mercredi 28 mai 2014

> Nourrir les bêtes

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                              Vient ce moment
                               où tu n’es pas encore
                               un homme
                               mais déjà plus
                               un enfant
                               tu comprends
                               que les fleurs
                               germent poussent
                               fleurissent
                               puis meurent
                               tout cela n’est
                               pas bien grave
                               c’est juste
                               qu’il faut nourrir
                               et soigner les bêtes
                               pour qu’elles vivent
                               c’est juste
                               que pour aimer
                               il faut avoir
                               quelque chose
                               à perdre


Thomas Vinau, Juste après la pluie. Alma éditeur. 2014.


dimanche 18 mai 2014

> Comment fabriquer des Roms en France

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Eric Fassin et les co-auteurs (journalistes, militants associatifs…) de Roms & riverains, une politique municipale de la race, s’efforcent de nous aider à lire ce qui n’est plus lisible. A dépasser une illisibilité savamment orchestrée par une large majorité de la classe politique, toutes tendances confondues.
Il y est question des Roms en France, ceux qui vivent aux abords de «nos» villes dans ces «camps insalubres» dont l’apparition et le démantèlement ponctuent l’actualité de diverses communes.

Le sociologue décrypte et met à jour les rouages idéologiques et politiques qui sous-tendent une fronde concertée qui voudrait se faire passer pour pragmatiquement gestionnaire, soucieuse de paix publique, voire parfois même animée de motifs humanistes.


Les  soixante-dix pages lumineuses qui composent la contribution de Fassin sont enrichies de chroniques de terrain, de témoignages et d’analyses de situations locales.


L’essai est engagé et s’assume comme tel. On n’y trouvera pourtant ni angélisme ni arguments spécieux. Il est au contraire précis, documenté et pédagogique. Il nous invite à comprendre et à porter un regard dessillé sur un scandale politique, juridique et moral qui prend incidemment corps dans notre pays (toujours consacré comme celui des Droits de l’Homme…), s’y installe et s’y banalise.




Parler de « politique de la race » lorsqu’on aborde le traitement réservé aujourd’hui aux populations roms installées en France pourrait sembler excessif, tant la formule est forte et entre en résonance avec les années noires des lois du gouvernement de Vichy…

C’est pourtant sans abus de langage que cette expression est applicable à la situation dont il est question ici. Eric Fassin s’applique à nous le rappeler avec précision et attention. Et si le mot race a été récemment banni de la législation française suite à une promesse de campagne de François Hollande reprise par le Front de Gauche à l’assemblée nationale, cette suppression, pour louable qu’elle soit, tend finalement peut-être à masquer la réalité politique qu’elle n’aura pas servi à contrecarrer – voire la pilule qu’elle aura aidé à faire avaler.

Eric Fassin ne le nie pas : il y a des gammes et des variations dans le racisme. L’observer d’une manière unilatérale revient à prendre le risque de le « manquer » là où il se déploie. Il n’y a pas de loi xénophobe en France à l’encontre des populations roms, roumaines et bulgares qui se regroupent en bidonvilles. Néanmoins, un racisme culturel très fort s’insinue dans les discours politiques (à toutes les échelles, de l’État à la ville) et tout concourt à ce qu’il soit « naturellement » repris par les populations amenées à côtoyer ces communautés. Ce racisme culturel (touchant les mœurs) est parfois relayé, en amont ou en aval, par un racisme biologique (touchant le corps). Il arrive souvent que la frontière soit étroite et rapidement franchie. Qu’importe, au final, la nature de cet ostracisme puisqu’il vise dans un cas comme dans l’autre à stigmatiser et exclure sans pour autant que nous en ressentions de la culpabilité.

A la question de savoir à quoi sert une politique de la race, Fassin répond :

«C’est une politique qui justifie de traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir moins humain.»

Quels sont donc ces traits qui justifieraient que l’on tienne les Roms résidant en France comme légitimement expulsables ?

Les trois principaux éléments que l’on trouve déclinés à toutes les sauces relèvent principalement de l’hygiène, de la délinquance et, conséquence des deux précédentes, de la capacité à s’intégrer.
Or, pour comprendre ce qui se joue là, il faut revenir sur un concept (une méthode, pourrait-on dire), dont Fassin situe la forme la plus aboutie et la plus théorisée dans la politique républicaine américaine du début des années 90 : l’auto-expulsion.

L’auto-expulsion vise d’abord à rendre les conditions d’existence de certaines populations à ce point invivables, qu’elles finissent par partir d’elles-mêmes. Si d’aventure elles résistent à cette première tentation, une seconde conséquence du sort qui leur est réservé ne tarde pas à prendre le relai : les populations en question se trouvent réduites à des modes de survie qui rendent leur proximité intolérable aux yeux de ceux qui partagent leur périmètre urbain.

Comment cela est-il mis en œuvre pour ce qui est de « nos » Roms ?

Il faut d’abord rappeler, qu’avant d’être des Roms (à distinguer des « Gens du voyage » puisque pour la grande majorité sédentarisés dans leurs pays d’origine), les groupes dont il est question sont avant tout des pauvres, des très pauvres. Des personnes qui ont quitté leur pays pour des raisons économiques et s’installent chez nous dans des zones inhabitées et théoriquement habitables. De la même manière, les « camps de Roms » sont simplement des bidonvilles, pas si différents de ceux où vivaient, dans nos banlieues,  les travailleurs immigrés d’Algérie ou du Portugal de la première génération.

La liste serait longue des différentes mesures qui visent à faire en sorte que ces pauvres-là ne s’éternisent pas sur leurs lieux de vie improvisés. On leur refuse l’accès à des points d’eau potable, on ne ramasse pas leurs ordures (ce qui relève pourtant d’une obligation communale), on se refuse à installer des toilettes sèches à proximité de leurs habitations… Dans certaines communes on refuse d’inscrire leurs enfants à l’école (droit pourtant inaliénable en République française)… Il leur est quasiment impossible de bénéficier d’une domiciliation postale auprès des CCAS (centre communal d’action sociale) qui devraient pourtant jouer ce rôle ; ils ne sont jamais prioritaires pour les services du 115 chargés d’assurer des solutions de logement, fussent-elles provisoires, à ceux qui n’en ont pas. Et nous ne parlons pas encore du harcèlement policier qu’ils subissent chaque jour : amendes quotidiennes pour des stationnements gênants, des déplacements sur des vélos non conformes, pour circulation à pied dans des zones non réservées aux piétons, intimidations diverses et variées… quand il ne s’agit pas de dispositions encore plus dissuasives comme l’amoncellement de gravats à l’entrée des camps afin de compliquer les entrées et les sorties…

Les résultats sont flagrants et le tour de passe-passe consiste à nous laisser croire qu’il s’agirait là d’un phénomène intrinsèque plutôt que de la conséquence d’une situation à laquelle, très largement, ils sont contraints.

Les Roms sont sales (pas d'accès à l’eau), leurs camps sont immondes (on ne ramasse pas leurs ordures et n’y a pas de toilettes publiques accessibles près de leurs habitations), ils ne souhaitent pas s’intégrer (leur situation administrative leur interdit l’accès à un travail légal)… Et s’ils mendient, travaillent au noir ou que certains volent, c’est bien évidemment en raison d’une inclination naturelle…

Fassin relève la manière dont les discours qui circulent, de l’élite politique au citoyen lambda en passant par les élus locaux, reprennent incidemment ou de manière flagrante ces constats dans une perspective ethniciste et objectivante. 

Et qui le nierait ? L’altérité est là, sous nos yeux, incontestable : ces gens-là ne vivent pas comme nous, ils ne sont pas comme nous. Tout vise à nous faire oublier le vrai recto de la formule : on ne laisse pas ces gens vivre comme nous, on ne les laisse pas être comme nous. La recette est simple, et l’auteur nous la rappelle :

«A force de traiter différemment, on fabrique des "autres"»

Cette « altération », au sens symbolique et social, de nos voisins des bidonvilles a également un avantage pratique puisqu’il justifie et entretient le peu d’égards que nous leur réservons tout en ménageant la probité de nos consciences :

«La déshumanisation des Roms est ainsi la condition nécessaire pour sauvegarder notre humanité malgré ce que nous leur faisons».

Un autre intérêt de cet ouvrage consiste à nous montrer comment cette «politique de la race» passe paradoxalement par ce que Fassin appelle une «dépolitisation du politique».

Il est question de bon sens, de justice, de sécurité publique, voire, lorsqu’on les expulse, de sauver les Roms de leur propre misère en les arrachant à un espace d’habitation dangereux…
Il est question de beaucoup de choses, mais jamais de politique. Cette dépolitisation est renforcée sans aucun doute par deux phénomènes. D’abord, par le fait que l’actuel gouvernement a repris à son compte et même durci les mesures déployées par le pouvoir précédent, ce qui ne manque pas de brouiller les pistes en neutralisant les postures politiques face au problème. Et d’autre part, par la dimension le plus souvent locale des dispositions prises à l’encontre des Roms. C’est la commune qui répond simplement à l’exaspération de ses citoyens. Même si, comme le veut la loi, les maires font appel aux préfectures pour procéder aux démantèlements, il s’agit toujours de régler localement un problème local...

Il existe pourtant quelques contre-exemples (rares, concédons-le) qui tendent à démontrer qu’une autre voie est possible. Dispositions (d’équipement, d’intégration, de gestion solidaire…) précisons-le au passage, toujours incomparablement moins coûteuses que le moindre démantèlement…

Il est donc bien question de choix et de décision politique.

D’autant que la stigmatisation des Roms joue souvent le rôle de levier électoral dans les communes où ceux-ci sont installés. Elle permet de créer un consensus de rejet entre des classes a priori inconciliables. Les nantis se retrouvent sur le même terrain que les classes moyennes et que les plus pauvres. Leurs appréhensions sont de nature variables (symboliques pour les uns, matérielles pour les autres), mais le résultat d’ensemble est miraculeusement fédérateur. Echappant à toutes les catégories acceptables ou à tout le moins connues, les Roms constituent une sorte de caste d’intouchables (les plus pauvres, les plus sales, les moins intégrés, ni chômeurs, ni travailleurs) à l’aune négative de laquelle tous les autres se retrouvent et se sentent, au moins sur ce point, étonnamment soudés… Même les SDF français se sont parfois vus anoblis dans certains discours (là encore populaires ou politiques) : au moins, eux, ils sont de chez nous. Occupons nous en d’abord…

C’est donc aussi sur la question du voisinage que portent les analyses des auteurs de Roms & riverains. Une question centrale, puisque c’est sur elle que s’appuie le plus souvent les décisions municipales de démantèlement et d’expulsion. Les auteurs de l’ouvrage ne jouent pas la carte de la dénégation. Il existe bien des riverains que la proche présence de camps insalubres et de leurs habitants insupportent, exaspèrent et qui souhaitent qu’ils s’en aillent. Mais le livre analyse aussi la publicité disproportionnée et univoque qui est faite de ces expressions de mécontentement : suggestions de pétitions ou de manifestations lancées par les responsables municipaux eux-mêmes ; participation massive de ceux-ci à des marches de « ras-le-bol » dont ils sont parfois les propres instigateurs ou organisateurs. Et il y a encore un autre point qui a très tôt frappé les militants associatifs qui passent beaucoup de temps sur le terrain : la désinformation. On n’entend jamais parler de la solidarité des riverains avec les Roms, de ceux qui non seulement les tolèrent mais aussi  les aident, leur rendent visite ou tout simplement les côtoient et les fréquentent. Et pourtant dans chaque ville ils existent et ils sont souvent bien plus nombreux qu’on ne le pense. Phénomène courant mais qui n’a jamais droit de colonne dans les bulletins municipaux et dont on parle encore moins sur les chaînes qui font de l’audience…

On trouvera encore, dans Roms & riverains, des témoignages détaillés de la vie quotidienne dans les bidonvilles, des procédures et mises en œuvre de démantèlement (notamment dans l’Essonne, département particulièrement concerné par ces dispositions). Ainsi que l’évocation de nombreux cas d’infraction à la législation, à la Constitution, au Droit national et international quotidiennement commises par l’État et les collectivités dans le cadre des mesures qu’ils mettent en œuvre en l’encontre des Roms.

Voici donc une lecture stimulante et qui éclairera opportunément le contexte actuel. 

Pour rappel, cette semaine, le plus grand camp de Roms de Seine-Saint-Denis (700 personnes) a été rasé sur les bords de l’autoroute A3. Dans la ville-préfecture de ce même département, le maire (UDI) nouvellement élu s’apprête à mettre en œuvre, avec le franc soutien des pouvoirs déconcentrés de l’État,  le premier point de son programme : le démantèlement des trois bidonvilles de la commune, et, le mot est de lui, la « dispersion » de ses habitants. La première « opération » serait programmée pour le 2 juin prochain.

Une décision, cela va de soi, ni raciste, ni politique…

......

(Cet article peut également être lu sur Culturopoing)












Eric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard, Aurélie Windels, Roms & riverains, Une politique municipale de la race. La fabrique éditions. 2014.



lundi 5 mai 2014

> Entretien avec Philippe Annocque

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Dans Rien (qu’une affaire de regard), qui vient de paraître aux éditions Quidam, Philippe Annocque met en scène un personnage pour qui vivre consiste à se regarder vivre. Etudiant habité par le désir d’écrire (seule activité qu’il mènera d’une certaine manière à terme), il s’engage dans un projet théâtral, vit ses premières relations amoureuses, voyage… et nous le suivons durant quelques mois dans son quotidien. Mais les échecs, grands et petits, s’accumulent sans qu’il semble ne faire autre chose que les analyser et les décrire de l’extérieur. Une autre manière, peut-être, de les réinventer et de donner une forme d’épaisseur à son existence. Ce texte, d’abord paru en 2001 aux éditions du Seuil (et revisité ici pour cette seconde édition), fut le premier roman publié de cet auteur. On voit déjà s’y affirmer une grande maîtrise dans l’écriture et un regard ciselé et décalé qui se développera dans ses autres romans.

Philippe Annocque présentait son livre à la librairie l’Alinéa le 29 avril dernier. En manière d’écho et de prolongation à cette sympathique soirée, voici l’entretien qu’il a aimablement accepté de nous accorder.





Fiolof
Rien (qu’une affaire de regard) est votre premier roman publié. Pouvez-vous revenir un peu sur la genèse de ce texte ?

Philippe Annocque
Je vais essayer. Ce n'est pas facile.

Depuis l'âge de douze ans, j'écris. Tout le temps. Ça ne s'est jamais arrêté. Longtemps, j'ai écrit sans faire lire, ou de manière très fragmentaire. Et rarement, très rarement. Je ne pensais que très vaguement à la publication, et je n'y croyais pas du tout. D'ailleurs ce que j'écrivais s'accordait mal avec l'idée qu'on se fait d'un livre. C'était très fragmentaire, très disparate, très divergent. Et puis la voix de la raison a résonné – c'était aussi la voix de ma femme : « Avec tout le temps que tu passes à écrire, ce serait bien que tu écrives quelque chose qui soit publié. » C'est arrivé juste au moment où ça avait un sens : j'étais empêtré dans quelque chose dont il fallait que je me défasse et dont le symptôme le plus clair était que depuis quelques années je n'arrivais plus à lire.

Alors immédiatement, peut-être bien le soir même, j'ai écrit les premières phrases de ce roman, en gardant cette idée à l'esprit : pour qu'il soit publié. C'est le seul livre que j'ai écrit pour qu'il soit publié – avec Dans mon oreille peut-être aussi, mon petit recueil de poèmes pour enfants, dans une moindre mesure. Les autres, non. Je les ai écrits, et ensuite j'ai essayé de les faire publier.

Ce qui est terrible dans cette affaire, c'est la conformité apparente entre ce que j'avais dans l'idée et ce qui s'est réellement passé. Quand le manuscrit a été terminé, ma femme l'a lu et elle a dit – très tranquillement : « c'est très bon, ce sera pris tout de suite ». Ni elle ni moi n'y connaissions rien, et je n'y croyais pas un instant. Pourtant le livre a été pris tout de suite en effet. C'était difficile à croire. D'ailleurs, je n'y ai pas cru. Encore aujourd'hui, je n'y crois pas complètement. Ce n'est parce que les choses se sont réellement passées comme ça qu'elles représentent une quelconque vérité.

En tout cas ça signifie que j'ai pensé « au lecteur », comme on dit, en écrivant ce texte ; ce que je ne fais jamais par ailleurs, puisque le lecteur, c'est moi. Rien (qu'une affaire de regard) n'est donc pas tout à fait « du même auteur », et il a sûrement contribué à me faire comprendre que je ne serai jamais le « même auteur ».


Fiolof
Sur quels points avez-vous apporté des modifications pour cette seconde édition ? Comment s’est effectuée cette « relecture » de votre livre à plus de dix ans de sa rédaction ?

Philippe Annocque
J'ai longtemps eu des réserves sur une éventuelle réédition. L'avis de quelques amis qui écrivent aussi, celui de Quidam et finalement une relecture tardive, à distance, à laquelle j'ai pris un vrai plaisir ; tout cela a fini par me convaincre. La possibilité de le corriger a participé à la décision. J'avais presque aussitôt éprouvé un repentir sur le titre, c'était l'occasion de le corriger. Je pensais aussi, pendant un temps, transformer voire supprimer certains épisodes ; et puis je me suis rendu compte qu'ils tenaient la route, tout compte fait. J'ai essayé de rester fidèle à l'auteur (celui n'est pas le même), de conserver l'esprit en corrigeant le texte qui, surtout dans la deuxième moitié du roman (celle qui s'est écrite avec moins de doutes parce que je voyais bien que j'allais pouvoir mener le projet à son terme), portait la marque d'un mauvais pli : il y avait régulièrement des phrases où je m'imitais moi-même. Croyant être plus juste, plus « dans mon style », j'étais juste plus faux.


Fiolof
Herbert, le personnage central de votre roman, reste toujours « au bord de quelque chose ». Pouvez-vous nous parler un peu de lui et nous dire en quoi cette posture existentielle vous a intéressé ?

Philippe Annocque
Le sentiment de l'empêchement est pour moi une sorte de moteur paradoxal. J'ai cru pouvoir écrire ce texte parce que j'avais le sentiment de m'être défait de l'emprise de Beckett (Beckett romancier, surtout). Je ne vais pas développer sur l'empêchement chez Beckett (accessoirement c'est ce que j'avais choisi comme sujet en maîtrise), mais il est clair que Beckett a fini par m'empêcher. M'empêcher de croire à la validité d'un projet littéraire après lui, notamment. Lorsque, en écrivant ce texte pour qu'il soit publié, j'ai envoyé balader Beckett, de manière au fond assez inconsciente (et heureusement) l'empêchement s'est discrètement imposé comme thème du roman sans que je pense à Beckett : Herbert est empêché, s'empêche par le développement de sa propre pensée qui fait la matière du livre, d'aboutir à quoi que ce soit. Alors qu'au fond il n'y a pas de raison décisive, autre que cette pensée de l'empêchement, pour que sa pièce de théâtre ne soit pas montée, pour que son roman ne soit pas publié, pour qu'il n'arrive pas à faire l'amour.


Fiolof
Dans Liquide (publié en 2009) on retrouve un personnage qui présente certains points communs avec Herbert. Il semble lui aussi traversé par les événements, agi par l’existence, incapable et/ou non désireux d’activer les leviers qui lui permettraient de prendre les rênes de sa propre vie. Y a-t-il une filiation entre Herbert et certains personnages de vos autres romans ?

Philippe Annocque
Je dirais qu'il y en a deux. Mes livres constituent, constitueront un ensemble toujours assez disparate mais j'y ai glissé quand même quelques lignes directrices assez conscientes. Sur le plan de la narration, la mise à distance par la 3e personne dans Rien (qu'une affaire de regard) est le début de quelque chose (disons une conjugaison) qui aboutit à la personne zéro de Liquide, celle qui précède la première. L'objet est peut-être le même, le point de vue sous lequel il est regardé devient l'essentiel. Et puis il y a la question de l'âge, aussi. Liquide est l'homme mûr (voire l'homme un peu passé déjà, l'homme mûr c'est plutôt Par temps clair) comme Rien est le tout jeune homme. J'espère bien qu'il y aura un jour un livre sur l'enfance. Pas « sur », disons plutôt « dans » : dans l'enfance.


Fiolof
Quand on lit Rien…, mais peut-être est-ce personnel, deux autres textes nous viennent parfois à l’esprit. J’ai plusieurs fois pensé à la Modification de Michel Butor (pour ce goût de l’auto-analyse) et à Un homme qui dort de Georges Perec, pour le travail autour du dessaisissement de soi. Ces deux textes ont-ils eu une résonance pour vous ?

Philippe Annocque
C'est rigolo, c'est ce que m'a écrit Jean-Marie Laclavetine en me refusant Par temps clair. Il a même précisé « inspiré » (il faut dire que Par temps clair est écrit à la 2e personne). Il y a sûrement quelque chose. Mais c'est le fait du hasard : j'ai lu la Modification quand j'étais au lycée, j'avais beaucoup aimé mais je ne l'ai pas relu ; quant à Un homme qui dort, je ne l'ai pas lu. On me trouve souvent des accents perecquiens (c'est comme ça qu'on dit?) ; du coup j'évite de lire Perec (j'ai juste lu les Choses, il y a très longtemps aussi) ; je sais d'expérience que je suis sensible aux influences.


Fiolof
Est-ce qu’on ne pourrait pas considérer Rien… comme un anti-roman d’apprentissage ? Au fil de la lecture, on se dit parfois que quelque chose finira par se dénouer, que le personnage, peut-être, à l’occasion d’un événement non encore survenu, sortira de ses gonds, finira par sauter dans le train de la vie… Il n’en est rien (ce qui rend d’ailleurs le livre très fort). Herbert semble au contraire affirmer toujours plus la posture qui est la sienne… Avez-vous imaginé d’autres fins possibles à cette histoire ?

Philippe Annocque
Ah oui tout à fait, c'était l'intention dès le départ et je n'ai jamais imaginé qu'il puisse en être autrement : je voulais que rien n'aboutisse, ou que tout aboutisse à rien et que ce rien même soit assumé, revendiqué par Herbert. Sinon ça aurait été autre chose.

La veille de la soirée à l'Alinéa Augustin Trapenard évoquait Flaubert au Carnet du Libraire ; j'avoue que j'y ai pensé en écrivant (c'était aussi une manière de ne pas penser à Beckett). Et je pensais à la fois à l’Éducation sentimentale et à Bouvard et Pécuchet (la diversité des projets avortés).


Fiolof
Du roman qu’écrit Herbert au fil de Rien… nous ne saurons strictement rien. Seul son titre, le Conflit, nous est dévoilé. L’écriture de ce roman occupe pourtant une place centrale dans le livre et le fait même d’ignorer tout de son contenu titille le lecteur, l’amène à s’interroger, à faire des hypothèses. L’une d’entre elles, bien évidemment, consiste à se demander si le roman du personnage n’est pas une sorte de double de ce que nous lisons… Que pouvez-vous nous dire de ce texte invisible, de sa place dans votre roman ?

Philippe Annocque
Je ne sais pas s'il occupe une place vraiment centrale. D'autres lecteurs diraient sans doute que cette place revient plutôt à l'apprentissage amoureux (à l'inapprentissage, plutôt) – mais ce n'est pas non plus ce que je dirais. Je crois qu'il y avait une sorte de fatalité à faire d'Herbert un écrivain, ou tout du moins un écrivant. Comment pourrait-il en être autrement pour quelqu'un dont la seul activité tangible est la pensée ? Je ne me suis jamais vraiment demandé ce qu'il y avait dans le Conflit d'Herbert. En fait c'est maintenant que je m'en rends compte : je ne me suis jamais posé la question. Je ne sais pas. Je crois qu'Herbert est plus dans l'écrire que dans l'écrit. Il est « en train de », comme je dis à la fin du roman. Je ne peux rien mettre derrière.


Fiolof
Justement, pouvez-vous nous parler un peu plus de cet « inapprentissage amoureux » ? La sexualité défaillante  de Herbert traduit-elle son rapport plus général au monde ?

Philippe Annocque
Oui, tout à fait. Le pucelage d'Herbert n'est à mes yeux qu'un sujet anecdotique qui avait l'avantage de permettre quelques scènes cocasses tout en illustrant de la manière la plus crue l'impossible relation au monde tangible de l'individu empêché par sa pensée. Je ne pouvais pas mieux trouver que le relation sexuelle : comment faire quelque chose dans l'intimité d'autrui alors qu'on est tout seul dans sa pensée ?

Les scènes de plomberie, avec la détérioration involontaire du siphon, jouent un peu le même rôle : la pensée d'Herbert se heurte à la tangibilité de l'objet – et c'est drôle, enfin, à mes yeux. Mais avec le sexe et la présence d'autrui, on voit comment ce qui n'est au départ qu'un excès de la pensée se transforme malgré Herbert en un monstrueux égocentrisme.


Fiolof
Bien sûr Herbert est un personnage. Mais son rapport à l’écriture dévoile une vision possible du travail de l’écrivain : claustration, retrait, glissement hors du monde… Ne plus vivre que pour «s’écrire». Une attitude qui remiserait l’existence au second plan. Avez-vous voulu aussi illustrer cette tentation possible (et attestée) pour l’écrivain ? Y a-t-il là un risque que vous auriez déjà eu l’impression d’encourir ?

Philippe Annocque
Sans doute, mais il y a aussi du cliché dans tout ça. Herbert joue à l'écrivain, avec sa Remington d'un autre âge. On le voit bien aussi dans ses rapports avec sa bande d'amis. Le statut de l'écrivain est un fantasme d'adolescent qui permet à Herbert de ne pas être vraiment lui-même ; c'est confortable, finalement. Un peu comme son imperméable. Pourtant il écrit vraiment. Il a de vrais enthousiasmes, au moment de l'écriture.

Je sens que j'éluderais facilement la fin de votre question, concernant l'écrivain que je serais. En fait la question ne s'est jamais vraiment posée pour moi. La vie imposait de faire des choix, j'en ai fait.


Fiolof
L’autre soir à l’Alinéa, quelques échanges ont concerné la part de dérision que l’on pourrait également déceler dans votre roman. Il me semble personnellement qu’il y a une noirceur, dans ce texte, qui prédomine nettement sur cette autre dimension (la dérision) que j’ai quant à moi peu perçue. Que pouvez-vous nous en dire ? Herbert est-il un personnage tragi-comique ?

Philippe Annocque
Oui, j'espère. Personnellement, je trouve ce livre vraiment drôle. Les scènes de sexe notamment sont cocasses – en tout cas moi j'ai ri en les écrivant, et en les relisant aussi. Les scènes de plomberie aussi. Mais bien sûr ce roman est une tragédie. Tragi-comique, Herbert, forcément. Le seul fait d'exister, comme ça, sans raison, au milieu du monde qui n'en a pas davantage, c'est tragique et drôle. Enfin, je trouve.



Fiolof
Quand vous relisez votre texte aujourd’hui, vous semble-t-il entrer (anachroniquement) en connexion avec des lectures que vous auriez faites depuis ? Dans quel cercle de famille littéraire l’inscririez-vous ?

Philippe Annocque
Alors là c'est une question vraiment difficile. Dans ce que je lis et que j'aime, je vois surtout ce qui est différent. Il y a des auteurs que j'aime infiniment, mais je ne me sens proche d'aucun – c'est d'ailleurs vrai pour eux aussi : les auteurs que j'aime me paraissent à chaque fois éminemment singuliers. Maintenant il est clair aussi que Rien se définit aussi et très consciemment par rapport à des formes traditionnelles préexistantes, à commencer par le roman de formation : pour écrire un anti-roman de formation, il faut déjà que le roman de formation existe.











Philippe Annocque, Rien (qu'une affaire de regard). Éditions Quidam. 2014.