n’est plus ».

Pourtant le lecteur ne se sent jamais ni trompé ni frustré mais sollicité autrement, comme invité à lire à son tour "par effraction".


Hélène Frappat a tissé un texte insolite et fragile où la narration se dilue lentement dans un jeu de miroirs et de silences. On y entend finalement une voix singulière et de belle tenue.

Hélène Frappat, Par effraction. Editions Allia, 2009

lundi 4 janvier 2010

> Camus sous la dent


Alors que l'on commémorait aujourd'hui le cinquantième anniversaire de la mort d' Albert Camus, Omar Merzoug vient de signer, dans le premier numéro 2010 de la "Quinzaine Littéraire", un article mordant qui remet quelques pendules à l'heure. Il y propose une présentation critique de deux parutions récentes, le Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin chez Robert Laffont et la réédition des Oeuvres complètes de Camus dans la Pléiade, sous la direction de Jacqueline Lévy-Valensi et de Raymond Gay-Crosier. Cet article sonne comme une mise au point au jour d'une célébration éditoriale, littéraire et culturelle qui a parfois pris des tours un peu lénifiants.

Il revient sur des biais politiques connus du parcours de Camus : son refus de prendre position en faveur du FLN et de la cause indépendantiste, son refus de comprendre la violence du peuple algérien dans sa lutte légitime de libération, son appartenance indépassable et indépassée à la cause des Européens d'Algérie, "ces petits Blancs, émeutiers en diable, antirépublicains, fascistes aussi, qui formeront les phalanges de l'OAS" (c'est du Merzoug). Mais il relève également d'autres positions (ou absence de prises de position, ce qui revient au même) moins souvent évoquées : Camus n'aurait jamais ouvertement condamné la torture institutionnalisée par l'Etat français durant le conflit algérien ; autre élément à charge allant dans ce sens : il refusa de signer la déclaration contre le retrait de l'ouvrage La Question de Henri Alleg (à travers une lettre ouverte adressée par Sartre, Malraux, Mauriac et d'autres au Président de la République). Ce dernier fait est plus gênant car l'impossibilité morale de Camus à admettre la violence comme solution politique acceptable (violence ailleurs condamnée par lui dans les deux camps) est l'une des raisons profondes et souvent avancée de son non rattachement à la cause indépendantiste algérienne. Or il y aurait eu là compromission avec une raison d'Etat pour ne pas cautionner une démarche conduite pour défendre des communistes (Audin, Alleg), donc des "bourreaux en puissance".



Sur la nouvelle édition des Oeuvres complètes, dont la principale nouveauté consiste à avoir substitué à l'entrée par genre retenue dans l'édition de 1965 une présentation chronologique des textes, Omar Merzoug retient surtout une posture générale assez peu critique visant à "conforter l'image d'un Juste". Il est en revanche beaucoup plus prolixe et virulent sur le Dictionnaire Albert Camus.


Pour Omar Merzoug le Dictionnaire de Guérin est construit autour d'une surévaluation anachronique de la pensée et de l'oeuvre de Camus, présenté comme le grand pourfendeur des despotismes du XXème siècle et sur beaucoup de silence : rien n'est dit notamment de la bien maigre influence exercée en son temps par la pensée de Camus sur les lignes qu'elle prétendait faire bouger. L'intention apparaît au final comme exclusivement hagiographique, la démarche non scientifique et orchestrée par un seul son de cloche. Merzoug en profite au passage pour égratigner l'illustre commémoré sur les chapitres de la qualité littéraire de son oeuvre et de son prétendu statut de philosophe. Les superlatifs de Guérin concernant ces deux points semblent le laisser pantois... Il relève encore d'autres attitudes accablantes dans l'ingénierie même du projet, le ton et les propos. On retiendra par exemple l'éviction d'ouvrages de références (Albert Camus et l'Algérie de Christine Achour) et la retocade dans la sphère de la malveillance de toute ligne critique (telle celle de Conor Cruise O'Brien). Mais le plus ahurissant est sans doute pour le critique de la Quinzaine le fait que pas un seul critique algérien n'ait été invité à la table (alors que Guérin évoque la mise en chantier d'un collectif international). Pas plus d'arabe dans l'équipe de Guérin, pourrait-on dire, que dans les romans de Camus ! Les spécialistes de Camus ne manquent pas parmi les universitaires algériens mais il est clair que c'eût été là ouvrir des fenêtres vers des paysages plus sombres. Guérin semble avoir préféré les laisser fermées. Cet article, radical mais brillant, brumise d'un peu de sel une journée tout en hommages où l'on commençait ici et là à piquer du nez comme à un défilé de quatorze juillet.

Peut-être pouvons-nous en tirer une autre leçon : l'oeuvre de Camus n'est pas nécessairement desservie par une approche controversée. Car si une revue de la presse algérienne de ce jour confirme bien la dominance des réserves et des rancoeurs politiques à l'égard de cet "enfant du pays", d'autres voix se font aussi entendre. Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Maïssa Bey, dans un entretien paru sur le site du Nouvel Obs, évoquent la complexité d'une lecture algérienne de Camus, lecture susceptible d'évoluer dans le temps, comme l'attesterait un certain regain d'intérêt pour son oeuvre dans l'Algérie du début des années 90, au moment de la montée du terrorisme islamiste.

Par ailleurs, l'attachement charnel de Camus à la terre algérienne est loin de laisser ces auteurs insensibles, alors même qu'ils mesurent combien ce lien se nourrit aussi de séparation. Yasmina Khadra a cette très belle phrase qui éclaire à la fois la densité et les limites de "l'être algérien" de l'écrivain :"Camus écrivait l'Algérie avec un regard d'enfant triste. Il avait un objet de prédilection qu'il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c'était l'Algérie".

Et si Camus affirmait qu'il se serait toujours senti en exil en vivant ailleurs qu'à Alger, ses textes expriment parfois une force inverse : il habitait l'Algérie sous une forme d'exil intérieur. D'où la sobre intensité de certaines nouvelles de L'Exil et le Royaume et ce lyrisme sombre de la fin de la première partie du Premier Homme.

Ne nous privons donc pas d'un brin de morale chrétienne : les chemins qui mènent au Panthéon ne sont certainement pas les plus courts.

Omar Merzoug, "Les déchirements d'Albert Camus". La Quinzaine littéraire N°1006 -1/15 jan.2010

dimanche 3 janvier 2010

> Le temps partagé




Avec Les années, paru en 2008 chez Gallimard, Annie Ernaux concrétisait un projet longtemps remisé. Ce livre marque sans doute le point culminant de son œuvre, celui vers lequel tendaient tous les livres précédents et dont l’écriture fut souvent ajournée faute de temps, de disponibilité, ou faute pour l'écrivain d’avoir trouvé la voie la plus adéquate.
Le Je disparaît ici totalement et l’entrée autobiographique passe par la troisième personne. Troisième personne qui s’efface à son tour devant un Nous porteur d’une histoire collective, politique, sociale, culturelle, ethnologique et privée (au sens où Philippe Ariès parlait d’une histoire de la vie privée). L’espace personnel, la relation aux parents, aux enfants qui grandissent, les étapes marquantes d’une existence (divorce, cancer, mort du père, etc.) s’ouvre à une sorte d’inventaire dynamique où refont surface les grands et les petits événements de tous, les chansons, les sociolectes, les objets, les technologies qui ont marqué les évolutions de notre environnement et de notre rapport au monde de 1945 au début des années 2000 : de Pétain et des tondues de la Libération aux phrases assassines d’un ministre de l’intérieur devenu président, de la peur viscérale d’être fille-mère à l’angoisse d’être séropositive en passant par la guerre d’Algérie, l’extension des hypermarchés, l’assaut de la grotte d’Ouvea, la mort de Coluche ou le développement de e-bay rien ne semble échapper à cette revue englobante dans laquelle la mémoire individuelle de la narratrice déplie le temps en une sorte de brasse coulée où le sujet refait surface de temps à autre.
Le retour sur une image (une photo de famille, un film de vacances, …) prise à chaque période permet de reprendre un temps l’histoire singulière d’une femme, la narratrice, avant de la laisser s’immerger à nouveau dans le flot d’une durée collective. Le récit autobiographique se transforme en une forme particulière de sociologie historique du quotidien où pointent les mutations de valeur, les bégaiements de l’histoire, les transformations vécues comme radicales. Dans un interview accordé à l’Express au moment de la sortie de son livre, Annie Ernaux soulignait son intérêt pour le sociologue anglais Derek Parfit qui déclarait : « on pourrait décrire toute une vie de façon impersonnelle », affirmation qui pourrait résumer le projet de ce livre ambitieux. C’est encore le sens de la citation de José Ortega que Annie Ernaux place en exergue de son livre : « Nous n’avons qu’une histoire et elle n’est pas à nous. »


Rares sont les œuvres de ces dernières années qui tentent avec autant d’exigence de suivre ce point de convergence entre histoire de vie et histoire partagée, d’où une parenté d'intention souvent relevée avec La Recherche du temps perdu. La dernière phrase des Années sonne comme un aveu et rappelle avec humilité à sa motivation première et humaine l’ensemble du projet : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ».

Annie Ernaux, Marc Marie, Les années. Gallimard, 2008

> Fragments d'un miroir sans teint





L’usage de la photo est le résultat d’un jeu en deux temps que l’auteur des Armoires vides a mené avec son amant d’alors, Marc Marie.

Acte 1 - Touchés par les traces matérielles que pouvaient laisser leurs ébats (vêtements éparpillés au hasard du déshabillage, chaises déplacées, repas non desservis, …) le couple décide de photographier systématiquement ces « natures mortes ».

Acte 2 - Ils sélectionnent quatorze de ces clichés et se proposent d’intervenir sur chaque image en produisant un texte séparé, les écrits de l’un ne devant être dévoilés à l’autre qu’à l’issue de la rédaction de l’ensemble des textes.

Le livre d’Annie Ernaux est à la fois le récit et le résultat de cette expérience.
Ce texte à deux voix basé sur quelques contraintes presque oulipiennes et sur un certain goût pour la mise en scène de l’intime prend une épaisseur particulière sous la plume d’ Annie Ernaux.

Chaque image est d’abord décrite et donne lieu à des réinterprétations visuelles à partir des objets en présence (une composition florale, une rose des sables, un corps inquiétant,…). Par contre, lorsqu’il s’agit ensuite d’investir le souvenir, la balle ne rebondit pas toujours là où on l’attend. La mémoire cadre plus large que prévu, l’évocation est décalée : souvenir de promenades dans une ville, d’une scène de jalousie, chansons entendues cet été là, renvoi à d’autres photographies. Autant d’évocations graves ou futiles qui semblent toujours manquer l’essentiel. Le hors champ immédiat reste souvent insaisissable ou plutôt évoqué, vérification de la célèbre intuition de Barthes, sous le signe de l’absence, de la perte, de ce qui ne peut être montré. D’où la dimension finalement tragique de ses images :

« Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène invisible. La douleur de la scène invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là. Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit l’image fixe du temps, du néant »

Ce jeu est aussi débordé, traversé et bousculé par les échos de la maladie contre laquelle Annie Ernaux se débat à ce moment de sa vie. La question de la mort, du délitement, de la fragilité du corps et de ce que l’écriture peut en dire habite la lecture faite de ses images et le regard porté sur la période auxquelles elles ont été prises.

Texte une fois encore aussi dense que limpide où Annie Ernaux, en passant par le chas d’une aiguille, semble nous ramener à des interrogations fondamentales.

Pour le plaisir, le dernier très beau paragraphe du livre : un happy end... façon Annie Ernaux :

« Je nous revois un dimanche de février, quinze jours après mon opération, à Trouville. Nous sommes restés tout l’après-midi sur le lit. Il faisait un froid glacial et lumineux. Le soir est descendu, mauve. J’étais accroupie sur M., sa tête entre mes cuisses, comme s’il sortait de mon ventre. J’ai pensé à ce moment-là qu’il aurait fallu une photo. J’avais le titre, Naissance. »


Annie Ernaux, L'usage de la photo. Gallimard, 2006

> L' échappée laide







Ce texte très court paru aux éditions Allia en 2009 produit chez le lecteur une résonance bien plus longue que le temps de sa lecture.
Il s’agit du récit d’une évasion et d’un meurtre, tous deux singuliers : une femme réussit à s’extraire, par le plancher, du wagon qui la conduit vers les camps de la mort et se retrouve, blessée mais vivante, aux abords d’une forêt de Pologne au milieu de la nuit. Les quelques compagnons qui tentent l’escapade avec elle sont tués dans la chute du train et sous les tirs des soldats allemands qui les ont aperçus. Son mari fait partie de ceux-là. La femme, blessée au genou, est condamnée à rester sur place. Au petit matin les habitants du voisinage se rendent à leur travail et croisent la fugitive. Personne n’ose lui porter publiquement secours. Seul un jeune homme se tient quelque temps auprès d’elle, lui donne de la vodka et le briquet qu’elle réclame. Deux policiers finissent par rencontrer la femme (hasard ? dénonciation ?) qui réclame alors simplement d’eux qu’ils la tuent. Ils hésitent à le faire et c’est finalement le jeune homme, pourtant la seule personne ayant manifesté une certaine sollicitude envers elle, qui propose de s’en charger. Il s’agit probablement là d’un des nombreux témoignages recueillis par Zofia Nalkowska lors de sa participation à la Commission d’enquête sur les crimes nazis et durant les procès d’après guerre auxquelles elle a assisté. Pourtant, aucune mention de lieu, de nom, de date ne figure dans ce récit extrêmement dépouillé. Elle semble avoir voulu restituer l’événement dans toute sa violence et sa singularité, plutôt que de le saisir dans son contexte précis pour instruire historiquement les faits. Dans la notice biographique qui accompagne le texte, Irena Elster situe l’œuvre de Zofia Nalkowska comme une forme de troisième voie pour tenter de dire la Shoah : ni témoignage, ni littérature : une œuvre à lire comme expression de l’étonnement.

Zofia Nalkowska, Près de la voie ferrée. Editions Allia, 2009

> Paris sous toutes les sutures





Publié une première fois en 1954, le « roman aléatoire » de Jean-Paul Clébert est reparu aux éditions Attila en août dernier. Rédigé à partir d’une somme de notes prises sur tout ce qu’un clochard peut trouver à se mettre sous la plume (papier hygiénique, paquet de cigarettes, …) ce texte est accompagné d’une centaine de photos, souvent bouleversantes, de Patrice Molinard.
Plus qu’un récit de vie, il s’agit d’un (anti)guide de Paris, à l’usage des mal rangés, d’une revue de lieux et figures portée par un souffle à la fois sombre et gouailleur qui aurait, nous dit-on, retourné les tripes d’un Henry Miller tombé par hasard sur ce livre dans une gare de Californie.

Un plongée dans le Paris d’après-guerre, tout d’abord. On nous parle d’un temps où la rue Quincampoix était pauvre en bistrots mais riche en hôtels de passe miteux au pied desquels "des femmes de cent-quatre-vingt livres" faisaient le pied de grue sous les becs de gaz ; où Bercy, entre terrain vague et rase campagne, était peuplé de poules et de cabanons ; où l’on s'égosillait encore en Yiddish dans les cafés de la rue François Miron.

Autre temps donc, mais autres lieux aussi : l’auteur effeuille des « institutions » d’époque d’un Paris underground où les laissés-pour-compte, les biffins, les chineurs, les marginaux de tout crin avaient accès à des lieux dédiés, pour le meilleur ou pour le pire (et pas seulement pour leur réinsertion...) : restaurants, bistrots, bordels, chambres d’hôtel où l’on dormait « à la ficelle ».


Pas de complaisance pourtant dans ces pages qui s’attachent aussi à décrire les corps fatigués, les longues journées rythmées par la faim, le froid, la quête d’une solution acceptable pour un brin d’hygiène minimum…

Paris insolite est aussi une galerie de portraits brossés dans le flux des pérégrinations et des bitures partagées. Visages, lubies, combines de compagnons de rue que Clébert dépeint dans l’urgence sans jamais s’appesantir, là non plus, sur une histoire de vie. Souvenir, par exemple de celui qui, au Père Lachaise, avait trouvé la plus confortable des couches dans le tombeau de la princesse Bibesco... ou de cet autre devenu à ce point aboulique qu’il ne savait plus si son corps ressentait de la faim ou du sommeil…

Mais ces souffrances constituent le tribut à payer pour qui a décidé de tourner le dos à ces vies bien rangées, sans saveur ni promesse (ou pire encore, à la bohème de pacotille qu’illustre admirablement aux yeux de Clébert le Saint-Germain-des-Prés de ces années-là…) :

« Mais quand on a choisi sciemment ce genre d’existence, ce modus vivendi, qu’on a dit merde une bonne fois pour toute à l’avenir, qu’on a refusé de prendre une assurance vieillesse (avec auparavant un boulot à la chaîne, semaine de quarante-huit heures plus la vaisselle et le bricolage de rabiot, distractions dominicales et familiales, rides précoces et rien vu du monde que le mur d’en face et de filles que celles de la concierge, et après la retraite, logement deux-pièces, dans nos meubles à nous, belote tremblotante et pue du bec avant qu’on t’enterre toi et la vie que tu as failli avoir, veau mort-né) évidemment on n’a guère le droit de gueuler contre la faim, c’est le jeu, et à chaque fois que ça m’arrive, je la boucle, je tais mes commentaires, j’évite la compagnie des bien nourris, je rejoins les copains qui savent à quoi s’en tenir et qui eux aussi parlent d’autre chose. »

On trouvera peu de textes qui feraient aujourd’hui de ce mode de vie un acte de liberté et d’affirmation poétique, bref, l’expression d’un choix d’existence. C’est que le Paris du début des années cinquante est encore un peu celui de la fin de l’Occupation, où la liberté s’apprécie plus que tout et où, malgré les cicatrices du passé récent, le champ des possibles est encore ouvert.

Les clochards sont devenus des SDF (presque une catégorie socioprofessionnelle), précarité, exclusion et déréliction psychologique sont les seuls curseurs de la vie dans la rue. Et celle-ci n’offre plus guère d’alternative littéraire, fût-ce pour des écrivains révoltés.

Pour un autre éclairage, plus proche de nous, on relira Les naufragés , le remarquable essai/témoignage de Patrick Declerck : http://www.axelibre.org/livres/patrick_declerck.php

Jean-Paul Clébert, Patrice Molinard, Paris insolite. Attila, 2009.