lundi 26 décembre 2016

> Le bâtiment de pierre – Asli Erdoğan

.

























Est-ce un cauchemar ? Un rêve éveillé ? Un amas de souvenirs bien réels jetés dans le puits de la poésie pour un voyage halluciné ? On ne sait pas trop, à vrai dire. Un texte étrange et fort, qui revomit par séquences ses propres morceaux, hoquète, se reprend. Il existe peut-être un lieu où le témoignage (qu’il soit direct ou indirect) s’enfonce dans la chair des mots, danse, souffre, s’élève, se déprend du réel pour mieux nous en jeter le venin au visage. Le bâtiment de pierre, dernier livre traduit en français d’Asli Erdoğan (en attendant celle d’une sélection de ses chroniques journalistiques, Le silence n’est plus à toi, à paraître chez Actes Sud début janvier 2017) est un texte d’une puissance étonnante, qui ne nous laisse pas même les balises que nous aurions pu espérer pour découvrir quelque chose comme une prison sinistre dans un pays voisin. L’univers carcéral où nous entrons a pris feu dans le souvenir de ceux qu’il a broyés. Sa violence est passée de l’autre côté, a contaminé le langage, le regard, la raison.  Bienvenu en enfer. L’enfer d’une langue belle, déchirée. Une langue qui témoigne, mais témoigne  autrement.




Lecteur innocent, on cherche d’abord un récit. On en a entendu parler. On sait qu’il serait question de la prison de Sultanahmet (une ancienne geôle devenue depuis le Four Season’s Hotel  dans l’un des quartiers les plus touristiques d’Istanbul), ou de celle de Bakırköy… On attend des noms, des lieux, des événements. Mais rien de tel ne se produit. Dès le début, nous sommes prévenus :

« Les faits sont patents, discordants, grossiers… Ils entendent parler fort. A ceux qui s’intéressent aux choses importantes, je laisse les faits, entassés comme des pierres géantes.  Ce qui m’intéresse, moi, c’est seulement ce qu’ils chuchotent entre eux. De façon indistincte, obsédante. »

Ce sera donc autre chose qu’un amoncellement de noms, de souffrances datées et de tortures repérables. La narratrice de ce récit semble être tombée dans le labyrinthe des cercles de l’enfer. Sa voix parle pour d’autres voix qui se sont tues, ou qui n’ont pas su, pas pu trouver le chemin de la parole. Au milieu de ses ombres multiples et diffuses – enfants des rues, mendiants, petits délinquants, opposants… - une figure surplombe les autres, une figure dans laquelle toutes les autres semblent s’être cristallisées : celle de A. Être sans nom, un  ange, peut-être, brûlé vif dans le silence des pierres, étouffé dans sa propre douleur. « Sa tête s’est affaissée » et il a fait don de ses yeux à celle qui parle. Investie par ce fantôme du bâtiment de pierre, celle qui parle promène son regard de cendres sur les dédales de la prison, habite les yeux de cet homme mystérieux, cassé, brisé, « fatigué, épuisé, incapable de faire un pas de plus sur le chemin qui mène à notre univers commun ».

Nous ne saurons rien de précis de ce A. qui hante le récit de Asli Erdoğan. On a parfois l’impression qu’il s’agit d’un  prisonnier craché de sa cage et qui n’a pas pu renouer avec la vie d’avant. Un revenant condamné à ressasser à tout jamais  le silence des pierres, le souvenir sans amarre de maltraitances innommables, la longue litanie des coups, des privations, de la solitude.

Parfois, des grumeaux de réel se détachent de ces couloirs vides dans lequel s’engouffre le vent de ce récit de souffrances.

« C’étaient des enfants du bâtiment de pierre. Tout noirs, décharnés, des enfants coupables, battus sinon à mort, du moins sans pitié. Dépositaires des fautes commises au fil des générations, plus habitués que nous au froid et aux humiliations, leurs os se ressoudent plus rapidement que les nôtres… Enfants des rues impitoyables, des marchés désertés, des châlits, tous semblables sur leurs photos d’identité, résistant  la mort, ne trouvant pas de tragédie à leur mesure, et dont quelques-uns sont « susceptibles de se corriger ». Surgis au cœur de l’invisible, ils venaient des vallées dépeuplées, des marécages, des sombres rêves souterrains. Lointains et solitaires, comme en plein désert. »

On croise parfois un policier qui tord le bras d’un petit pickpocket, quelques gestes, quelques visages arrachés au quotidien de la prison. Mais le souffle qui traverse ce récit colporte une violence plus vaste, une violence qui voudrait dire toutes les violences qui se jouent en ces lieux, une violence qui a pris la forme d’un vent mauvais, qui enfle, gonfle, et prête une dimension à la fois poétique et troublante au récit de la narratrice. Une parole portée, en quelque sorte, par-delà ce qui la contiendrait dans un hic et nunc, et dont l’ampleur prend ici la forme d’une caisse de résonance universelle, une sorte de déflagration qui prolonge le travail journalistique d’Asli  Erdoğan en le déplaçant plus loin, vers un lieu qui fait trembler la parole elle-même. Le texte ressasse des pans entiers de son propre récit, brouille les pistes spatio-temporelles et propulse le lecteur dans un cauchemar qui ne saurait le laisser indemne. En exposant sa langue poétique à  la violence policière de son pays, l’auteure lance une alerte au long cours : 

« La nuit recommence en d’autres lieux du monde, sur d’autres continents, les stores s’abaissent, les sonneries d’alarme, les sirènes mettent les hommes en garde contre la menace de l’obscurité. »










Asli Erdoğan, Le bâtiment de pierre. Actes Sud. 2013.

………………………………………………………………………….

Difficile, bien sûr, de lire aujourd’hui ce texte sans y déceler également, hélas, l’écho prémonitoire de ce que vit actuellement Asli Erdoğan. Sans y entendre ce que l’on fait payer à cette voix. Emprisonnée depuis le 16 août 2016, l’auteure risque la prison à perpétuité pour ses prises de position pro-kurdes et ses dénonciations multiples, dans le cadre de son travail de journaliste, des exactions perpétrées par le régime fasciste du président Erdoğan à l’encontre de nombreuses minorités. Plusieurs centaines d’intellectuels, journalistes et écrivains sont aujourd’hui  enfermées dans les geôles turques de ce régime. Des comités de soutien sont  organisés en France et en Europe pour dénoncer cette situation et demander la libération de la journaliste. Des événements (lectures, conférences, rencontres) sont également mis en place au fil des semaines dans diverses librairies et lieux culturels.  On en retrouvera le détail sur la page Facebook Free Asli Erdoğan. A l’initiative de Tieri Briet et Ricardo Montserrat, un groupe d’écrivains et journalistes français se rendent ces jours-ci à Istanbul dans l’espoir d’assister à son procès le 29 décembre prochain et afin de communiquer publiquement, à cette occasion, les milliers de témoignages de soutien qu’ils ont recueillis et colligés ces dernières semaines.

Si ces initiatives ont trouvé des échos auprès de quelques journaux (au premier rang desquels l’Humanité) on sera toutefois étonné, dans ce contexte, du peu de relais que leur accordent les grands médias audiovisuels. On pourra également trouver surprenante la frilosité de nos actuels dirigeants français sur ces questions, lorsque l’on se souvient que Valls et Hollande avaient défilé bras-dessus bras-dessous place de la République avec le président turc… Une manifestation qui avait pour but au lendemain des attentats de janvier à Paris, rappelons-le, non seulement d’affirmer le refus  d’abdiquer face au terrorisme mais également le caractère inaliénable de la liberté d’expression.



lundi 5 décembre 2016

> Lettre d'amour au Tardigrade

.


























Cher Tardigrade,

Mes deux dernières lettres d’amour furent adressées coup sur coup à Marie NDiaye et à François-René de Chateaubriand. Elles restèrent l'une comme l'autre sans réponse. Mais vous voyez, je ne me décourage pas. D’ailleurs,  j’écris beaucoup de lettres d’amour, trois par jour en moyenne, et elles connaissent toutes un destin similaire. Je me suis même fendu, il y a quelque temps, d’une demande en mariage dans les règles, demeurée elle aussi et comme il se doit sans retour. Vous admirerez sans doute, cher Tardigrade, ma persévérance, tout en vous posant une question légitime : en quoi, donc, une lettre d’amour supplémentaire à vous adressée, aurait-elle la vertu d’attester que je vous distingue d'une manière ou d'une autre de tous mes précédents et futurs destinataires ? Trop d’amour ne tue-t-il pas l’amour ? Eh bien la réponse est simple (quoiqu’elle eût pu être double puisque non, trop d’amour ne tue pas l’amour, rien, en tout cas, dans les découvertes récentes qui ont marqué les sciences sociales, exactes et appliquées ne permet d’établir le contraire et comme le recommandait en son for intérieur August Ephraim Goeze, l’admirable zoologiste allemand qui vous décrivit le premier, méfions-nous des proverbes,  tant il est notoire que sagesse populaire n'y voit que d'un œil), simple, pourtant, disais-je, est la réponse : 


avec vous, c’est différent !

 
Je dirai même plus :


avec vous, TOUT est différent !


Je n’affirme pas cela au motif qu’il serait ardu, sans le secours d’une drogue dure, de vous comparer à qui ou à quoi que ce soit (et même au taxon extrêmophile dans lequel vous vous êtes coulé). Non. Si je dis cela, c’est parce que les contours ectoplasmiques de votre silhouette gracile, la consistance gluante de votre personnalité aussi prégnante qu’insaisissable, votre capacité de déshydratation immédiate en cas de non réponse à un salut, la grâce de vos membres excédentaires et rétractables, cette lucidité qui vous pousse à refuser de nager dans le bonheur puisque, ne sachant pas nager, vous ne pourriez que vous y noyer, votre goût prononcé, et par l’adversité municipale contrarié, pour la semaison de feuilles mortes, la délicatesse des supplices que vous réservez à vos ennemis,  lorsqu’après avoir fabriqué les portes de votre maison avec la matière de leurs corps vaincus, vous vous imposez la vie la plus terne qui soit afin de les condamner à mourir de nouveau, d’ennui cette fois-ci, votre tendance à la cryptobiose, à la rupture d’illusion en pleine nuit, à la calvitie objective et à l’auto-annulation spontanée, le scepticisme qui vous fait douter de votre boulangère tant que vous n'en avez pas fait le tour, la force de caractère qui vous pousse, lorsque  vous essayez d’arrêter de fumer,  à refuser la dernière cigarette que vous tend votre ancienne institutrice s’apprêtant à vous fusiller, oui, c’est parce que tout cela, et la liste aurait très bien pu s'allonger, a pincé la corde vive de mon cœur... 


La cristallisation stendhalienne s’est produite en plein jour, station Créteil l’Echat, sur la ligne 8 du métro parisien.  Le respectable travailleur francilien que j’étais quelques instants plus tôt s’est soudain transformé, sous les yeux éberlués d'une foule anonyme,  en un bloc compact de sucre glace incrusté d’un petit livre jaune.


Depuis que je vous ai rencontré, tout a changé autour de moi, je le vois bien : les gens se lèvent le matin, se bousculent dans les transports en commun en s’ignorant, prennent parfois un taxi le samedi soir, naissent, se reproduisent, se tuent au travail ou courent comme ils peuvent derrière le RSA, écrivent « famille syrienne » avec quatre fautes d’orthographe sur des bouts de carton à l'entrée des autoroutes, votent, vivotent, applaudissent Marine qui se lèche les babines. C’est étonnant. A présent, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes impossibles.


Vous êtes très fort, cher Tardigrade, et j’aime beaucoup votre sens de l’uchronie inversée.


Par ailleurs, je préfère devancer la presse à scandale, qui, toujours encline à faire ses choux gras sur le dos de futures œuvres immortelles, ne manquera pas de souligner la consanguinité patente qui pourrait vous rapprocher, par certains traits de caractère, d’un personnage que j’ai récemment lâché en ville au bras d’une fée grabataire et d’un ange intermittent (Frédéric Fiolof, La magie dans les villes, Quidam Editeur, 12 euros, en vente dans toutes les bonnes librairies), consanguinité qui, fût-elle de hasard, rendrait notre union dangereuse au regard des lois de la génétique. A ces journalistes prévenants je répondrai simplement : Foutaises ! C’est elle, la consanguinité, qui nous a fourni les plus belles lignées de rois - regardez les Habsbourg ! ; c’est à elle encore que l’on doit Toutankhamon ou ce sourire humide et attendrissant qu'arborent encore de si nombreux enfants au fond de nos campagnes ; c’est grâce à elle enfin que nous pûmes cueillir les fruits les plus mûrs de notre ancestrale noblesse de France. Alors n’ayons pas peur des monstres, cher Tardigrade, nous sommes là pour les enfanter, pour les chérir, pour lever une armée avec eux et - soyons fous ! - pour nous dresser enfin devant l’ennemi invisible ! 


Et puis l’amour est aveugle, alors profitons-en.


S'il fallait à présent évoquer un aspect plus matériel et plus préoccupant de notre imminente vie commune, je veux parler de la subsistance, que seule une postérité lointaine et enfin dessillée assurera à nos plumes alors que nous n’en aurons plus une depuis longtemps, je vous rassure, cher Tardigrade, j’ai un appétit de moineau, tout le monde sait ça. Et quand il y en a pour huit pattes, il y en a pour douze.


C’est ici que prend fin cette missive, à laquelle je vous supplie de ne pas répondre car je suis trop occupé à lire et relire le joli livre qui vous est consacré. En cette période de pré-Nativité où se mitonnent les potlatchs familiaux, je suggère d’ailleurs à tous ceux qui sont déjà ou encore en vie de se le procurer au plus vite. On ne leur pardonnera jamais un présent aussi incongru et ils en retireront ainsi une grande satisfaction. Pour ce qui est d’être en vie, je sais qu’en ce qui vous concerne vous préférez « attendre que les conditions soient plus favorables ». C’est écrit page 125, c’est votre droit, et ça peut carrément se comprendre !

Quant au soupçon d’inquiétude que je lis dans vos yeux (s’il faut les appeler ainsi) et que vous semblez nourrir à l'endroit de mon propos quelque peu enflammé, n'hésitez pas à le dissiper au plus vite et surtout, ne vous en faites pas pour moi. En effet, il peut nous arriver des choses beaucoup plus graves, par les temps qui courent, que de tomber amoureux d’un personnage de roman.


En vous remerciant pour votre vivifiante non-existence,


Fiolof





Pierre Barrault, Tardigrade. L'Arbre vengeur. 2016.



mardi 29 novembre 2016

> Boire plus haut que l'orage

.




















(Alors il resterait ce geste aussi vieux que le monde. Ce geste vain par quoi la poésie, peut-être, un jour a crissé en premier. Ce geste de pierre posée dans la bouche. Une pierre pour ne rien dire si ce n’est ce qui ne se laisse pas admettre. Une pierre de mots serrés. Parole pour ce qui ne se peut pas. Un pote, un amour, un frère. L’absence préfigure l’absence. Il faut tasser le sable, se passer de points, de virgules, de majestueuses majuscules. Se passer de mots, des mots. De tous les mots, s'il se pouvait. Tasser le sable froid et mouillé. Danser  des gigues avec la mémoire, cette vieille fille facile. Arthur Darley est mort en 1948 à l’âge de 35 ans. Je ne sais rien de lui. Il avait un ami qui s’appelait Samuel Beckett.)


                      Mort de A.D.

et être là encore là
pressé contre ma vieille planche vérolée du noir
des jours et nuits broyés aveuglément
à être là à ne pas fuir et fuir et être là
courbé vers l’aveu du temps mourant
d’avoir été ce qu’il fut fait ce qu’il fit
de moi de mon ami mort hier l’œil luisant
les dents longues haletant dans sa barbe dévorant
la vie des saints une vie par jour de vie
revivant dans la nuit ses noirs péchés
mort hier pendant que je vivais
et être là buvant plus haut que l’orage
la coulpe du temps irrémissible
agrippé au vieux bois témoin des départs
témoin des retours

(1949)




Samuel Beckett, Poèmes, Editions de Minuit. 1978.




dimanche 27 novembre 2016

> Péter de blé, clafoutre aux poires et primaire de droite

.


















Les  deux derniers Très Précis de conjugaisons ordinaires sont donc arrivés sur Terre.
Vous ne savez pas ce que c’est ? Pourtant nous en parlâmes, parlâmes, parlâmes


Les derniers thèmes au programme sont L’Argent et La Gastromie. De quoi se mettre l’estomac à l’envers et l’eau à la bouche.





Côté Argent, on trouve de petites merveilles telles que les verbes (conjugués à tous les modes et tous les temps, comme il se doit) : Péter de blé (avec son savoureux imparfait du subjonctif : Que je pétasse de blé) ;  L’huissier au cul ; Interdire bancaire, Casser du siècle ou Robin des boire
Côté Gastronomie, on savourera notamment sans réserves Triper à la mode de Caen, Le croire et le cuire, Chicken tandoorire, Clafoutre aux poires et Pêcher Melba.

Étiez-vous à la librairie le Monte-en-l’air le 17 novembre dernier ? Non ? Eh bien tant pis pour vous. Car vous eussiez bien ri et pu admirer deux conjugo-slamo-performeurs en pleine ébullition. Vous eussiez goûté à la déclinaison collective du verbe Qui qu’en r’vouloir  ou seriez probablement restés bouche-bée devant la joute conjuguante des deux co-auteurs qui se sont loyalement (mais sans pitié) affrontés autour de Gros revenir et Petit salaire.

Alors voilà, en ce dimanche historique, nous n'avons pas pu résister, nous nous y sommes essayés. En manière d'hommage, nous leur offrons quelques extractions de la conjugaison d’un verbe de notre cru, Primaire de droite, pour lequel nous adopterons le paradigme du verbe Plaire.

God bless them !

INDICATIF

Présent
Je primais de droite
Tu primais de droite
Il, elle, on, ça primait de droite
Nous primaisons de droite
Vous primaisez de droite
Ils, elles primaisent de droite

Futur antérieur
J’aurai primu de droite
Tu auras primu de droite
Il, elle, on, ça aura primu de droite
Nous aurons primu de droite
Vous aurez primu de droite
Ils, elles auront primu de droite

CONDITIONNEL

Passé 2e forme
J’eusse primu de droite
Tu eusses primu de droite
Il, elle, on, ça eût primu de droite
Nous eussions primu de droite
Vous eussiez primu de droite
Ils, elles, eussent primu de droite

SUBJONCTIF

Imparfait
Que je primusse de droite
Que tu primusses de droite
Qu’il, qu’elle, qu’on, que ça primût de droite
Que nous primussions de droite
Que vous primussiez de droite
Qu’ils, qu’elles primussent de droite.

INFINITIF

Présent
Primaire de droite

Passé
Avoir primu de droite

PARTICIPE
Présent
Primaisant de droite

Passé
Primu de droite

IMPERATIF

Présent
Primais de droite !
Primaisons de droite !
Primaisez de droite !

Passé
Aie primu de droite !
Ayons primu de doite !
Ayez primu de droite !

.....................................................















David Poullard et Guillaume Rannou

Très Précis de conjugaisons ordinaires
N°7, : L'Argent
N°8, : La Gastronomie


Éditions Le Monte-en-l'air.



lundi 21 novembre 2016

> La solitude des opossums

.



















Catherine Lacey a trente ans. Elle nous vient du Mississipi. Elle signait en 2014 un premier roman spectaculaire : Nobody is Ever Missing, traduit cette année par Myriam Anderson chez Actes Sud. C’est l’histoire d’une femme qui quitte son mari et sa vie new-yorkaise pour rejoindre une ferme au fin fond de la Nouvelle-Zélande. Mais une histoire, qu’elle quelle soit, ne nous dit jamais rien d’elle avant qu’on ait entrepris le voyage. Tout se tient toujours et encore dans ce qui s’écrit : dans la chair des mots et le son de la voix. Or donc, ce road movie sur fond de crise conjugalo-existentielle, ou l’inverse, dévoile bien plus  à la lecture que la couleur de son pitch : un style fulgurant, un sens inouï du monologue intérieur, une féérie acide, un grand bol d’air et de folie. Une dérive, triste et magnifique.




Elyria a tout plaqué et atterrit dans cet autre pays, très lointain et très proche « avec un sac à dos, un gilet, des tennis vertes » et au fond de sa poche l’adresse griffonnée d’un homme croisé à New-York, qui vit seul dans un coin paumé du sud de ce grand désert habité et lui a promis qu’il pourrait mettre une chambre à sa disposition si un jour elle apparaissait. Les feux de l’exotisme ne sont pas tout à fait au rendez-vous, pas en tout cas de la façon dont on pourrait s’y attendre :

« A la sortie de la zone de retrait des bagages, j’ai observé un homme qui fumait en shootant dans quelque chose le long du trottoir, la lumière du soleil volait autour de lui comme dans un portrait de saint. Voilà, c’était ça le pays dans lequel je m’étais catapultée. »

Mais cette auto-explulsion, on va vite le comprendre, n’est pas à proprement parler une libération. On se rattrape toujours au bout du monde, et la jeune femme est partie avec « son yack », entendez sa voix intérieure, l’animal détraqué qui l’habite et qu’elle nourrit de longs soliloques silencieux et dont l’appétit s’accroît au fil du temps. Une bête qui l’empêche de faire les choses comme il faudrait les faire. Son quotidien a pourri entre ses mains, malgré un mari aimant, un certain confort de vie. Personne n’est à l’abri des démons, des démons qui l’ont rattrapée plus vite que prévu : la béance qu’a laissé dans sa vie une sœur surdouée (fille adoptive de sa mère) qui s’est jetée par la fenêtre et cette chose impalpable (avec laquelle certains parviennent à composer et d’autres beaucoup moins bien) qui gangrène l’existence, assourdit le désir, vous pousse sans cesse comme une vieille morve au fond de vous-même.

La narratrice s’embarque donc en auto-stop vers sa destination dans un pays de bagnoles, de camions, de paysages sauvages, de moutons et d’opossums, ces marsupiaux qui, en Nouvelle-Zélande, se sont reproduits de manière pléthorique - au point, disent certains, qu’ils finiront par en devenir les seuls et derniers habitants. Mais tout cela nous parvient par la lorgnette, drôle, amère ou hallucinée d’Elyria et de son yack. Le récit oscille entre méditations en pente douce, retours en arrière (la sœur, la mère, le couple) et les rencontres plus ou moins brèves que la jeune femme effectue durant son périple.

Ce qui nous saisit dans ce livre, c’est la langue de Catherine Lacey. Une langue qui nous aimante à la dérive et aux visions assez peu prévisibles de la narratrice. Un style assez simple du point de vue lexical mais où le regard de celle qui parle nous porte toujours là où l’on ne s’y attend pas, invente des possibles à chaque paragraphe, déboîte tranquillement le monde. Qu’elle nous parle d’amour, de nourriture, de la mer ou personnages croisés ici où là, tout semble immédiatement contaminé par les ondes troublantes de son propre univers. 

Ici, par exemple :

« De près, le visage du barman avait quelque chose d’enfantin et de douloureux, à tel point qu’en le regardant j’ai eu la sensation d’être sa mère, c’était insupportable de le voir si malheureux après tout ce que j’avas traversé pur le mettre au monde. Pas très opportun comme sentiment quand tout ce que je voulais c’était lui commander une bière et un sandwich. »

Ou lorsqu’elle cherche à qualifier ce qu’elle ressent pour Jaye, un transexuel avec lequel elle est amenée à travailler et seul personnage rencontré durant son voyage dont elle se sentira un temps très proche :

« C’est là que j’ai décidé que j’étais amoureuse de Jaye – pas d’un amour romantique ou amical ou sexuel, une autre sorte d’amour à la fois propre et simple et inoffensif. Un amour constitué d’un bruit inaudible, comme le bruit de ces sifflets que seuls les chiens entendent, ou de ces petits trucs en plastique que les gens posent sur leur voiture pour que les biches les entendent et s’éloignent de la route. On ne peut rien faire contre le bruit inaudible. Il est là, c’est tout. »

Parfois, la phrase se déploie, se fait longue, s’enroule sur elle-même jusqu’à l’essoufflement, voudrait toucher le bout du bout, le vide du bout de toute chose :

« Est-ce que tout le monde sur la planète, ou au moins tout le monde sur la planète appelée moi, n’est pas coincé entre deux impulsions : le désir de disparaître comme si rien n’était jamais arrivé et le désir d’être une bonne personne amoureuse, aimante, aimée, qui ait un sens, qui aille juste bien ? Je voudrais être cette personne, une portion de personne respectable mais je voudrais aussi n’avoir rien à voir avec le fait d’être une personne, parce qu’être une personne c’est être cassable, c’est savoir que tu vas casser, incessamment, à tout moment, et peut-être pas simplement à tout moment, mais précisément à ce moment-ci, cette minute, un avion pourrait tomber du ciel et t’écraser, ou le bâtiment dans lequel tu te trouves pourrait simplement s’effondrer et te tuer ou tuer la personne que tu aimes – et aimer quelqu’un c’est savoir qu’un jour ou l’autre il te faudra voir cette personne souffrir à moins que ce soit toi d’abord, aimer quelqu’un signifie que tu vas certainement perdre cet a mour à cause de quelque chose de lent, comme l’ennui, ou une haine purulente, ou à cause de quelque chose de rapide au contraire, comme un accident de voiture ou une catastrophe improbable ou une bactérie bouffeuse de chair – et qui saura d’où c’est venu, cette bactérie bouffeuse de chair, un si beau garçon, qulle tristesse – et non ton yack, notre yack à chacun, veut juste en finir, ne supporte plus la tension que ça représente de se balader dans le monde comme si nous allions nous balader dans le monde pour toujours, parce que non, parce que voilà un cancer, une maladie, une voix dans ta tête qui veut que tu sautes par la fenêtre, quelqu’un avec un flingue, une catastrophe improbable, un paquet de bactéries bouffeuses de chair déchaînées qui vont commencer par ton visage. »

Catherine Lacey a expliqué dans un entretien qu’elle pensait, finalement, ne pas comprendre son personnage. Comme si elle s’était elle-même abandonnée au « je » de sa narratrice, comme si l’auteure avait accepté de suivre aveuglément le personnage. Et le lecteur, quant à lui, leur emboîtera le pas jusqu’au bout du voyage.











Catherine Lacey, Personne ne disparaît. Actes Sud. 2016. Traduit de l’américain par Myriam Anderson.