jeudi 9 décembre 2010

> Les enfants terribles de Hanno Millesi




Dans Tous les enfants sauf un , Philippe Forest cite cette phrase étrange rencontrée dans un roman de Faulkner : « Nous sommes tous des enfants sauf les enfants ». Si Forest revient sur cette phrase, c’est pour interroger les nombreux stéréotypes qui entourent l’image de l’enfant souffrant et repositionner la question de la maladie à partir d’un point de vue qui échappe à nos représentations. Mais dans une autre perspective cette citation illustrerait à merveille l’esprit qui anime les onze nouvelles de Murs de papiers , recueil de l’écrivain autrichien Hanno Millesi paru aux éditions Absalon en 2009. Prenant à contre-pied le parti pris d’innocence qui imprègne généralement le regard que nous portons sur l’enfance, Millesi met en scène avec humour et âpreté un univers où celui-ci porte un regard froid, distancé et critique sur la mécanique des adultes. Il inverse les schémas relationnels, pervertit les situations attendues et invente un territoire décalé où l’enfant agit comme un révélateur de nos peurs, de nos mensonges, de nos petits arrangements avec la vie et finalement de la part d’arbitraire sur laquelle repose les rouages de notre société.
On a souvent comparé ces textes de Millesi aux premiers films de Mickael Hanneke (dont le remarquable Benny’s Video, où un enfant devenu criminel dénonce les parents qui ont masqué son crime). On pensera également au regard affûté et sans concession du narrateur du Tambour de Günter Grass. Mais au-delà de ses accents communs, Hanno Millesi déploie également un humour corrosif et politiquement incorrect qui fait de chacune de ses nouvelles un moment jubilatoire.




 

Dans Jours ouvrables, la première nouvelle du recueil, un enfant renvoyé de l’école décide de ne rien en dire à ses parents. Il continue à faire comme si de rien n’était et simule une vie d’écolier exemplaire alors qu’il passe ses journées au bord d’un étang à observer les canards qui nagent à sa surface et sombrent parfois dans l’eau glacée. Un pacte tacite le lie pourtant à son père, qui se trouve dans une situation à peu près identique. Il a en effet perdu son emploi et occupe son temps libre à contempler les vitrines des magasins, son attaché case sous le bras, regagnant chaque soir le domicile comme après une longue journée de travail, tel le triste héros de l’Adversaire. Sans jamais en avoir parlé ensemble, chacun sait que l’autre sait… La stabilité du foyer repose sur ce double mensonge auquel l’enfant pressent qu’un troisième vient s’adjoindre. La mère, sans doute moins dupe qu’il n’y paraît, feindrait l’ignorance mais assurerait les rentrées d’argent nécessaires à la famille en se livrant clandestinement à un commerce déshonorant. Silence triangulaire où chacun ment aux autres tout en sachant que les autres mentent et savent qu’il ment lui-même… Millesi confectionne ici une magnifique et décapante bulle de savon, sur fond de crise sociale et d’incapacité à communiquer.

Le narrateur d’Expérience pense être quant à lui le sujet d’une expérimentation familiale savamment organisée. Il est en effet certain d’être l’objet d’une expérience de longue durée. Il imagine que chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, est consigné, enregistré, analysé et échafaude peu à peu une hypothèse qui prend des dimensions faramineuses…


« On m’a aménagé une chambre d’enfant dans le laboratoire de mes parents-chercheurs, en ayant recours à un trucage comparable à celui des spécialistes du comportement qui mettent à la disposition de leur objet de recherche un univers inspiré de son milieu naturel, et on l’a fait avec la même maladresse. Sans aucun doute, cette chambre est sortie d’un catalogue où l’on peut commander aussi des scalpels, des pinces, des tables d’opération, des camisoles de force, des appareils de radiographie et autres instruments du même acabit »

L’enfant ne doute d’ailleurs pas que cette expérimentation puisse encore se développer et prendre des dimensions nouvelles :

« Des frères et sœurs je n’en ai pas. Mais si un jour un frère ou une sœur devait faire son apparition, alors son existence serait sans doute due au désir de soumettre les résultats déjà obtenus à une contre épreuve. »

Pour lui, la chose est claire : les parents feignent de mener une banale existence d’un père et d’une mère partageant le quotidien de leur enfant mais ils sont en fait entièrement dévoués à leur recherche… Une étude de longue haleine dont la finalité précise échappe encore à l’"expériment" qui la subit. Conscient de sa situation, celui-ci brouille les pistes et met en place une forme de résistance discrète pour fausser les données recueillies : lorsque sa mère lui confie une liste de courses, tout en respectant le «cadre financier» qui lui est imparti, il achète volontairement d’autres produits pour tenter de percer à son tour ce qu’en déduiront ses géniteurs-laborantins… La force troublante du texte de Millesi ne réside pas tant dans la construction paranoïaque de l’enfant que dans le fait que celle-ci semble assez souvent recevable. N’évoque-t-on pas communément la paternité/maternité comme une expérience ? Millesi semble prendre ici l’expression au mot dans son acception scientifique pour l’inverser dans le regard de l’enfant…

La nouvelle Au grand magasin, est la seule dont le narrateur soit un adulte. Elle est aussi l’une des plus caustiques et des plus irrésistibles. Le client anonyme d’une grande surface se trouve soudain poursuivi par les ardeurs d’un enfant pervers… Une course-poursuite s’engage et le pauvre adulte met toute son imagination en branle pour échapper, le plus discrètement possible, à son indéfectible assaillant… Fantasme surinterprétatif du client ? Mise en scène d’un enfant monstrueux parce que désirant ? Au lecteur de trancher, sans doute, dans ces quelques pages cocasses et audacieuses qui bousculent les repères et les schémas convenus.

C’est encore sur le ressort finement conduit de l’inversion de situation que joue la nouvelle Sentiment de culpabilité : un jeune garçon subit à ses dépends ce que l’on pourrait appeler une crise de parentalité comme l’on parle plus fréquemment de crise d’adolescence… Ses parents s’isolent, l’ignorent, cessent de rire quand il entre, sont harassés par les efforts que leur fils fait pour leur plaire ou se conformer à leurs supposées attentes. L'enfant est persuadé que le couple complote et prépare un départ imminent du foyer familial, une sorte d’abandon qui ressemblerait plutôt à une fugue… Il mesure d'ailleurs à quel point ses parents ont changé, et combien est loin le temps où la vie familiale semblait harmonieuse et le bonheur aller de soi :

« Il ouvrit la porte de la cuisine pour faire irruption, pour être au cœur de l’action avant que l’ambiance ne puisse refroidir. Tant était grande sa nostalgie des jours où sa relation avec ses parents était empreinte de quelque chose qui aurait pu avoir pour nom confiance ou affection réciproque. Leur gaieté résonnait comme un écho lointain, depuis longtemps atténué mais pas encore totalement éteint.
Mais dès qu’il eut ouvert la porte de la cuisine, cette gaieté s’envola. Les mines de ses parents se pétrifièrent à son entrée comme sous l’effet d’un ordre. Son père et sa mère se turent et regardèrent le sol de la cuisine. L’apparition de leur fils les avait ramenés du rêve à la brutale réalité, d’un tourbillon joyeux et enthousiaste au simple décor du petit pavillon familial couvert de vigne vierge. »

Ici encore, le récit de Millesi, tout en s’apparentant au développement d’une proposition ludique (inversion des rôles traditionnellement établis), interroge aussi des sentiments possibles, complexes, refoulés. Désir du couple de se retrouver hors du périmètre de l’enfant, désir de quitter le rôle paternel/maternel, désir d’abandon…

Dans Souvent, assis pendant des heures devant mon miroir, je réfléchis à mon apparence , un enfant obnubilé par la ressemblance physique qu’il établit avec ses parents, tente de s’y soustraire. Il finit par se lancer dans une séance d’automutilation systématique afin d’éradiquer de son visage tous les traits distinctifs de la physionomie familiale : le menton fuyant, les sourcils broussailleux, la rondeur du visage…

Dans Sanctions , qui se présente d’abord comme le témoignage d’un garçon évoquant les justes mais sévères châtiments corporels que lui imposent ses parents, Hanno Millesi nous conduit très habilement, par le retournement final, à une seconde lecture beaucoup plus singulière de la nouvelle.

D’autres surprises sont encore au rendez-vous et chacune des onze histoires parfaitement huilées de ce recueil constitue une pièce mordante, drôle et amère. Les enfants de Murs de papiers s'expriment comme des entomologistes et pensent comme des philosophes ; ils n’existent pas, se dira-t-on… Mais la lecture de ces nouvelles pourrait nous inviter à retourner la question : les adultes que nous pensons être pour eux existent-ils vraiment ?

« La joie qu’ils [les adultes] éprouvaient à nous voir exister semblait avoir fait place à un étrange amusement qui était suscité par notre aspiration à nous débrouiller tout seuls. Hier nous avions donné sens à leur vie, aujourd’hui, nous étions là pour les distraire, demain nous aurions à subvenir à leurs besoins. » (Propulsion arrière)

Avec Murs de papiers Hanno Millesi a composé un exercice littéraire réussi tout en posant un regard intelligent et dérangeant sur notre rapport au monde de l’enfance. Et ce n’est pas rien.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Hanno Millesi, Murs de papier. Editions Absalon. 2009.
 
 
Images : 1) Simon Vouet, la Vierge à l'enfant agenouillé (source) / 3) Hanno Millesi (source)

dimanche 21 novembre 2010

> La Brebis galeuse - Ascanio Celestini






Le procédé qui consiste à nous donner le monde à voir à travers les yeux d’un narrateur qui n’en possède qu’une vision tronquée, orientée, amoindrie, n’est pas nouveau. La parole de l’enfant, celles du fou, de l’idiot, du criminel ou du malheureux qui s’ignorent ont fait florès en littérature. Elles permettent souvent à l’écrivain d’aborder des territoires de la réalité difficilement soutenables sans ce biais ou de nous introduire dans des univers, vécus ou imaginés, qui sont habituellement considérés de l’extérieur. De ce parti pris narratologique, qui place souvent le lecteur dans la situation d’en savoir plus que le narrateur lui-même, surgissent parfois des étincelles, naissent des surprises, des révélations. Pourtant, s’aventurer sur ce terrain de manière réellement personnelle et convaincante appelle un degré d’audace et une capacité d’empathie qui ne sont pas le lot de tous les écrivains. Avec la Brebis galeuse, son dernier récit paru aux Editions du Sonneur en janvier 2010, Ascanio Celestini retrouve la magie de la formule. Avec un style à la fois sombre et gouailleur aux accents de théâtre populaire il nous entraîne vers un institut psychiatrique du fin fond des Abruzzes. A travers les mots, les rêves et les fantasmes de l’un de ses « pensionnaires », il nous fait visiter de l’intérieur une existence vécue entre quatre murs gris. Un monologue féroce, drôle, irrévérencieux et un récit bouleversant.





Le narrateur qui n’a pas de nom, pas encore, est d’abord un enfant ou plutôt revient sur son enfance. Mais le ton, la parole resteront les mêmes. Il n’y a pas de recul, pas de rétrospection, le temps semble ne s’être jamais écoulé et c’est le même regard qui est posé sur le monde tout au long du récit. Un enfant de la campagne qui vit seul avec sa grand-mère et qui se trouve d’entrée de jeu hors circuit, « une pomme pourrie», « une brebis galeuse » dont la grand-mère achète ses passages dans la classe supérieure en livrant des œufs au directeur de l’école. A l’image de cette grand-mère de basse-cour restent attachés quelques gestes et cette façon de souligner la fraîcheur des œufs qu’elle gobe en toute occasion après y avoir percé un trou avec l’ongle du petit doigt : « il est frais cet œuf, qu’il pue encore le cul de la poule ».

Mais pour cet enfant simplet, cet « idiot du village » en puissance, les dés sont jetés. Le verdict est simple et sans appel : «Il est faible en mathématiques. Il est faible en géographie. Il est faible du cerveau » ; sur les bancs de l’école, on le tient à l’écart afin qu’il ne pourrisse pas les autres.

Une enfance pourtant bercée de rêves d’enfant. S’il mange systématiquement les insectes qu’il trouve dans la sacristie, mouches, fourmis, araignées, s’il joue avec Pancotti Maurizio, un enfant encore plus attardé que lui («il mange de la terre et il a les dents sales»), il est amoureux de Marinella, et des héros traversent son univers : Zorro, Tarzan, Batman. C’est pourtant dans un vieux costume de lapin rapiécé qu’il sera tenu, à son grand désespoir, de participer au carnaval de la paroisse. Un déguisement aussi ridicule et artificiel que les saintes statues de l’église dont il se défie très tôt au fond de cette province italienne pourtant pétrie de catholicisme pur jus :

« Je regarde ces pantins et je n’y crois pas que ce sont des saints. Ils ont l’air de prêtres gigantesques avec des déguisements de saints de carnaval et une auréole en fil de fer. Une fausse auréole, comme le fil de fer qu’il y a à l’intérieur de mon oreille de lapin. »

Sa grand-mère l’accompagne déjà à «l’institut des fous» où elle se rend régulièrement avec des sacs remplis d’œufs frais, le seul bien qu’elle semble décidément posséder, à consommer, offrir ou utiliser comme monnaie d’échange. Dans cet institut l’enfant découvre d’abord «ces pauvres fous qui criaient et crachaient sur les murs» et la sœur qui règne sur les lieux, fidèle à la représentation simple et expéditive qu’elle s’est forgée de sa mission :

«ça n’a aucune importance si ces pauvres créatures perdent leur pantalon. La seule chose qui importe est qu’ils se lèvent rapidement et qu’ils arrivent à l’heure au petit-déjeuner. La cure de l’asile, c’est de faire les choses à temps ».

Règle de vie dont la « brebis galeuse » perçoit la ligne de force :

«Se réveiller, se laver, chier, pisser, s’habiller, manger, dormir. Chaque chose en son temps. Et la vie continue».

Et puis l’enfant découvre aussi qu’il a une mère dans cet institut, une mère dont il ignorait jusqu’à l’existence et qui donne soudain sens à ces visites régulières :

« Moi, je regarde cette mère, je ne savais même pas que j’en avais une et il me semble que c’est une vieille. Une vieille encore plus vieille que ma grand-mère. Une pauvre vieille avec le visage triste »

Cette mère appartient à la catégorie des fous «qui eux, sont toujours éteints». Elle est percluse d’électrochocs, mais les accès de violence qui l’arrachent parfois à son état végétatif (« une fois elle a mordu une sœur au visage et elle en a arraché un morceau ») l’auront conduite sous le bistouri du docteur de l’institut, « un génie à prix Nobel » pour une lobotomisation sans trépanation crânienne, nec plus ultra de la chirurgie psychiatrique moderne (des années soixante).

L’enfant n’oublie rien des détails scabreux de la vie de cette mère étrangère, et quand il faudrait lui baiser le front à la veille de sa mort, la prudence reste de règle :

« Ma grand-mère me dit "embrasse ta mère". Et moi je dis "non. Parce que sinon elle va me mordre le visage"

Et ma grand-mère me dit "embrasse-la. Embrasse-la maintenant parce que ta mère elle va mourir demain".

Et moi je lui dis "je l’embrasserai quand elle sera morte. Morte elle ne m’arrachera pas un morceau de visage".

C’est ce que j’ai fait. Quand ma mère est morte, je l’ai embrassée sur le front.

Elle avait la tête dure comme une brique. Une brique que je venais d’embrasser. »

Triste tableau que ne relève que le regard sans pathos que l’enfant pose sur lui-même et ceux qui l’entourent et le contraste que la plume mordante de Celestini laisse transparaître entre ces «fabuleuses années soixante» toutes en promesses et progrès technologiques et ces petites vies détraquées, oubliées du monde et de la société, au fond d’un îlot de ruralité sur lequel l’histoire ne semble pas avoir de prise.


C'est alors qu'à l’occasion d’un « entracte », notre narrateur passe soudain la main :

« Je suis mort cette année.
Avant de mourir, j’ai rencontré Nicola »

Nicola a passé trente-cinq ans de sa vie à l’institut, et c’est cette vie qu’il va raconter. Nicola n’a jamais été inscrit sur les registres de l’institut parce qu’il n’a jamais eu d’état civil, son père ayant oublié de le déclarer. Il est ainsi devenu une sorte de «clandestin», un «petit malade», «un fou qui aide les infirmières dans leur tâches en échange de quelques cigarettes».




Dans la seconde partie du récit c’est donc Nicola qui se raconte, mais le premier narrateur nous aura prévenu :

«c’est l’histoire d’un fou, ce n’est pas la peine de croire tout ce qu’il dit».

Nicola est né lui aussi dans «les fabuleuses années soixante», il vend du fromage sur le marché avec son père, mange parfois du caca de brebis et il croit aux Martiens. Il est même convaincu que les Martiens veulent connaître le goût des hommes, telle ces femmes en mission spatiale qui viennent parfois, contre de l’argent, lécher ses frères dans leur cabane perchée en haut de la montagne. Un soir, il rencontre l’une d’entre elles et s’engage un dialogue sur cette étrange mission qui consiste à «lécher des hommes nus». Mais lorsque les frères sortent et lui demande de « finir le travail », celle-ci s’enfuit et menace de se rendre au village pour prévenir leur père. Ils lui lancent alors des pierres et la femme émet bientôt d’étranges grognements. Nicola assiste jusqu’au bout à la scène :

« Mes frères continuent à gronder et à lancer des cailloux jusqu’à ce que la plainte se taise pour toujours. Comme si, à force de lancer des cailloux, ils avaient tué la nuit ».

Le carabinier qui interroge Nicola le lendemain n’obtiendra aucun élément lui permettant d’éclaircir ce que le lecteur aura compris être un meurtre. Le fait est que c’est à dater de cet événement que le père de Nicola emmène son fils à l’institut pour une première série d’électrochocs :
« La lumière de l’asile électrique fait disparaître la peur du cerveau des enfants malades. Parce qu’en vérité c’est le noir qui fait peur aux enfants. Et on peut mourir d’avoir peur dans le noir ».

Dans la troisième partie du récit le premier narrateur reprend la parole et revient sur les années passées à l’institut auprès de Nicola. Les distractions sont rares au milieu des «pauvres fous». Ils donnent la main, aident les malades à prendre leurs repas, à s’habiller, se déshabiller, distribuent les pastilles et les médicaments. Ils vont parfois fumer une cigarette sur la terrasse, parlent de la mort, des chinois qui clonent Alberto Sordi et lui font faire «un film cochon où il lèche la brebis Dolly». Nicola s’amuse à compter les pets continus de la sœur, trop sourde pour les entendre elle-même. La grande et la seule sortie c’est le supermarché, où ils se rendent parfois pour faire les courses avec la sœur. Dans ce temple de la consommation qui étale sous leurs yeux tout ce dont ils sont privés, ils se laissent traverser par les slogans publicitaires : on y trouve «le yaourt Müller faites l’amour avec le goût qui est bon parce qu’il est velouté», «les pâtes barilla qui ne collent jamais», l’eau gazeuse Ferrarelle qui ne fait pas roter… Un jour, le narrateur rencontre une caissière sous les traits de Marinella son ancien amour. Il propose à celle-ci de le suivre à l’asile pour venir voir «comment vivent les fous», mais elle décline son invitation et lui dépeint, clin d’œil ironique de Celestini, une autre prison, sorte de réplique inversée de l’institut psychiatrique.


« J’aimerais bien les voir, mais je ne peux pas sortir du supermarché. Depuis qu’ils m’ont embauchée au supermarché, je ne suis pas sortie. A l’intérieur, il y a des logements pour ceux qui travaillent ici. L’entreprise est contente si on reste ici après les heures de travail. Elle dit que c’est hygiénique, comme ça nous ne ramenons pas ici les microbes des maladies.

Et puis ici on est bien parce que le climat est toujours le même. C’est celui de l’automne à Rome. J’ai même l’impression d’entendre le bruit du vent au rayon surgelé, même si les caissières disent que c’est le bourdonnement des frigos.

Devant les bâtonnets Findus et les pizzas précuites Buitoni, j’ai l’impression d’être à une fenêtre sur la colline du Janicule à prendre le vent de la Rome des papes. Parfois quand j’ai fini mon service, je vais me promener. Je peux rester des heures entières parce que le supermarché est ouvert même la nuit et qu’il ne ferme pas à Noël. La lumière ici à l’intérieur reste toujours allumée. »

Le directeur du supermarché apparaîtra plus tard sous la figure de Jésus-Christ et permettra au narrateur, au cours d’un rêve éveillé où sont reconvoquées toutes les figures de l’enfance, de manger enfin et sans aucune restriction, tout ce qu’il souhaite : «pizzas précuites», «bâtonnets Findus», «packs de vin Tavernello», «dentifrice Aquafresh» et «même les revues avec les femmes qui ne lèchent pas les hommes nus, mais font voir leurs seins nus pour nous rappeler que le monde n’est pas fait seulement de massacres et de tribunes politiques»… Autant d’aliments, qu’une fois rassasié, il vomira ensuite sans fin dans une sorte d’apothéose où s’entremêlent les cauchemars de l’enfance et les rêves dévoyés :

« Après avoir fini de vomir, j’ai regardé autour de moi.

Il y avait ma mère, qu’on avait détachée et qui semblait tranquille. Ma mère qui me disait "remercie tous ces braves gens du supermarché. Ce sont tous des saints. Les caissières qui rient des gaz que lâche la sœur sont des saintes, Marinella qui t’aime est une sainte, et le directeur est le plus saint de tous. Remercie le directeur. Lui, c’est le chef des saints, c’est Jésus-Christ." »

Ascanio Celestini met en scène un monde qui a tout d’un monstre bicéphale, un monde consumériste gouverné d’une part par «un Christ cannibale qui ressuscite les morts pour les manger vivants» et d’autre part par un Christ qui «ressuscite les vivants pour les faire mourir ».

Dans le récit de cette longue réclusion, on apprendra bientôt, presque par hasard, au détour d’une phrase de la sœur, ce que l’on pressentait depuis longtemps : il n’y a bien qu’un seul et même narrateur, dont Nicola n’est que le double inventé, le frère de solitude ; une seule et même existence disloquée où la souffrance et les frustrations se mêlent aux rêves et aux fantasmes ; une seule et même famille tissée de secrets, de violence, de misère. Et en arrière-plan de ce monologue burlesque et déchirant se dessine l’image d’une société de consommation qui ne fonctionne de part et d’autre que grâce aux hommes qu’elle vomit dans le silence.

Ascanio Celestini a composé ici un récit puissant où l’on retrouve quelque chose du souffle de Dario Fo. On pensera notamment au ton débridé et iconoclaste de Mystère Bouffe ou à la virulente critique sociale de Récits de femmes (co-écrit avec son épouse Franca Rame). Ce récit peut être lu comme un roman mais appelle également, par sa composition et son écriture, une forte dimension dramaturgique* (et il a d'ailleurs plusieurs fois été mis en scène). Si le réalisme de la situation s’estompe et semble balayé par la parole subjective, débordante et schizophrénique du narrateur, la réalité sociale est pourtant tenue bien en joue derrière cette parole. Et à la façon dont le texte d’Ascanio Celestini résonne longtemps en nous après sa lecture, on comprend qu’il n’a pas manqué sa cible.

Note :
*Hésitation relayée par l’éditeur qui nous présente à la fois la Brebis galeuse comme le premier roman du dramaturge (note sur l’auteur en quatrième de couverture) et comme une «pièce traduite à l’initiative et avec le soutien de la Maison Antoine Vitez» (mention précédant les références éditoriales).















Ascanio Celestini, La Brebis galeuse. Editions du Sonneur. 2010. Traduit de l'italien par Olivier Favier

Images :1)  Modigliani, Le jeune paysan (source) / 2) Solitude (source) / 3) Ascanio Celestini (source)

dimanche 31 octobre 2010

> Philippe Annocque au pied de la langue



Dans l’un des articles de son blog, Philippe Annocque, écrivain talentueux et lecteur sensible (rien à jeter dans ses conseils de lecture...), confesse son goût pour l’incertitude. Ce qui l’amène à aimer, par voie de conséquence, « les romans qui font bouger le roman », voire « qui ne sont pas du tout des romans » ou, à la limite, « des livres qui finissent par être des romans alors qu’ils ne ressemblent pas du tout à des romans ».

Dans Liquide*, son avant-dernier récit, le roman tremblait souvent vers le poème. Sans lyrisme, par une organisation particulière de la ponctuation, par des rejets de phrase d’un chapitre à l’autre, l’écriture marquait une certaine hésitation à s’enfermer dans les certitudes d’une construction narrative. Liquide mettait en scène un personnage lui-même habité par le doute, traversé par les événements, vécu par la vie, pourrait-on dire. Double sombre d’une figure possible de l’écrivain dubitatif, sorte d’ homme qui dort éveillé, le non-héros de Annocque se dérobait à tous ces rôles d’emprunt que nous assigne souvent l’existence, et à ce devoir de consistance par lequel on prend son destin en main. Amant, mari et père sous influence, le narrateur de Liquide reconnaissait peu à peu le vide qui siégeait en lui et ne trouvait finalement à s’identifier qu’à cette substance aquatique qui traversait le roman comme un fil rouge, le seul auquel se raccrocher.

Moins d’un an après la parution de ce récit bouleversant, Philippe Annocque enfourche un tout autre étrier et signe, avec Monsieur Le Comte au pied de la lettre, un exercice de style digne des heures chaudes de l’Oulipo… Le doute est toujours présent. Mais il s’installe ici de manière jubilatoire au cœur de la langue, esquisse un pied de nez savoureux au genre romanesque et nous embarque dans un long clin d’œil loufoque et parodique.





Frileux des jeux de mots débridés, ennemis des bourrasques pataphysiques, adeptes incorruptibles des histoires qui avancent la tête sur les épaules, un seul conseil : s’abstenir. Le dernier roman de Philippe Annocque n’est pas pour vous. Si par contre, il vous prend parfois des envies d’éclats de rire et d’éclats de sens, approchez, ça brise et ça brille…

Monsieur Le Comte est pourtant d’abord doté de tout ce dont peut rêver un personnage de roman. A commencer par le moyen de transport. Son père putatif n’y a pas été par quatre chemins : « Tant qu’à lui donner la vie, coupable inadvertance, autant lui fournir tout de suite le véhicule ; on y gagnera du temps». La prévoyance prend même ici la forme d’une attention prévenante à l’endroit du lecteur : «Gageons aussi que grâce à sa bicyclette, il saura abréger nos longueurs».

Monsieur Le Comte dispose aussi de toute une panoplie de «personnages secondaires» dont certains n’en sont pas moins précieux à son cœur : « C’était le cas, par exemple, pour n’en citer que parmi les plus secondaires d’entre eux, de sa femme et de ses innombrables enfants, naturellement les plus tendres de ses faire-valoir».

Plus fort encore, Monsieur Le Comte a droit à une enfance (« Une enfance de Monsieur Le Comte») et même, comble de luxe, à une deuxième (« Une autre enfance de Monsieur Le Comte»). Peu importe que dans la première Monsieur Le Comte ait été un enfant de l’Assistance alors que dans la seconde, Monsieur Père et Madame Mère sont « les meilleurs parents du monde, véritables remparts – comme on dit dans les banlieues – entre lui (le monde) et leur progéniture». Quoi qu’il en soit, Monsieur Le Comte (une civilité et un titre si souvent répétés dans le texte que c’est à croire que Monsieur Le Comte supporte mal d’être anaphorisé par un vulgaire pronom…) a toutefois préféré laisser à d’autres le soin d’imaginer cette enfance :

« Monsieur Le Comte en effet n’est pas seulement un personnage important, c’est aussi un personnage sérieux, peu enclin à s’inventer un passé, contrairement à la plupart de ses semblables, lesquels le font d’ailleurs innocemment, sans y voir de mal. Monsieur Le Comte, lui, si tant est que cette pensée l’ait traversé, a préféré déléguer cette tâche ingrate ; il s’est débrouillé pour en abandonner la charge à un quelconque quidam, déjà oublié, il s’en lave les mains, oublions-le nous aussi.»

On y trouvera toutefois quelques ingrédients dignes de souvenirs communs à tous ceux auxquels plus durs et plus bêtes qu’eux ont mené la vie dure. Les plus durs et plus bêtes sont ici magnifiquement incarnés par Labriquette, Bronchard et Brazziolli, triade d’irrésistibles et méchants emmerdeurs que l’on dirait surgis comme un cauchemar d’une vieille liste d’appel d’école communale… Face à leur brutalité précoce Monsieur Le comte reste pourtant aussi impassible qu’un « brontosaure à l’abreuvoir», sans que l’on sache très bien s’il s’agit là d’une forme supérieure de dédain ou d’une faiblesse de sa nature. Mais les trois brocardeurs ne s’en tiendront pas là et le lecteur aura le loisir de les retrouver dans d’autres rôles tous plus déplaisants les uns que les autres à différents moments du récit.

Sur le chemin d’une intrigue, le héros de cette histoire peu commune s’égarera dans un faux jeu de piste qui le conduira aussi bien dans une étrange banlieue pavillonnaire où les passants ne s’expriment qu’en vers monosyllabiques que dans un jardin zoologique où il pourra notamment observer à loisir « le casoar», «l’arapaïma», «le coendou (moins doux que le douroucouli)», «le lambi et sa chétive version métropolitaine le bigorneau», «le céphaloptère (à ombrelle)» et, tournant à droite, «le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul, le bulbul (il existe, à en croire les indications fournies par le zoo, cent vingt-trois espèces appartenant à ce genre de passereaux par ailleurs assez banals ; toutes n’étaient malheureusement pas représentées, tant s’en faut) »… Sans oublier cette murène dont le «nez saillant», la «peau brune et marbrée», le «regard glauque au-dessus d’un sourire cruel» dissimule mal sa lointaine provenance humaine : «ce n’était autre que la propre grand-mère de Monsieur Le Comte, par il ne savait quel prodige en poisson carnassier réincarnée».

Mais  il y aura pourtant bien intrigue… une intrigue que l’on peut objectivement qualifier de décousue puisqu’elle met en scène un ex-bibliothécaire défiguré au cours de l’incendie où il s’acharna imprudemment à sauver ses livres des flammes et sur la face béante duquel les médecins les plus habiles ne parvinrent à recomposer qu’une « figure imaginaire qui, de loin, pouvait faire illusion». A moins que… cette tragique épopée aux accents alexandriens ne masque une sombre histoire familiale et que cet ex-bibliothécaire ne soit en fait le jumeau de Monsieur Le Comte, plus précisément son ancien siamois de visage, privé de figure au moment de la délicate séparation, puisqu’il fallut bien faire un choix pour l’attribution dudit visage…

Une fois ce schéma actanciel dressé comme un château de cartes, les péripéties, rebondissements et digressions vont bon train. On attente à la saine figure de Monsieur Le Comte, on croise une seyante infirmière qui semble d’abord chargée d'opérer ce transfuge facial au profit du siamois déshérité, on s’aventure dans des considérations mycologiques, on découvre la terrible secte apocalyptique des Apôtres de la Délivrance, on soulage ses pulsions libidinales par une énergique séance de pâte à modeler, on organise la disparition des Réalités, et on assiste effectivement à la foudroyante désintégration de la bibliothèque du siamois de Monsieur Le Comte, du roman lui-même et de son héros exemplaire, sous l’effet dévastateur de la nocive Mérule Pleureuse, « le seul champignon mortel sans ingestion».





On aura été prévenu dès le début de l’issue de ce voyage :

« Avec A, l’intrigue sera accommodante : on part de pas grand-chose, on grimpe, on fait mine d’arriver au sommet, c’est-à-dire à rien – le sommet, c’est quand il n’y a rien au-dessus – et là, après une pause contemplative, on se retrouve au même niveau qu’au départ, mais quand même un peu plus loin : de l’autre côté ; c’est toujours ça de gagné. »

Mais entre ce « pas grand-chose » et cet à peine « un peu plus loin », le lecteur aura assisté à de nombreuses joutes étincelantes entre le sens propre et le sens figuré, vibrionné à chaque page d’allitérations abusives en vire langues, de parodies multiples en déconstructions élégantes, glissé sur le fil fragile qui sépare l’eschatologique du scatologique (par un « e et un h superfétatoires » relativiset-on dans Monsieur Le Comte)… Il aura vu l’écrivain se faire l’apologue de « l’écrit vain » et effeuiller comme une marguerite l’arbitraire des conventions romanesques.

Une superbe calembredaine, assurément, comme l’on n’en fait plus guère de nos jours… Une « farce mycologique » mitonnée aux petits oignons, où l’on retrouve la saveur d’épices cueillis du côté de chez Queneau, Allais, Jarry, Calvino… Et puis, soyons pratiques, Monsieur Le Comte au pied de la lettre peut être lu comme un divertissement qui nous rappelle fort à propos que dans une chute libre vers la morosité, il reste encore la langue pour se rattraper aux branches. Comme dirait sans doute Philippe Annocque, c'est toujours ça de gagné.

* Lire ici un article de Bartleby sur Liquide.





 
 
 
 
 
 
 
 
Philippe Annocque,
Monsieur Le Comte au pied de la lettre. Quidam Editeur. 2010
Liquide. Quidam Editeur. 2009
 
 
 
Images : 1) Fernand Léger, Joconde aux clefs (source) / 2) Planche champignons (source) / 3) Philippe Annocque (source)

lundi 25 octobre 2010

> Deux romans argentins




















Cette rentrée littéraire aura ouvert de belles fenêtres sur la littérature argentine. Outre les derniers romans traduits de Rodrigo Fresán (La Vie des Saints et Le Fond du ciel ) et celui d’Alan Pauls (Histoire des cheveux), on aura noté la réédition des Sept fous de Roberto Arlt et la traduction inédite d’une série de textes, rassemblés sous le volume Eaux Fortes de Buenos Aires (voir ICI et ICI) par les éditions Asphalte, que l’écrivain consacra à sa ville. A souligner également, la première livraison au public français d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, un écrivain devenu l’un des symboles de la répression militaire des années 70. La liste n’est pas exhaustive et il est devenu difficile d’ignorer l’originalité, la vitalité et la diversité d’une littérature qui ne cesse de nous surprendre ou de nous émouvoir. Deux autres pièces récentes de cette mosaïque méritent encore notre attention

Dernier train pour Buenos Aires, paru en 2009 en Argentine (Glaxo pour le titre original) et en septembre 2010 en France, est le premier récit traduit en français d’ Hernán Ronsino, traduction que l’on doit à l’engagement des éditions Liana Levi. Hernán Ronsino vit à Buenos Aires. Sociologue de son état, il est considéré comme l’une des voix montantes de la littérature argentine contemporaine, dont il a d’abord marqué le paysage par son roman la Descomposición. Il nous livre ici un récit très maîtrisé, bref et tendu, sur fond de dictature et de grande banlieue portègne. Construit autour de quatre périodes et de quatre narrateurs, Dernier train pour Buenos Aires compose un puzzle noir et tranchant aux accents de thriller historique.

Avec Autobiographie médicale, Damián Tabarovsky, tout aussi reconnu en Argentine que méconnu en France (malgré la traduction de trois de ses contes chez Christian Bourgois en 2007), signe un roman d’une toute autre facture. Ce récit désenchanté nous dépeint le parcours en dents de scie de Dami, sociologue dans un cabinet-conseil chargé de réaliser des enquêtes socioculturelles pour différents clients. Anti-héros moderne, Dami est à la fois la victime et l’observateur obsessionnel des différentes maladies qui entravent systématiquement son évolution professionnelle. Un récit drôle et acide, qui aime aussi les digressions théoriques et dans lequel Tabarovsky porte un regard désabusé sur le monde du travail et sur son négatif symbolique : celui de la maladie.


***




Octobre 1973. Vardemann travaille dans le salon de coiffure familial d’une lointaine banlieue ouvrière de Buenos Aires. Il assiste au démantèlement de la voie ferrée qui, depuis les temps reculés de son enfance, assurait la liaison vers la capitale. Le train ne passera plus par là, il faudra le prendre plus loin, plus au sud. Des ouvriers en casque jaune démontent les traverses sous la pluie, les pieds dans la boue et les chargent à bord de camions qui creusent dans le sol des ornières béantes où joueront les enfants. Et puis, en arrière-plan, il y a la Glaxo, l’usine de lait en poudre où travaille depuis si longtemps une bonne partie des habitants de la ville. Le décor est planté. Gris sur gris. On est loin des lumières chatoyantes de l’avenue Corrientes et des salons de Palermo Viejo, on est ici à quelques heures de l’avenue du Général Paz, la ceinture de Buenos Aires, dans l’un de ses « suburbios » qui s’étirent à l’infini et se perdent déjà dans la pampa. Si l’on relève parfois des journées de chaleur c’est bien la pluie et la boue qui dominent le paysage, une pluie et une boue qui ne parviendront pourtant ni à effacer ni à recouvrir totalement les cicatrices du passé. Car de ce train, Vardemann garde un souvenir plus récent, qui ne doit rien à la nostalgie de l’enfance et qui semble le secouer régulièrement de vagues cauchemars.


« Alors je commence à rêver de trains. De trains qui déraillent. Ils se balancent avant de tomber. Ils brisent les rails. Ils lancent des étincelles. Et puis vient ce bruit ; avant l’arrêt total, si strident. Il agace les dents. Il remue. Comme la lame du rasoir quand elle passe dans la région de la nuque, et que les têtes tressaillent, les dos tressaillent, et, peu importe que ce soit Bicho Souza ou le vieux Berman, les dos sont secoués comme les wagons d’un train qui sort de ses rails. »



Mauvais rêve consigné dans un fragment qui apparaît, presque à l’identique, à deux reprises dans le récit de Vardemann. Pour le reste, des gestes du quotidien, des repas silencieux avec le père, le va-et-vient régulier des ouvriers et des camions, les fûts enflammés qui délimitent le chantier. Et quelques personnages : Lucio Montes, Juan Moyana, Mme Marta, la femme de ménage aux ongles peints en rouge que Vardemann, dans le même silence, prend parfois debout contre le dossier d’une chaise. Et puis il y a Miguelito Barrios, l’ami d’enfance aujourd’hui rongé par la maladie et qui n’en a plus pour longtemps. L’ami d’enfance que le coiffeur Vardemann vient « préparer pour l’adieu ». Au seuil de la mort, Miguelito Barrios voudrait bien se faire pardonner. Vadermann le rassure : « Miguel, ne t’inquiète pas, beaucoup de temps est passé depuis», tout en se demandant « s’il est juste de pardonner à un moribond », avant de reprendre ce chemin de l’ancienne voie ferrée qui ne ressemble plus qu’ « au souvenir d’une balafre, irrémédiable, dans la terre ».

On est en plein marasme économique et à quelques années du nouveau coup d’état qui amènera la junte de Videla au pouvoir. Mais le pays a connu d’autres heures sombres et musclées. Dans un exergue lourd de sens, Ronsino place son roman sous la tutelle symbolique d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, l’écrivain disparu sous la dictature de Videla. Cet ouvrage, paru en 1957 en Argentine et récemment traduit en France, reconstituait à partir du témoignage d’un survivant, l’exécution sommaire d’un groupe de civils en 1956 dans la décharge publique de José León Suárez, exécution conduite par les bras armés du pouvoir de l’époque en représailles à une insurrection pro-peróniste à laquelle certains de ces civils auraient été liés. Jamais nommées directement, les différentes meurtrissures politiques de l’histoire argentine innervent le récit de Hernán Ronsino et le lourd secret qui habite ses personnages. A la fin de ce premier récit, derrière les paroles de Vardemann, sèches comme la boue du chantier après le reflux de la pluie, une intrigue s’est fait jour. Quel est ce pardon que réclame Miguelito Barrios sur son lit de mort ? Quelle fut sa faute ? D’autres questions surviendront bientôt. Qui était Negra Miranda ? Pourquoi a-t-elle un jour décidé de partir pour Buenos Aires et de ne plus jamais revenir ?

Il faudra attendre la dernière ligne pour le savoir, une dernière ligne qui invite aussitôt à reprendre le livre pour le parcourir à rebours. Au récit de Vardemann auront succédé trois autres narrateurs et trois autres époques : Bicho Souza, décembre 1984 / Miguelito Barrios, juillet 1966 / Folcada, décembre 1959. Hernán Ronsino  joue à merveille de cette dérégulation chronologique et focale. Certes, le procédé n’est pas nouveau. La multiplication des points de vue a une longue histoire. On la retrouve notamment chez Faulkner (Tandis que j’agonise), Akutagawa (Rashômon) et dans de nombreux romans où cette technique, plutôt qu’au service d’une relativisation de la vérité, ménage efficacement le suspense et retarde le dénouement. Il n’en reste pas moins que Ronsino s’approprie brillamment le procédé.

La précision des images, le sens de l’ellipse, la nervosité et la sobriété des propos donne également un tour presque cinématographique à son récit. L’effet est d’autant moins gratuit que le cinéma occupe une présence importante dans l’histoire des personnages à travers la référence au film de John Sturges, Le dernier train pour Gun Hills. Ce grand western de la fin des années cinquante, qu’ils ne se lassaient pas de voir et de revoir, est ancré dans la mémoire de l’ancien groupe d’amis. Il fut l’occasion de rires, de jeux, de duels imaginaires dans la poussière du quartier entre Vardemann-Kirk Douglas et Miguelito Barrios-John Wayne… Mais la jeunesse s’est enfuie, quelque chose a été brisé et lorsque Vadermann redescendra du train en 1966, « le crâne rasé et la peau rance », le temps des jeux sera bel et bien terminé et le coup de pistolet adressé avec ses deux doigts à son ancien ami revêtira un tout autre sens.

Le dernier train pour Gun Hills, une histoire de vengeance, de femme, et d’amitié fauchée en plein vol dans une petite ville perdue de l’ouest qui vit au rythme du seul train qui la dessert, introduit alors un jeu de miroir dans le récit de Ronsino, une mise en abîme que souligne habilement le titre de la traduction française.

On peut lire le roman de Hernán Ronsino comme un jeu de piste, un chassé-croisé entre les années et les témoignages, qui nous conduit peu à peu à la compréhension de faits lentement pressentis, à la révélation d’un secret pénible. Et ce n’est déjà pas si mal.

On pourra aussi retenir, derrière cette construction impeccable, la saveur amère d’une belle écriture, le diaporama réussi d’une localité argentine soumise, loin de tout cliché exotique, aux aléas de l’urbanisme et de l’économie, ainsi que quelques portraits émouvants que traversent le doute, le désir, la peur et les violences historiques d’un pays.


***





Pour qui aura lu Microbes, le recueil de nouvelles de Diego Vecchio, il y a fort à parier que la lecture du dernier roman de Damián Tabarovsky appellera une question a priori légitime : la maladie serait-elle devenue une Muse de la littérature argentine ? Car c’est bien à nouveau là une préoccupation qui est au cœur d’ Autobiographie médicale et de l’histoire de son personnage.

C’est une citation programmatique de John Donne, qui, surgissant à l’esprit du héros de ce roman, en donne d’emblée le ton :

« Variable, et en conséquence malheureuse est la condition de l’homme ; à cet instant j’allais bien, à cet instant je suis malade ».

Cette sentence lui paraît d’autant plus étrange que Dami ne connaît pas John Donne, s’intéresse peu à la poésie et se porte comme un rêve.

« C’était un taureau. Un jeune poulain. Un homme avec un H majuscule. Les changements imprévus lui étaient étrangers, il ne connaissait pas la cyclothymie, le brusque malaise, les humeurs du corps. »

Mais cette voix intérieure agit comme un funeste présage. Ayant passé avec succès les différents examens qui devaient lui permettre d’obtenir son permis de conduire, Dami se rend chez un ophtalmologiste pour un ultime contrôle de routine. Celui-ci le soumet au test d’Ishahara, « infaillible dans la recherche d’anomalies visuelles » et révèle alors à son patient qu’il est atteint de « dichromatisme », et plus précisément de sa troisième forme possible, la « deutéranopie » qui se caractérise principalement par la confusion de deux couleurs : le vert et le rouge. Le permis de conduire ne peut donc lui être délivré que pour deux années à l’issue desquelles un nouvel examen devra être effectué.

Commence alors une dérive :

« Il revenait vers la Fiat Uno, le permis à la main (pour deux ans et non pour dix !), et tout lui paraissait confus, bizarre, étrange : comme si les arbres n’étaient pas verts, comme si le rouge du feu de circulation n’était pas rouge, comme si le blanc des dents n’était pas blanc ».

Les choses ne vont aller qu’en s’empirant car bien qu’en parfaite santé jusqu’ici, Dami est sujet à une phobie de la maladie qui lui interdit toute distance et toute légèreté sur le sujet :

« La maladie, le plus léger symptôme, l’abattait irrémédiablement, le précipitait dans les zones sombres de la névrose, dans le rictus du sourire mort ».

Habitué à effectuer quelques exercices de contrôle mental lorsqu’il lui faut se calmer, Dami s’essaye alors à composer la liste des métiers que son « dichromatisme » lui interdira d’exercer… Bien que sa profession, sociologue, la seule d’ailleurs qu’il sache et souhaite pratiquer, ne figure pas au rang des métiers interdits, il se laisse pourtant tour à tour aller à la névrose et à la mélancolie à la seule idée que tant de « possibles » lui sont soudain refusés…

Passé cette avanie, Dami se ressaisit afin de conduire d’une main de maître, pour le cabinet qui l’emploie, un projet d’enquête socioculturelle sur le temps libre, enquête commanditée par un gros client. Car il ne cache pas ses ambitions, sa volonté de faire carrière, sa soif de pouvoir, son désir d’être le meilleur. La présentation de l’enquête lui est confiée, il peaufine son rapport, mais à huit jours de l’événement il se retrouve bloqué sur sa chaise, terrassé par une hernie discale. Incapable de se rendre au bureau, Dami est soudain stoppé dans son ascension et bascule à nouveau dans l’univers sombre et insondable de la maladie.

Damián Tabarovsky éprouve un plaisir mi-sarcastique mi-érudit à nous livrer force détails sur les différents maux qui affectent son héros. Comme le dichromatisme, la hernie discale est observée à la loupe et le processus de dégénération du noyau pulpeux de la moelle épinière n’aura plus de secret pour le lecteur. Obsédé par ce qui lui advient, le « sociologue malade » de Tabarovsky convoque aussi philosophes et penseurs pour essayer de faire émerger quelques chose comme une pensée de la douleur... Mais Jünger, Karl Jaspers, Flaubert, Canguilhem et quelques autres ne lui seront souvent d’aucun secours. Il doit bien se conformer à un constat aussi pessimiste que vertigineux : la maladie et la douleur sont irrécupérables, elles ne servent à rien, ne sont l’allégorie de rien :
« La douleur ne nous permet d’accéder à rien si ce n’est à plus de douleur ; la douleur est une tautologie, derrière la douleur il n’y a rien, et rien non plus devant ; c’est une ligne sans endroit n envers, un absolu qui ne cache ni n’occulte rien ; la douleur surprend toute métaphysique, toute réflexion, une quelconque interprétation ».

La maladie prend peu à peu la forme d’un fatum qui se manifeste à chacun des moments décisifs qui pourrait enfin permettre à Dami de progresser dans sa carrière. Après le dichromatisme et la hernie discale, c’est un ulcère duodénal qui lui interdira de recueillir les fruits mérités de son travail et lui vaudra au final d’être licencié.

Si la maladie est le nœud du roman de Tabarovsky, ce récit pose aussi un regard sans complaisance sur le monde du travail. Deux univers incompatibles qui se font écho et finissent par constituer une sorte de dialectique absurde. Dami se fait voler une première fois la vedette par la belle-fille du PDG qui profite des problèmes lombaires de son collaborateur pour s’approprier son rapport. Alors qu’il ourdit une vengeance envers celle-ci, ses inflammations digestives mettent ses plans à l’eau et le conduisent finalement au licenciement. Dami entame alors une chute libre et découvre soudain la fragilité de son ancienne position sociale. L’inactivité à laquelle il se voit condamné l’entraîne vers de nouvelles et amères élucubrations et vers quelques projets de sauvetage philosophique qui n’aboutiront pas :

« Le corps se présentait à lui comme un excès, une dépense improductive, une surdose. Voilà ce qu’il était : une surdose de corps. Corps trop chargé, repu ; corps plein d’organes, saturé d’organes ; chaque organe se faisant sentir, attirant l’attention, provoquant la maladie, la lésion, le malaise, la douleur. Dami songea à écrire un livre d’aide personnelle : Comment vivre sans corps. Mais il y renonça, l’écriture n’était pas son fort, son fort, c’était la sociologie de marché (il y renonça aussi parce qu’il n’avait pas trouvé de réponse à cette questions). »

Entre quelques nouvelles affections (dont un magnifique ongle incarné qui lui fait perdre son monopole de marchand ambulant durement reconquis sur les trottoirs de Buenos Aires), il parviendra toutefois à remonter la pente et à retrouver un poste de sociologue observateur de tendances…

Mais la maladie le suit comme son ombre et semble ressurgir dès qu’il est parvient à se hisser au faîte de la gloire.

Au terme de ce petit conte sociologique tout en parenthèses et en fantaisie, il semble que Damián Tabarovsky nous invite à tirer nous-mêmes les conclusions peu réjouissantes qui s’imposent : le monde du travail est tissé de coups bas, d’opportunismes et d’aléas et fait bien peu de cas de nos corps si fragiles. Quant à la maladie, il l’aura constaté plus d’une fois, il n’y a décidément rien à en tirer :

« De quoi la maladie est-elle une métaphore ? Du capitalisme ? Non. De la solitude ? Non. De la décadence ? Non. De la fragilité des âmes ? Non. De la guerre ? Pas davantage. Est-elle la métaphore de toutes les métaphores ? Sûrement pas. La maladie a de nombreuses métaphores (le capitalisme, la solitude, la décadence, la fragilité, la guerre), mais elle-même, en revanche, n’est pas une métaphore. On peut dire beaucoup de choses sur elle, mais elle-même n’est rien. »

Qu’est-ce qui, dès lors, justifie qu’on en fasse un livre ? Peut-être, justement, aux yeux de Tabarovsky, ce caractère insaisissable qui rapproche dangereusement la maladie de la littérature :

« La langue de la maladie doit être inventée, tout comme la langue de la littérature. C’est-à-dire que la littérature a déjà été inventée, et le langage de la maladie aussi, mais à l’instant où on les invente ils s’évanouissent, s’échappent comme du sable entre les mains, comme du sel »

***

Hernán Ronsino, Dernier train pour Buenos Aires. Liana Levi. 2010. Traduction de Dominique Lepreux

Damián Tabarovsky, Autobiographie médicale. Christian Bourgois Editeur. 2010. Traduction de Nelly Lhermillier



Images : Buenos Aires sous la pluie (source)


lundi 18 octobre 2010

> Autour d'une lecture de "la Vieille au buisson de roses"







D’abord il y a la langue. La force de la langue. Vous vous dites que déjà, ça pourrait longtemps suffire, des phrases qui vous embarquent de cette façon dans leur consistance un peu chantante, qui vous mènent à chaque instant au bord de mots que l’on dirait précieux mais qui sont avant tout précis, d’une précision sans réserve, repêchés aux quatre coins d'un lexique fouillé jusque dans ses tréfonds. Du coup, vous n’êtes pas vraiment pressé de savoir ce qui se passe autour, ça peut attendre… Vous vous laissez glisser d’abord dans un style rare, extrêmement rare. Un style qui vous fait un peu peur au début, parce vous croyez qu’il avance en équilibre au-dessus du maniérisme et de la pédanterie. Mais vous lisez mal. Ces risques-là, auxquels bien d’autres prosateurs auraient déjà succombé (vous avez des exemples que votre bienveillance vous invite à taire), sont ici balayés d’un trait. La phrase n’a pas le vertige, elle ne tombe pas.  Elle se déploie sans complexe sur tout l'empan d'une langue riche, mue par la seule nécessité de dire ce qui lui revient de dire.

Vous croiserez parfois de drôles de vocables, dont vous ne saurez dire s’ils sont des étymons resurgis du silence, des fossiles ressuscités de l’histoire darwinienne des mots ou des néologismes qui font librement tinter une certaine idée classique du français. A d'autres moments, vous vous demanderez si ces "racons", ces "ravals", ces "abois", ne sont pas des cousins de hasard de certains "narrats" et autres vocables post-exotiques de Volodine … Et puis vous ne vous demanderez plus rien, parce que ces mots, comme chaque volute de cette écriture accrochée au granit de la langue, ces mots sont à leur place, à leur très juste place.

Vous êtes en train de lire la Vieille au buisson de roses de Lionel-Edouard Martin, paru début octobre aux éditions du Vampire Actif. Et c’est une grande et belle surprise.




 
Depuis cette langue, donc, qui vous a saisi dès le premier paragraphe, vous vous laissez couler lentement dans ce qu’il est convenu d’appeler une histoire. Une histoire qui s’annonce assez pauvre en événements, tissée autour de quelques personnages qui ne laissent guère présager de feu d’artifice : une vieille un peu bigote, un marquis solitaire, un chien même pas beau. Et derrière tout cela, mais vous le comprendrez plus tard, il y a la langue elle-même, qui, bien plus que le bronze dans lequel est moulée cette histoire, constitue l’objet d’une quête obsédante, d’une interrogation sans fin qui va hisser tout ce petit monde bien au-delà de son apparente indigence.

C’est d’abord la vieille que vous suivez, une vieille cueillie dans le passé d’un narrateur qui ne se manifestera qu’une seule fois, dans la première phrase, pour indiquer la fragile origine de son personnage : « Il s’agit d’une vieille femme, en longue plongée dans mon enfance ». Une vieille qui semble tout droit surgie de l’une de ces Vies minuscules auxquelles Pierre Michon avait autrefois rendu épaisseur et dignité, et avec laquelle vous allez, par de menus détails, vous familiariser peu à peu : il y a la poche de son tablier, qui lui donne des allures marsupiales, bien que son ventre qui « a broyé des aliments, fait tourner du sang, brassé des chyles » soit resté vierge « de toute besogne, de tout travail d’homme âprement sexué[…] » ; il y a cette demeure « pas bien vaste » où l’on devine « tomettes passées au rouge, et grand froid pendant l’hiver, chambre à l’étage avec fenil, ce qui suppose lapins et clapiers, par extension basse-cour, et le champ de ray-grass piqueté de boutons d’or, qu’un vieux fauche à froufroutants demi-cercles en juillet » ; il y a cette drôle de façon qu’elle a d’écorcher légèrement les mots qu’elle prononce, vieux reste du dialecte poitevin qui lui colle encore à la langue mêlé sans doute à quelque défaut de langage de l’enfance et dont on ne sait plus rien. La vieille prend forme, chair et singularité devant vous, sur fond d’une terre peu clémente, d’une France rurale que l’auteur brosse par petites touches sans jamais s’appesantir sur un cadre référentiel. Quelques indices circulent, et si le Poitou est nommé, s’il y a bien une Ville haute et une Ville basse, les villages, les hameaux, les rues, les patronymes restent pour l’instant le plus souvent silencieux, comme enfouis dans un espace et un temps immobiles.

Le chien, c’est « Diurc », autrement dit « Duc » prononcé façon « la vieille ». Un chien de rien surgi un jour dans la Ville haute et que la plume de Lionel-Edouard Martin introduit pourtant dans le récit avec des accents qui pourraient faire songer à un verset de Saint-John Perse :

« Rien du chien de luxe, au rare pedigree : bien plutôt le bâtard, et de haute bâtardise, de longue lignée de croisements de hasard, de saillies erratiques dans les champs, les petits bourgs et les agglomérations plus favorables au brassage, un atavisme de chemins creux, de venelles et de boulevards, d’os curés à la bonne franquette des charognes et des poubelles. Tel est Diurc : sans race, vaguement ratier peut-être à l’origine ; et d’une vaste laideur de chien déformé par les aléas de son existence, sevrage précoce, coups de pieds, heurts de véhicules, effets de l’âge, et l’eczéma qui lui rosit la peau sous un pelage blanchâtre à larges flaques de noir. »


Le chien s’intègre peu à peu au décor, bénéficie d’abord d’une tolérance collective, d’une sorte de bienveillance un peu neutre : on lui donne à manger, on n’a pas le courage de l’euthanasier. Et puis il va être définitivement recueilli par la vieille. Cette adoption advient au sortir d’une messe de Noël qui aura scellé une connivence sacrilège, en regard des convenances tout au moins, entre le chien et elle. Diurc, qui s’est glissé dans l’église, a pris la place de l’enfant Jésus dans la crèche et accompagne de geignements langoureux le chant liturgique de la vieille, un chant en latin, inspiré et enlevé, dans lequel elle s’est jetée à gorge déployée dans une sorte d’échappée en solitaire qui fait soudain voler en éclat le cadre étriqué des conventions paroissiales. A cette occasion vous comprenez que son bigotisme annoncé n’est pas un simple bigotisme de façade, provincial et convenu. Elle est habitée, un peu folle certes, mais habitée. Elle prend donc le chien chez elle et ils pourront mettre leurs mots dans le même torchon. Elle en est persuadée, Diurc la comprend, et il chante la messe en latin… Un certain humour iconoclaste n’est pas absent de ces pages et pourtant, de la douce folie de son personnage, qui va grandissant comme on grandit vers la lumière, Lionel-Edouard Martin tire un nectar un peu amer. Cette solitude vous fait parfois penser à la Somnolence de Jean-Pierre Martinet, et la vieille à Martha, emportée dans son long monologue et dans son monde peuplé de fantômes. Sauf qu’ici il n’y a pas d’aigreur, pas de paranoïa, juste une quête en pente douce, une élévation dangereuse qu’il est même parfois tentant de prendre au sérieux.

Le Marquis de Cruid est pétri d’une autre solitude. Terme sans descendance d’une longue lignée de la noblesse provinciale, il vit seul dans son château de la ville basse. Il s’adonne à l’art de la philologie comme d’autres cultivent leur vigne et s’interroge, loin des hommes, sur le sens de la parole et l’origine du langage. Son latin à lui n’est plus tant le latin liturgique de la vieille qu’un latin savant et poétique qui cherche à embrasser la racine des mots, à toucher du doigt la source invisible qui les innerve. Il ne reçoit de visites que celle du facteur, qui lui apporte régulièrement les ouvrages dont il a besoin pour ses recherches. Il n’a pourtant rien d’un misanthrope bourru et vous renvoie plutôt l’image d’un être hypersensible qui s’est retiré d'un monde dont le brouhaha était devenu peu propice à ses recherches et à ses interrogations. Un jour pourtant il reçoit une lettre. C’est une lettre non signée qui l’informe que son chien n’est pas perdu, qu’on l’a recueilli et baptisé Duc, qu’on s’en occupe comme on doit le faire pour un chien de sa qualité et qu’il sera rapporté au château à la belle saison… Le marquis n’a jamais eu de chien, mais cette lettre étrange le touche, le travaille et finira par le pousser hors des murs de son château pour se lancer, dans sa vieille « Juvaquatre», à la recherche de cette mystérieuse correspondante et de ce chien qu’elle lui attribue…

Entre temps la vieille aura poursuivi son chemin. Elle converse maintenant bel et bien avec son chien et peu à peu avec toute chose, les ormes, les pierres, les fleurs. Et les anges parlent par sa voix… C’est d’ailleurs son bâtard adoptif qui l’aura convaincue de rédiger sa missive, persuadé lui-même par un raisonnement tout cratyléen que s’il s’appelle Duc, quoique n’étant pas chien de race, c’est qu’il a nécessairement appartenu à un Duc. Le syllogisme est criant, certes, mais c’est pourtant bien ce chien prodigieux, dont le nom étiré dans la bouche de sa maîtresse (Diurc) atteste d’une réelle parenté anagrammatique avec le linguiste du château (Cruid), qui parvient à tisser un lien invisible entre ces deux solitudes, à faire sourdre une consanguinité poétique et obsessionnelle entre la pauvre paysanne et le savant-aristocrate.

Vous avez alors l’impression d’entrer dans l’univers du conte. Il vous semble que la folie va se muer en magie, que les forces secrètes qui poussent ces personnages l’un vers l’autre vont leur permettre de se rejoindre, qu’une heureuse allégorie va enfin montrer son visage. Vous êtes naïf. Si la quête va dans le même sens, si le marquis rejoint les quartiers populaires de la ville alors que la vieille gagne le château, il n’y aura qu’un frôlement et chacun sera porté au bout de son destin sans avoir croisé le regard de l’autre. L’apothéose retombera subitement dans la morne réalité : coupure de journal, compte-rendu hospitalier… Retour à des mots qui laissent loin derrière eux tout ce que peut le langage, et qui laissent retomber comme des coquilles vides des vies habitées par les rêves les plus fous…


Car ce qui habite ce récit, l’emporte à chaque paragraphe, comme la flamme qui anime la vieille et le marquis (flamme à laquelle ils se brûleront), c’est bien cette quête d’un langage qui pourrait contenir le monde. Une quête dangereuse et certainement vouée à l’échec si l’on en croit l’issue de la Vieille au buisson de roses. Il vous semble pourtant que vous aurez parfois senti un peu le souffle de cette langue des origines, dont le latin, qui imprègne souvent le récit à travers les délires liturgiques de la vieille ou les lectures du marquis, détiendrait peut-être le dernier souvenir. Vieux rêve d’une langue transparente au monde, dont le magnifique travail d’écriture de Lionel-Edouard Martin, d’une exigence et d’une densité poétique peu communes, porte ici le deuil. Un vieux rêve qui, comme « le rosier rouge » de Colette placé en exergue de la Vieille au buisson de roses « […]meurt sans cesser d’encenser et dont le sec et léger cadavre prodigue encore ses baumes »


* A l'heure où je publie ce post, je découvre un très bel article d'Edwood dans la Taverne du doge Loredan, qui ne peut décidément qu'inciter à lire ce roman !


















Lionel-Edouard Martin, La Vieille au buisson de roses. Le Vampire Actif  (Les séditions). 2010


Images : 1) Eglise Saint-Trophime, Arles (photo personnelle) / 2) Abraham Bloemaert, Vieille femme à la lanterne (source)