lundi 28 juin 2010

> Diego Vecchio, l'hypocondriaque inspiré
















L’hypocondrie peut-elle être source d’inspiration ? Si Argan ne semble pas avoir enfanté beaucoup d’autres malades imaginaires en littérature (peut-être parce que le personnage de Molière en serait la figure indépassable), nombreux sont les écrivains qui auraient souffert de cette tendance à se sentir la proie de tous les maux et de tous les microbes. Thomas de Quincey, Jean-Jacques Rousseau, Edgar Allan Poe, Charles Baudelaire, Emile Zola, Romain Gary et Henri Michaux seraient de ceux-là… Pathologie qui leur a été le plus souvent attribuée sans qu’ils ne daignent le faire eux-mêmes, preuve peut-être du bien-fondé de cette remarque de Paolo Repetti (auteur d’un savoureux Journal d’un hypocondriaque)

«La seule maladie dont un hypocondriaque ne peut accepter d'être atteint est l'hypocondrie. Il serait alors obligé d'accepter le caractère illusoire de toutes les autres»

Quant à savoir quel poids ce travers, si tant est qu’il soit avéré, a pu jouer dans le travail créatif de ces écrivains, la tâche est plus ardue…

Avec Diego Vecchio, jeune et brillant écrivain argentin, les choses sont plus claires. Sur un site consacré aux écrivains de son pays traduits en français, il se présente sobrement comme un membre de la caste des malades perpétuels et semble en pleine possession de son hypocondrie, pathologie qu’il considère comme l’ «une des formes les plus puissantes de l’imagination ».

A preuve, Microbes, recueil de neuf nouvelles qui vient de paraître chez l’Arbre Vengeur dans une traduction de Denis Amutio. Si les personnages de ces histoires ne sont pas tous des malades imaginaires, ils ont tous affaire au monde insondable de la maladie, de l’infection, de l’épidémie et le leurs avatars. Anorexie, tabagie, migraine, ténia échinocoque et morbo galicus sont quelques unes des denrées providentielles dont se nourrissent les nouvelles de Vecchio. Malgré l’impressionnante érudition scientifique et médicale repérable dans ces textes, on est aux antipodes d’une littérature réaliste qui mettrait en scène la maladie pour elle-même. Humour, fantastique et dérision sont au contraire les maîtres mots de cet opus original aux vertus homéopathiques…




Madame Kristensen découvre les vertus curatives de la littérature. Pour chaque maladie pouvant affecter un enfant, elle met au point un conte aux effets appropriés. Elle inonde ainsi les librairies de «Contes pour enfants atteints de rougeole», «Contes pour enfants atteins d’angine rouge», «Contes pour enfants atteints de diphtérie», «Contes pour enfants atteints d’otite aiguë»,

Mais cette belle histoire finit mal car dans sa généreuse prévoyance elle omet de prémunir sa progéniture d’un «Conte pour les enfants atteints de la tuberculose»… Comble d’ironie, la famille est alors inexorablement décimée. Et voici comment l’on meurt en famille chez Diego Vecchio :

« Solvej succomba d’abord. Ensuite, Karen. Après, Asløg. Suivis, sans qu’ils n’y puissent rien, par le petit Niels. Ils tombèrent l’un après l’autre, inexorablement, ainsi que des flocons de neige : kof, kof, kof. »

Madame Kristensen ne sortira pas non plus indemne de cette expérience puisque sa «frénésie productive finit, bien entendu par épuiser son système immunitaire»… Parabole discrète de l’écrivain autophage qui ne donne aux autres que ce qu’il s’enlève à lui-même.

Joshua Lynn est un écrivain de science fiction à succès, inventeur alerte d’uchronies très prisées des lecteurs. Ce succès l’entraîne sur la voie d’une vie mondaine qui elle-même le pousse à la consommation de tabac, substance dont il ne peut bientôt plus se passer pour travailler… Cette addiction n’est pas sans effet sur les histoires qu’il invente. Dans l’un de ses récits, le Docteur Curtis, personnage qui est un double de son auteur, part en expédition dans l’Egypte d’Akhenaton. Au cours de cette expédition il laisse malencontreusement tomber une brise de tabac hollandais sur le sol en bourrant sa pipe. Une plante inconnue prend alors pied sur les rives antiques du Nil et le tabac fait son apparition bien avant sa découverte historique par Christophe Colomb sur le continent américain… Les conséquences de cet incident sur la chaîne des événements seront au moins aussi importantes que celles de la mort accidentelle du papillon préhistorique survenant dans Un coup de tonnerre, la célèbre nouvelle de Bradbury… A cette différence près que cette consommation prématurée de tabac par les humains n’est source que de bonifications dans la fiction de Joshua Lynn… Quelques reproches historico-éthiques au sujet de ce récit lui vaudront un passage aux oubliettes avant qu’il ne se rachète par une uchronie diamétralement opposée et plus politiquement correcte : Christophe Colomb suite à une erreur de cap, manque l’Amérique et le tabac n’entrera jamais en Europe… Mais pendant tout ce temps l’écrivain se débat avec la nicotine sans parvenir à s’en déprendre, d’où le procès qu’il intentera à la Southern Tobacco Company et par lequel s’ouvrait la nouvelle de Vecchio.



Le jour de ses dix-huit ans, Roderick Glover, jeune néo-zélandais féru de littérature grecque voit enfin son rêve se réaliser. Ses parents lui offrent une bourse d’études à Oxford. Mais son arrivée sur le vieux continent lui occasionne une telle émotion qu’il devient sujet à de violentes migraines. L’image prend le pas sur le réalité et cette «pulsation térébrante» se traduit par l’apparition d’une cohorte de fourmis qui s’extirpent de son crâne par tous les orifices de son visage :

«Lorsqu’il voulut se ressaisir, son corps était couvert de fourmis, qui étaient sorties non seulement de ses yeux, mais aussi de ses oreilles, de son nez, de sa bouche, une par une, à la queue leu leu, sans trêve, agitant leurs pattes et leurs antennes, ouvrant et fermant leurs mandibules, transportant sur un brancard reines, nymphes et chrysalides.»

L’helléniste migraineux découvre peu à peu, après avoir suivi de nombreuses autres pistes, que seul l’effort intellectuel, et donc en ce qui le concerne, la traduction des textes grecs, peut le soulager de ces «dévissements». Car pour le narrateur cela ne fait pas de doute, la mise en branle des méninges a des vertus apaisantes :

«C’est ainsi que prier équivaut à 10 mg de paracétamol. Compter jusqu’à cent, 50 mg. Imaginer une histoire, à 750 mg. Traduire, à 275 mg.»

Roderick Glover devient un traducteur hors pair et se voit confier des travaux de plus en plus pointus par ses professeurs. Un jour, pourtant, il bloque sur la traduction d’ Hémorroïdes, imposant traité d’Hippocrate que personne n’a encore réussi à traduire correctement et que vient de lui confier Mr Hartley. C’est alors que la nouvelle bascule dans une nouvelle dimension : Roderick, sujet à quelques phénomènes paranormaux, découvre peu à peu qu’Hippocrate, par toute une série de subterfuges, vient lui prêter main forte… Mais tout se paie, et le père de la médecine monnaie ainsi l’usufruit de quelques parties du corps de Roderick, afin de permettre à «certains esprits amis nostalgiques des joies et des peines terrestres» de jouir d’une réincarnation partielle, qui dans le coccyx, qui dans l’os temporal, … Monsieur Hartley est bientôt mis au courant et il se lance à son tour dans ces singulières transactions. Plus gourmand encore que son étudiant, il troque à Hippocrate de nombreux traités perdus… Ganglions lymphatiques contre son plexus hemorroïdal, Orthopédie dento-faciale contre ses intestins. Murmures vésiculaires contre son œsophage et son estomac… Le phénomène se répand et prend un tour inquiétant dans les milieux universitaires. On ne compte plus les cas où d’éminents savants se dépossèdent de telle ou telle partie de leur corps contre une précieuse information d’outre-tombe. Entre autres exemples (mais Diego Vecchio nous en offre quelques autres encore plus truculents…) :

«Pour un dialogue avec Virgile, William Gladstone du St. Paul College avait perdu tous ses organes, à l’exception du nerf trifacial »

Nouvelles traductions et œuvres posthumes vont peu à peu emplir les bibliothèques, ce qui finit par éveiller l’attention des autorités. La "Society for Psychological Research" finit par découvrir le pot-aux-roses et mettre un terme à cette pratique culturelle aliénante… Mais le coup est parti et Roderick Glover, de retour en Nouvelle-Zélande, fonde la «Société de Recherche paralittéraire» et développe, au prix que l’on devine, une bibliothèque qui accueillera de nombreuses littératures définitivement perdues…

Voici brièvement résumées, quelques unes des histoires qui attendent le lecteur de Microbes.

On y trouvera encore une jeune japonaise anorexique qui reprend un temps appétit grâce aux «bonbons shôga», durs et insipides, qu’elle ne dévore en série que pour le plaisir de lire la petite phrase inscrite à l’intérieur du papier qui les enveloppe ; un professeur français obsédé par la quête de l’introuvable microbe dit «de la fièvre espagnole des bordels» et qui finira absorbé par le monde des microns et changé en énergie subatomique ; une demoiselle hongroise devenue criminelle et pyromane en raison du gigantesque complot qui s’ourdit contre elle dans le monde floral ; des vampires argentins qui détectent la composition du sang de leurs victimes et leur appliquent des morsures sélectives, bénéfiques à leur équilibre hépatique ; un brave allemand au cerveau de laitue ; deux sœurs siamoises russes au(x) destin(s) tarabiscoté(s)… Voici encore quelques instantanés ou raccourcis des nouvelles de Vecchio, traversées de rebondissements, d’idées éclatantes ou saugrenues et toujours très drôles.

Diego Vecchio se promène avec un plaisir presque rabelaisien dans différents registres techniques - médecine, chimie, botanique, sans jamais nous ennuyer. Lexique ou éclairages scientifiques sont toujours placés au service d’une poésie pleine d’humour. Il déploie aussi souvent, au fil de ses récits, la prévenance obsessionnelle qui sied à tout hypocondriaque qui se respecte. Si vous avez oublié quelques-uns des méfaits du tabac, vous en retrouverez la liste exhaustive dans «L’homme au tabac», mais que les fumeurs se consolent, ces rappels toujours désagréables sont ici nettement mieux tournés que dans les campagnes de santé publique… Si vous voulez savoir quel festival microbien se déchaîne sur une pomme qui tombe par terre et le débarquement invisible qui s’ensuit dans l’organisme de l’homme qui mange cette même pomme sans l’avoir lavée, reportez-vous à un certain passage de «L’homme au dernier livre». La peur des microbes rime chez Vecchio avec plaisir des mots, à moins qu’il ne s’agisse-là d’un effet de conjuration…

La quête littéraire est d’ailleurs souvent aussi obsédante que celle de la solution médicale. Les nouvelles de Diego Vecchio - qui a au moins ce point commun avec Borges, sont elles-mêmes peuplées d’écrivains, de personnages littéraires, d’histoires inventées et d’inventeurs d’histoires… La littérature, sans cesse mise en scène, est toujours soupesée à sa capacité de faire face aux plus diverses avanies du corps : contes qui ont la vertu de guérir de la coqueluche ou de la diphtérie, fiction uchronique qui libère l’histoire de l’emprise du tabac, travail de traduction qui soulage de la migraine chronique, aphorismes étincelants qui rendent l’appétit aux adolescents anorexiques. Autant de tentatives qui, au bout du compte, redonnent chair à ce vieux fantasme de conjurer la mort par le pouvoir du langage.

Dans Microbes, ces tentatives sont pourtant le plus souvent vouées à l’échec, mais il n’est pas absurde de croire que le lecteur en tirera au passage quelques bénéfices plus immédiats…

Nous lui laissons donc le soin d’apprécier de quels maux le soulagera la lecture de ces neuf nouvelles requinquantes, pleines de trouvailles et d’élégance.










Diego Vecchio, Microbes. L'Arbre vengeur. 2010. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Denis Amutio.


Images : Microbe Kombat (Libération, Ecrans.fr) / Hippocrate de Cos (Paris, Bibl. Nat.) / Diego Vecchio (Ecrivainsargentins/Viabloga.com)

mardi 22 juin 2010

> Prix et mépris






















Les parutions posthumes d’écrivains célèbres peuvent réserver de bonnes comme de mauvaises surprises. Mes prix littéraires, une série de textes composés par Thomas Bernhard au début des années quatre-vingt, appartient sans conteste à la première catégorie. Bien que paru d’abord en Allemagne à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de l’auteur, cet opus évoque assez peu un fond de tiroir remis au goût du jour à des fins exclusivement éditoriales. Dans ce recueil, que l’écrivain autrichien destina longtemps à la publication, comme le rappelle Raimund Fellinger dans sa notice éditoriale, Thomas Bernhard revient sur neuf prix littéraires qui lui ont été décernés dans les années soixante.

Dans ces textes, Thomas Bernhard déploie un humour décapant et irrévérencieux à l’endroit des institutions littéraires, des convenances et des protocoles attachés à l’attribution de distinctions. On retrouve là, appliquée à des thèmes plus légers, l’écriture corrosive qui caractérise son œuvre. Mais derrière cette ironie aussi mordante que réjouissante, c’est aussi un portrait de lui-même empreint d’autodérision que dresse Thomas Bernhard. Car aux institutions détestables, aux assemblées de notables dignes des comices agricoles de Madame Bovary, fait pendant une image mitigée de l’écrivain. Celui-ci apparaît comme un être compromis se pliant aux simagrées qui lui permettront de (sur)vivre ou de régler quelques factures et en fréquente démonstration d’inadaptation sociale.



Chacun des neuf prix évoqués dans ce recueil est avant tout l’occasion d’un retour sur une tranche de vie. L’événement s’inscrit dans un contexte autobiographique, évoqué le plus souvent succinctement, en amont ou en aval de la remise du prix. Période d’hospitalisation au Pavillon Hermann de l’asile psychiatrique de Steinhoff, période de dépression à l’issue de la publication de Gel, son premier roman. Le récit déborde aussi fréquemment sur des considérations plus anecdotiques (acquisition d’une maison douteuse en haute montagne, achat d’une Triumph Herald, …) mais que Thomas Bernhard, par son humour grinçant et la densité de sa phrase, sait mettre étonnamment en relief. La trame du prix littéraire devient une porte d’entrée vers un segment de vie et l’ensemble compose une sorte de mosaïque autobiographique, incomplète mais signifiante un peu comme dans Espèces d’Espaces de Perec ou L’usage de la photo d’ Annie Ernaux. Chaque prix a son histoire…

Chaque remise de prix est l’occasion pour Thomas Bernhard de mettre en scène un petit monde d’ «assis», dont l’intérêt pour la littérature est de pure forme. Autant de figures honorables et pompeuses, emblématiques de ces villes bourgeoises d’Autriche et d’Allemagne qui aux yeux de Thomas Bernhard «servent d’écrin séculaire à l’abrutissement».

Les cérémonies sont le plus souvent émaillées de ratés, de lapsus, d’assoupissements impromptus et il y règne une ambiance aussi protocolaire que délétère. Thomas Bernhard, qui semble parachuté dans ces assemblées comme un OVNI en pleine mer Baltique, nous restitue par petites touches ces instants d’une médiocrité inoubliable.

Ainsi, lors de la remise du prix Grillparzer :

« En jetant un regard dans la direction de madame la ministre Firnberg – c’est ainsi qu’elle se nommait – je vis qu’elle s’était endormie, ce qui n’avait pas non plus échappé au président Hunger, car la ministre ronflait, pas très fort certes mais elle ronflait, de ce discret ronflement de ministre connu dans le monde entier. »

A Ratisbonne, alors qu’il doit recevoir le prix du Cercle culturel de la fédération de l’industrie allemande avec la poète Elisabeth Borchers, les distinctions sont solennellement remises à «Madame Bernhard et Monsieur Borchers»

Lors de la remise du prix de l’Etat autrichien de littérature, le ministre de la Culture, personnage au visage «fondamentalement stupide, insensible et béotien », gratifie l’heureux récipiendaire de quelques oeuvres qui ne sont pas de lui…

« Il évoqua par exemple un roman que j’aurais écrit et qui se déroulait sur une île du Pacifique, ce qui était pour moi absolument nouveau. »

Devant ces démonstrations sommaires de bêtise et ces ambiances poussives on trouve un écrivain oscillant entre ennui, angoisse et colère. Car malgré ce peu d’attention réelle portée à ses écrits, une remise de prix reste une remise de prix et l’on attend de l’artiste récompensé qu’il endosse un rôle adapté à la situation. Et c’est généralement à travers le traditionnel discours qui accompagne la remise du prix que celui-ci entre en scène. Mais Thomas Bernhard se plie avec peine à l’exercice, se voit le plus souvent dans l’impossibilité totale de jouer le jeu. Il ratiocine souvent à l’excès et repousse jusqu’aux dernières minutes la préparation d’un discours qui se réduit à un vague remerciement ou une courte intervention que l’assistance, bientôt médusée, prend pour une introduction alors que tout est déjà fini…

Aussi courts soient-ils, certains de ces discours  frappent plutôt par leur radicalité et leur peu de complaisance à l’égard du caractère convenu de l’exercice… Trois discours sont reproduits en fin de recueil. Dans le discours prononcé lors de la remise du Prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême, Bernhard évoque rapidement le conte des musiciens de Brême, (un conte de Grimm auquel la ville semble attachée comme à une pièce de son patrimoine culturel) pour les emmener très vite ailleurs, vers des sentiers plus sombres…

« Je ne veux rien raconter ; je ne veux pas chanter ; je ne veux pas prêcher, mais une chose est vraie : le temps des contes est terminé, les contes des villes et les contes des Etats et tous les contes scientifiques ; celui des contes philosophiques aussi ; il n’y a plus de monde des esprits, l’univers lui-même n’est plus un conte ; l’Europe, la plus belle Europe, est morte ; voilà la vérité et la réalité ».

Il achève son bref discours par une prémonition qui ne sera pas non plus du goût de l’assistance, mais qui semble prolonger Gel, le roman pour lequel il vient d’être primé (A propos de Gel, voir ICI ce qu’écrivait François Monti en février 2008 ) :

« Tout sera clair, d’une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde et tout sera froid, d’un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l’avenir la sensation d’un jour toujours plus clair et toujours plus froid. »

Mais les choses vont plus loin avec le discours qu’il prononce lors de la réception du prix d’Etat autrichien, épisode qui déclencha en son temps un scandale retentissant dans la presse du pays et que Thomas Bernhard nous restitue ici dans son contexte. Ce discours d’à peine trois pages s’oriente dès le début vers la question de la mort.

« Il n’y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on songe à la mort ».

Thomas Bernhard laisse ensuite jaillir de son propos un venin aux accents nihilistes où il n’épargne ni l’Etat ( «une structure condamnée à l’échec permanent» ) ni ses compatriotes ( «Nous n’avons rien à dire, si ce n’est que nous sommes pitoyables, adonnés par imagination à une monotonie philosophico-économico-mécanique» ). Il faut aller lire ces trois pages en fin d’ouvrage immédiatement après celles consacrées à la remise du prix d’Etat pour mieux mesurer l’effet que dut produire cette allocution sur le banc des ministres et sur l’auditoire de leurs affiliés. (Je pense que si Eric Raoult venait à lire ce discours, Marie Ndiaye passerait soudain à ses yeux pour une Eclaireuse de France…)

Se pose alors légitimement la question, dans ces conditions, de savoir pourquoi ces prix ont été acceptés. La réponse nous est d’entrée de jeu clairement donnée par Thomas Bernhard : par  besoin d’argent. Loin de la figure de l’écrivain maudit et intègre, Thomas Bernhard met en avant celle de l’écrivain compromis et cynique, qui assume de courber l’échine pour recevoir les dons du prince – sans hésiter pour autant à "cracher dans la soupe". Pourtant, si cette position est parfois assumée et justifiée, elle peut aussi être source de mépris de soi.

« Je méprisais ceux qui décernaient les prix mais je ne refusais pas catégoriquement ces prix. Tout cela était dégoûtant mais c’était moi-même qui me dégoûtais le plus. »

On découvre ainsi, derrière les paillettes de la reconnaissance littéraire, les coulisses d’un quotidien miné par toutes sortes de préoccupations matérielles auxquelles l’écrivain fait difficilement face. A chaque prix correspond un chèque et à chaque chèque un problème à régler. Une dette à solder, une fenêtre à remplacer, une fin de mois à boucler… Il se met à nu et se montre constamment englué dans des soucis pécuniaires, accueillant le plus souvent ces distinctions littéraires non pas comme un honneur mais comme une occasion inespérée de joindre les deux bouts.



C’est aussi la maladie – la grande compagne de vie de Thomas Bernhard, qui revient parfois sur le devant de la scène. Ainsi, les huit mille marks de dotation qui accompagnent le Prix du Cercle culturel de la fédération de l’industrie allemande vont lui permettre de rembourser les dettes qu’il a contractées à la seule fin de pouvoir «être admis dans un mouroir». Dans les premières pages du texte consacré à la remise de ce prix, Bernhard nous replonge dans l’univers hospitalier déliquescent qui constituait le cadre de l’un de ses plus terribles récits, Le souffle (dernier volet d’une trilogie autobiographique composée de L’origine et de La cave). Dans ce texte sombre et oppressant, Thomas Bernhard reconstituait la genèse de son attachement vital à la littérature à l’issue d’un séjour en hôpital dans une antichambre de la mort, attachement qui correspondait également à la perte  de son grand-père. Il réglait aussi leur compte aux médecins froids et insensibles qu’il avait pu côtoyer ainsi qu’aux aumôniers de l’hôpital, sortes de charognards usiniers de l’extrême-onction. On retrouve ces coups de griffe dans le passage qui nous intéresse ; mais si l’on ne décèle aucune trace d’humour dans Le souffle, le ton est ici volontairement caustique.

« Je revois les écureuils ramasser les centaines de mouchoirs en papier remplis de crachats des malades et les emporter comme des dératés dans les arbres. Je revois le célèbre professeur Salzer arriver à la Baumgartnerhöhe depuis la ville, je le revois emprunter les couloirs pour aller découper en salle d’opération les poumons des patients avec sa fameuse élégance salzérienne, les larynx et les demi-cages thoraciques étaient sa spécialité, le professeur Salzer s’était rendu de plus en plus souvent à la Baumgartnerhöhe et de plus en plus de patients avaient eu de moins en moins de larynx et de moins en moins de cages thoraciques »

Parfois les affaires vont mieux. Le narrateur nous offre alors le récit de quelques unes de ses rares acquisitions. Mais là encore humour et autodérision sont au rendez-vous. On découvre un écrivain peu porté sur la gestion des affaires courantes, qui signe des contrats sans les lire, ou redécouvre le plaisir irrépressible et presque enfantin du voyage au volant d’une Triumph Herald rouge, qui bien plus qu’un signe extérieur de distinction sociale prend presque la forme d’un jouet, qu’il finira par casser malencontreusement…

Il faudrait encore dire un mot de la tante, personnage discret mais omniprésent. Seule complice tolérée, elle apparaît comme une figure tutélaire et structurante, une sorte d’ange-gardien toujours présent dans les moments difficiles ou inconfortables. Repère fort dans une existence à fleur de peau, elle jalonne de garde-fous et de refuges le chemin de son albatros de neveu, sans jamais le juger.

On constate également que la prose de l’auteur, alors qu’elle s’approche ici d’événements souvent plus anecdotiques, d’objets plus terre-à-terre, conserve ses marques spécifiques : rythme ample, longueur des phrases, répétitions qui donnent parfois l’impression que l’écriture cherche son objet plus qu’elle ne l’expose… Loin d’être de simples souvenirs annotés, ces textes portent la trace d’un réel travail littéraire.

Drôle, émouvant, impitoyable, Mes prix littéraires apporte une touche supplémentaire à l’œuvre dense et exigeante de Thomas Bernhard.











Thomas Bernhard, Mes prix littéraires. Gallimard, 2010.



Images : Rentrée littéraire (Paperblog) / Ce qu'apporte les prix littéraires (Aurore, le Monde des livres) / Nature morte à la vanité (Pieter Claesz) / Photo Thomas Bernhard

mardi 15 juin 2010

> Paix - Richard Bausch




Richard Bausch fait partie de ces grands écrivains américains encore mal connus du public français. Méconnaissance que Frédéric Vitoux , dans un article du Nouvel Obs d’octobre 2009, attribuait au fait que cet auteur ne correspond à aucun des deux archétypes qui caractériseraient un grand écrivain américain aux yeux des lecteurs français : être alcoolique et résider dans le Montana, ou être new-yorkais, vieillissant et empêtré dans ses affaires de sexe. Au-delà de ce constat polémique force est de constater que la critique française semble s’être assez peu penchée sur un écrivain dont l’œuvre réserve pourtant de belles surprises.

La traduction de son dernier opus, Paix, est parue chez Gallimard en 2009. Ce texte de moins de deux cents pages met en scène une sorte de huis-clos à découvert, sur fond de débâcle italo-allemande dans le Mont Cassin de 1943. On ne trouvera, sur le fond, rien de radicalement neuf dans ce récit. La peur de la mort, l’angoisse de l’attente, la question de l’innocence et de la culpabilité sont quelques unes des interrogations qui alimentent la littérature moderne lorsqu’elle s’empare de la guerre. Autant de motifs que l’on retrouve dans Paix. Pourtant, le texte de Richard Bausch, par son extrême tension, sa construction maîtrisée, son mélange de réalisme cru et de descriptions qui rendent palpables le décor oppressant qui enserre les personnages, renoue de manière brillante avec une certaine forme de récit de guerre.

 



L’arrière plan historique est celui de la campagne d’Italie durant l’hiver 1943.
Bref rappel : les forces anglo-américaines débarquées par le Sud de l’Italie, ont déjà fait tomber Naples et entamé, sous le commandement du Général Clark, une lente progression vers Rome. Les fascistes italiens ont baissé les bras et l’armée allemande recule mais mène, dans cette retraite, la vie dure aux forces alliées. A partir de décembre 1943, l’un des enjeux de la progression alliée devient la percée des sommets encore occupés, dans les Abbruzes, par les forces allemandes. Les combats dans cette région montagneuse d’Italie en plein hiver éreintent peu à peu les troupes anglo-américaines. La prise définitive de ces positions ne pourra finalement s’effectuer qu’avec le renfort des tirailleurs marocains et des troupes françaises du général Juin. Cet épisode, généralement moins mis en lumière que d'autres dans l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale s'est avéré coûteux en énergie et en vies humaines pour les américains (plus de détails ICI et ICI).

De cette tranche d’histoire Bausch ne tire aucune analyse, mais retient quelques éléments importants pour la construction de son récit. La défaite allemande est donnée comme certaine, elle n’est plus qu’une question de temps. De ce fait, la mission confiée aux protagonistes de Paix est une mission sans gloire réelle et dont les enjeux n’apparaissent plus clairement à ceux qui doivent l’exécuter. La fatigue, l’épuisement des soldats engagés dans ces combats est également une donnée saillante du texte. Autre point qui prend toute son importance : l'indigence des populations civiles italiennes, paysans exsangues ballottés par les rebondissements de la guerre et qui semblent souvent dépassés par le cours de l’histoire. Certains passages et certains personnages secondaires du roman de Bausch font écho au tableau de la libération de Naples vue par Malaparte dans La peau.

Venons-en à l’histoire. Tout commence par un dérapage qui collera à la peau des personnages durant toute la suite de leur périple. Une patrouille inspecte une charrette conduite par un paysan italien et découvre sous son chargement de foin un officier allemand et une prostituée italienne. Echange de coup de feux, l’officier allemand tue deux soldats américains avant d’être abattu par le caporal Marson, le personnage principal du roman. L’italienne invective alors violemment les soldats qui l’encerclent, lorsque se produit l’"événement".

« La pute, ruisselante, sale, l’air malade, vêtue d’une veste d’officier sur une jupe marron, ne parlait qu’allemand, et elle continua à les agonir d’injures, en gesticulant et en tentant de frapper McCaig et Joyner, qui la retenaient. Le sergent Glick examina Hopewell et Walberg, s’assura qu’ils étaient morts, puis s’approcha d’elle, appuya le canon de son fusil contre son front et tira. Le coup de feu la fit taire. Elle s’écroula dans les hautes herbes humides qui bordaient la route et on ne vit plus que ses mollets et ses pieds. »

Instant de folie ? Crime de représailles ? Ce geste que le sergent justifie maladroitement et masque en accident lors du rapport qu’il en fait un peu plus tard transforme les témoins en légataires d’une faute qui va peser sur le cours de leur histoire. La question du Mal est centrale et traverse dès lors le récit de part en part. Cette scène initiale sera ressassée et les personnages la reprendront à leur compte pour tenter d’expliquer l’inexplicable calvaire qu’ils devront endurer durant leur mission.

Si cette dimension expiatoire est fortement présente dans le texte, elle est le plus souvent le fait d’une interprétation des personnages qui cherchent à donner du sens à ce qui  semble ne plus en avoir. Cette culpabilité ressentie n’appelle, chez Bausch, aucune forme de discours moral. Sa vision de la guerre passe d’ailleurs plus souvent par des détails que par des scènes spectaculaires. La douleur physique, souvent décrite avec beaucoup de précision, est d’abord appréhendée par le petit bout de la lorgnette : ampoules, engelures, démangeaisons,  autant de petites souffrances lancinantes qui font le quotidien des soldats dans leur marche vers le Nord mais disent déjà toute l’horreur de la guerre :

« Tous souffraient de traumatismes mineurs, conscients du désastre d’être là, parmi tous les endroits du monde. »

Le cours du récit se resserre rapidement autour de trois personnages, Marson, Joyner et Asch et de leur mission : atteindre le sommet d’une colline (qui se révèle rapidement être une montagne) afin de rendre simplement compte des positions qu’ils pourront observer sur l’autre versant. Cette mission semble d’entrée de jeu comporter des périls disproportionnés au regard des résultats attendus. Les trois hommes emboîtent pourtant le pas à un vieux paysan italien appréhendé sur la route et sommé de leur servir de guide. Celui-ci inspire des sentiments mitigés aux trois américains. Si Joyner s’en méfie et le soupçonne de renseigner les allemands, Marson semble d'abord lui accorder sa confiance.

L’ascension des quatre hommes prend la forme d’une lutte physique sans merci contre la montagne et contre les aléas d’un climat qui contrevient à toutes les images d’Epinal d’une certaine Italie vue de loin… Dès les débuts du roman, ce stéréotype fait d’ailleurs l’objet d’une facétie collective :

« L’Italie radieuse, comme l’appelait John Glick en éructant les mots : c’était la blague qui courait sur tout le front. »



La pluie incessante, la boue, la neige, le froid scandent sans cesse le récit de cette avancée. Richard Bausch décrit cette ascension sans emphase mais sans omettre aucun des obstacles qui doivent être surmontés à chaque pas. La montagne devient un personnage à part entière :

« C’était laborieux. La côte devenait de plus en plus raide et le sol était glissant, couvert d’un épais lit d’aiguilles de pin, de boue et de feuilles mortes. Ils devaient le creuser à la pointe de leurs bottes pour s’assurer une prise. »

« Il faisait presque complètement nuit. Le froid était sur eux, une morte immensité. Comme ils évoluaient à travers une pellicule de glace, toujours en montée, alourdis par la ceinture et le paquetage, les cartouchières et les grenades, dérapant, suffoquant, suivant le vieil homme, qui semblait rajeunir à mesure qu’il mettait de la distance entre lui et sa route »

« Ils montaient sans rien voir, sinon l’inclinaison du sol où ils posaient les pieds – l’angle brutal que formait la terre, avec ses plis, ses branches cassées, ses crevasses de boue et de feuilles pourrissantes, et Marson ne cessait de regarder derrière lui pour vérifier qu’ils suivaient ».

« Ils restaient à couvert autant que possible : la neige saupoudrait les troncs d’arbres d’un seul côté, celui d’où venait le vent, qui soulevait un nuage aveuglant et leur piquait le visage. »

La lutte est aussi un combat contre la peur de l’ennemi invisible, des tirs embusqués et contre les doutes qui les assaillent. Sont-ils perdus, sont-ils observés par d’invisibles snipers, l’homme qui les accompagne leur ment-il, connaît-il seulement le chemin, les conduit-il à leur perte ?

Cette incertitude concernant les motivations du vieil italien ou son degré de connaissance de la montagne passe aussi par des zones d’ombres linguistiques. Bausch restitue très bien ces hésitations au cours de dialogues tâtonnants où l’italien se mêle à l’anglais et où chacun essaie de comprendre l’autre, de décrypter ses intentions.

La tension dramatique qui porte ce court roman passe aussi par quelques événements forts et isolés. La découverte du cadavre d’un soldat allemand. ; une interminable série de coups de feu réguliers signalant une exécution dans un village voisin ; le fauchage de Asch, atteint par un tir non identifié… Mais chacun de ces événements semble être source de confusion dans un univers où plus rien n’a de réelle stabilité. L’allemand a-t-il été abattu, a-t-il déserté, est-il mort de froid ? Les coups de fusils du village voisin signalent-ils l’exécution sommaire des juifs du village d’Angelo, comme celui-ci l’affirme avec désespoir et colère ? Pour ce qui est de l’homme qui a tiré sur Asch, on pense d’abord à un sniper allemand avant que Marson ne découvre qu’il s’agit en fait d’un Italien. Mais ce tireur était-il un sympathisant fasciste ou un brigand tentant de survivre dans la montagne ?

Seule certitude, celle de la mort qui peut survenir à tout instant. Ainsi, la lente agonie de Asch que seul un flot de paroles échangés avec ses camarades semble maintenir en vie contraste avec le traitement militaire de son décès, que constate et règle sans s’embarrasser de manières un infirmier du bataillon.

« Il lui frappa la poitrine trois fois, posa la joue sur son thorax. Et puis il se redressa : « fini pour lui. » Il plongea la main sous la chemise humide, arracha les plaques d’identification, en fourra une dans la bouche d’Asch et donna un coup de poing dans le menton pour la coincer entre les mâchoires ».

La fin de la mission et la réintégration du bataillon marquent en effet le retour à un monde de règles strictes qui ne tolère aucun doute. Marson reçoit alors l’ordre d’exécuter Angelo dont on découvre, après l’avoir fouillé, qu’il est probablement un espion à la solde des Allemands… Mais qui sont les vrais ennemis dans un monde où règne la peur et où chacun cherche à sauver sa peau ? La dernière scène, qui fait écho au crime du premier chapitre, offre alors à Marson une maigre occasion de rachat.

Le roman de Richard Bausch, en vingt-quatre courts chapitres où chaque mot est pesé, trouve un équilibre parfait entre le récit de cette ascension (qui évoque plutôt une descente aux enfers conradienne), quelques brèves parenthèses sur le passé de chaque personnage, des moments narratifs, d’autres plus introspectifs et des dialogues nerveux et tendus.

La littérature avait déjà probablement tout dit de l’absurdité de la guerre, de la déréliction où elle plonge les hommes, des doutes et des peurs qu’elle engendre. On a pourtant un peu l’impression, avec ce roman de Richard Bausch, que tout restait à dire. L'une de ces illusions que produisent fréquemment les bons livres…















Richard Bausch, Paix. Gallimard. 2009. Traduit de l'américain par Jamila Ouahmane Chauvin.

Images : Peinture rupestre bochimane (courrier international) / Archives bataille Monte Cassino / Richard Bausch




lundi 7 juin 2010

> Les plates coutures d'Eléonore Mercier





Je suis complètement battue est le premier ouvrage publié d’Eléonore Mercier, écoutante dans une association qui prend en charge les appels téléphoniques de femmes victimes de violences conjugales. Dans le cadre de son travail, qu’elle exerce depuis dix-sept ans, elle note systématiquement les toutes premières phrases qui lui sont adressées lors de ces appels. Son texte est la retranscription de mille six cent cinquante-trois premières phrases ainsi recueillies. Chacune d’entre elle est livrée de manière brute, sans développement, sans commentaire, sans autre suite qu’une nouvelle première phrase. Cette longue série de débuts de témoignages produit d’abord un effet un peu déroutant, et impose peu à peu un rythme de lecture propre. L’ensemble compose finalement un objet littéraire à part entière et un récit d’une force inattendue.




Que peut-on dire de sa souffrance en une phrase ? Par quoi veut-on, peut-on commencer ? Par quoi est-il le plus urgent de le faire ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Comment introduire l’autre à ma souffrance ? Que m’est-il ou non permis de dire ? Voilà sans doute quelques unes des multiples questions qui travaillent le texte (car au final il s’agit bien d’UN texte) d’ Eléonore Mercier.

On est d’abord frappé par la fausse similitude de ces courts propos. Tous évoquent des violences subies (par celui qui parle ou un proche de celui qui parle) dans le cadre du couple et/ou de la famille et l’on a d’abord l’impression que le texte décline les multiples variations d’une même déclaration : « je suis victime de violences ». Les phrases semblent s’engendrer les unes les autres pour marteler cette unique assertion. « Je suis battue, je connais quelqu’un qui l’est… ». Cet enchaînement produit parfois un effet de saturation dû à la répétition, à la reformulation sans fin d’un même témoignage aux combinaisons relativement limitées : violence physique, violence verbale, violence contre la femme, violence contre les enfants, séquestration, harcèlement…

« Mon mari menace de nous tuer moi et les enfants »

« Mon mari est violent et armé j’ai peur pour ma vie »

« Mon conjoint est quelqu’un qui me tape »

« J’ai divorcé de mon mari qui me battait, il me harcèle pour revenir»

« J’ai été séquestrée lundi toute la journée »

« Je suis une femme parmi les femmes battues »

Saturation donc, proche parfois d’une certaine forme d’écoeurement tant cette accumulation parataxique de « cas », cette surcharge de violence quotidienne,  finissent par peser sur le cours même de la lecture. Car derrière chacune de ces phrases se profile une histoire singulière, complexe, dense, une histoire de souffrances, faite d’aléas, de contraintes, de compromis. Histoire dont nous ne nous est livré que ce qu’en laisse affleurer les premières paroles. Ces brefs incipit ne laissent pas de répit au lecteur, à chaque coup  en succède immédiatement un autre.

D’une certaine manière, ces paroles sont doublement décontextualisées. D’une part le récit est interrompu dès son premier élan, d’autre part nous ne savons rien du traitement qu’en aura fait l’écoutante (relance, conseil, silence ?). Eleonore Mercier justifie ce choix en précisant dans la quatrième de couverture, au sujet de ces premières phrases  :
« J’ai découvert combien elles contenaient de vies tout entières »

Vie concentrées, condensées, ramenées au point nodal de la violence qui les traverse. Il s'agit là d'un choix qui joue à la fois sur la force de l’ellipse (une seule phrase suffit à faire entrevoir une histoire plus vaste) et sur celle du nombre : l’accumulation apporte un supplément de sens à l’ensemble du texte, nous place devant une sorte d’énormité sociale que quelques récits plus développés et moins nombreux auraient peut-être laissée dans l’ombre.

Mais derrière cette apparente proximité des témoignages, ce fonds commun de violence subie, on s’aperçoit bientôt que les prises de parole s’effectuent selon des postures variables, contiennent des nuances qui, au-delà des faits rapportés, traduisent des formes d’appréhension différentes de la souffrance.

« Que faut-il faire quand une femme a reçu un coup de poing »

« Depuis un moment mon mari n’est plus correct avec moi »

« Mon mari dirige une entreprise et vit un stress disproportionné qui lui fait perdre le contrôle »

« Ça ne va plus du tout, il est violent depuis vingt ans »

« Je commence à avoir peur car avant il frappait sans haine »

On devine des contextes sociaux distincts, des zones de tolérance variables, des appels qui ne surviennent jamais au même stade du drame. On devine ce qui a été encaissé, ce qui ne peut plus l’être, on oscille entre des appels au secours, des questions plus « techniques »...La violence est parfois invoquée de manière globale (je suis battue, mon, mari est violent), parfois rapportée à des gestes précis : mordre, pincer, gifler, donner un coup de poing, déchirer les vêtements, détruire les papiers, ….

Les nuances du propos, les choix de formulation ou la sélection de ce qui est dit font ressurgir le contexte dialogique, apparemment gommé, dans lequel ces mots sont prononcés. La situation d’échange victime /écoutante redevient souvent lisible et même  prégnante. On retrouve des questionnements directs ( « Je voulais savoir s’il était possible de déclarer les violences »), des hésitations (« Il est peut-être un peu tard pour mon problème »), des circonvolutions ( «Les choses ne sont pas commodes à vivre avec mon mari »), des recours à un vocabulaire de type juridique (« Je fais l’objet de problèmes conjugaux assez désagréables »), des interrogations sur l’utilité ou la légitimité de l’appel (« je vous appelle mais je n’ai jamais de traces »)… Les paroles rapportées, bien que coupées des récits de vie plus larges dans lesquels elles s’inscrivent, sont avant tout des actes de communication avec tout ce que cela peut impliquer : autocensure éventuelle (« je vous le dis tout de suite je ne subis pas de violences si importantes »), recours à un vocabulaire jugé approprié, ou au contraire volonté d’en dire le maximum en un temps limité, relâchement absolu pour faire état d’une situation désespérée…

Les phrases qui composent ce récit sont livrées, disions-nous, à l’état brut, telles qu’elles ont été dites. Elles surgissent avec ce qu’elles portent de violence, mais aussi avec leurs maladresses, leurs impropriétés. On découvre ainsi un florilège étonnant de « perles », de formulations bancales qui rappelleraient presque certains de ces bêtisiers qu' alimentent la presse ou la littérature administrative (courriers de la sécurité sociale, etc.).

« Mon mari est diabétique et violent »

« C’est pour une amie qui reçoit des coups gratuits »

« J’ai un mari qui a des problèmes avec l’alcool et avec moi »

Un article paru sur le blog Libr-Critique recense ainsi quelques barbarismes, solécismes, syllepses de sens et autres phénomènes repérables dans le flot des phrases qui composent le texte d’ Eléonore Mercier.

C’est aussi parfois la situation même, telle qu’elle est rapportée, qui induit inévitablement un effet comique sur fond de violence réelle :

« Mon ami ne me frappe pas vraiment, il me secoue »

« J’ai dit à mon mari que je craignais qu’il me tue et il a dit que c’est ce qui arrivera »

« J’ai connu un Monsieur avec qui j’ai eu un enfant et depuis il me frappe »

Précisions incongrues, raccourcis trop rapides ou restitution « neutres » d’échanges violents distillent une bonne dose d’humour noir dans certains de ces témoignages. Mais Eléonore Mercier n’en fait jamais un ressort. Seule une partie des phrases choisies produisent cet effet et ces formulations douteuses mais réelles ont aussi en elles-mêmes valeur de témoignage. Elles fonctionnent comme des marqueurs sociaux qui nous rappellent que la maîtrise du langage n’est pas une donnée objectivement partagée - et l’on sait à quel point la capacité de contrôle dont on dispose sur le monde extérieur passe aussi par cette maîtrise-là... Elles signalent aussi souvent une urgence de parole, une urgence de dire la souffrance qui prend de biais les règles établies de la communication ou de la structuration du discours.

Quelques soient la valeur et la force de ces témoignages, le texte d’ Eléonore Mercier reste avant tout une composition. En isolant les premières phrases de ses appelants pour les restituer sous cette forme sérielle, elle recrée un métarécit. La suppression du point à la fin de chaque phrase souligne cette volonté d’intégration des multiples témoignages à une parole unique qui les porterait tous. C’est finalement un long récitatif qui s’élabore à partir des fragments ainsi assemblés.

Cette restitution-réappropriation d’un matériau premier (ici la parole des femmes battues) entre en résonance avec certaines autres expériences littéraires. On pense d'abord au courant de la littérature objectiviste marqué notamment par l’oeuvre de Charles Reznikoff et son poème Holocauste, élaboré exclusivement à partir d’archives du procès de Nuremberg et d’enregistrements du procès d’Eichmann. Plus près de nous, on songe aussi au travail de Marie Cosnay dans Entre chagrin et néant, texte constitué à partir de notes prises en 2008 lors de comparutions de sans-papiers devant le juges des libertés et de la détention.

Dans un livre très récemment paru, Frank Smith a également composé un récitatif à partir de procès-verbaux d’interrogatoires de prisonniers incarcérés à Guantánamo, comptes-rendus qu’il a récupérés sur le site du Pentagone avant de les déverrouiller. (On trouvera une intéressante présentation de ce livre sur le site d’Anne-Françoise Kavauvea.)

Dans une note liminaire à son texte, Frank Smith en affirme ainsi la nature fictionnelle.

« Ce texte est une fiction, ni les propos prêtés aux personnages, ni les personnages eux-mêmes, ni encore les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnes et des événements existant ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d’une réalité ou d’un jugement sur ces faits, ces personnes et ces lieux. La vérité de ce texte passe dès lors par le récitatif qu’il devient. »

Derrière cette apparente mesure de précaution se trouve aussi posée la question des frontières de l’activité créative. Qu’est-ce qui est encore (ou à nouveau) fiction, qu’est-ce qui ne l’est plus ?

Le rapport de la littérature avec le réel, vieux débat souvent sulfureux et sans cesse relancé, se trouve ici mis en question de manière particulièrement aigue. Qu’advient-il lorsqu’un texte ne prend plus seulement le réel comme propos direct mais emploie comme matériau exclusif des extractions de la réalité ?



Anne-Françoise Kavauvea, dans son article sur le Guantánamo de Frank Smith, émet ce constat :

« ce texte puissant déborde les contours incertains de la réalité pour occuper un espace beaucoup plus arachnéen, celui de la poésie ».

Cette remarque pourrait également s’appliquer à Je suis complètement battue. Si Eléonore Mercier ne revendique pas ouvertement une démarche d'ordre littéraire, son texte redistribue pourtant des paroles qui disent la souffrance et la violence au quotidien pour composer une forme de poésie sans lyrisme, qui colle à son objet. Une poésie qui trouve beaucoup à dire du réel et nous en fait souvent toucher le fond le plus rugueux. A une heure où la médiatisation à outrance et les traitements formatés de l'actualité finissent par déréaliser ou banaliser toutes les formes d'aliénation, il est clair que cette littérature-là a encore beaucoup à nous montrer.












Eléonore Mercier, Je suis complètement battue. P.O.L. 2010


Images : Femme soumise (Souffrance et violence / st-antigone) / Vue des installations de Guantánamo (C.Stevan sur interet-general.info) / Photo Eléonore Mercier