samedi 26 novembre 2011

> Tango, la revue qui prend son temps

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Si le «tempus fugit» constitue l’un des motifs lancinant du tango, la revue éponyme composée d’une main de maître par un Jean Louis Ducournau en fructueuse compagnie, fait quant à elle au moins un pied de nez à l’irréparable selon Virgile : elle paraît tous les vingt-cinq ans. Quatre numéros par quart de siècle, ça vous a tout de suite des allures de grand cru et il suffit de s’y plonger pour s’assurer que les apparences ne sont pas toujours trompeuses. Ceux qui auraient manqué l’édition de 1986 pourront se consoler avec les seconds numéros : trois sont déjà dans les bacs (il faudra toutefois aller un peu plus loin qu’à l’hypermarché du coin) et le quatrième devrait sortir au printemps.

Voilà qui se pose-là par ces temps où l’urgence semble régner en maître. Mais au-delà de cette distension peu commune, reste une question légitime : keksétikiaddans ?



Pas si simple de répondre. Tango est un bel objet décalé, qui se laisse d’abord guider par les goûts de son collectif pour l’oulipiade, le jazz et le tango (dont Francis Marmande nous rappelle qu’ils ont d’abord en commun le mystère de leurs noms), la divagation borgésienne, l’hommage bien rendu, la bonne littérature, le voyage immobile, les villes à double-fond. Revue ludique et nostalgique, où l’on trouve aussi bien des textes de Vila-Matas, Paul Fournel, Jacques Jouet, Alan Pauls , Jacques Roubaud que d’écrivains, gastronomes, libraires, cyclo-calembouriens et autres trublions littéraires franco-argentins moins connus. La plupart des illustrations (souvent très belles) sont signées du plasticien protéiforme Ricardo Moesner. La photo est aussi bien représentée, à travers quelques portraits émouvants qui vont de Borges à Cortázar en passant par Isabelle Weingarten... L’une des images les plus fortes restant sans doute à mon goût cette photographie inédite de Chet Baker prise en 1965.

Les trois premiers numéros de cette nouvelle quadrilogie portent des titres qui résonnent comme autant de propositions déambulatoires. On trouvera d’abord un Petit traité de navigation portègne qui s’ouvre par une immersion sous-marine et onirique avec Jean Echenoz autour d’une certaine Céleste Oppenheim et se prolonge en une myriade de flâneries littéraires et aléatoires dans bien d’autres villes que la capitale du tango : Nantes, Los Angeles, Paris, Bordeaux, l’antique Abdera… On pourra suivre également un étonnant voyage de Gao à Goa dont Paul Fournel nous fait le récit : journal d’un double déplacement puisque le voyageur parcours ici à vélo, sans jamais s’interrompre, la surface du navire qui le conduit d’une ville à l’autre … Et puis Budapest, où le cronope cortazarien ressurgit en kronopiok hongrois sous la plume de Kálmán Bíró… Mais toutes ces villes ont droit de cité en périmètre de la navigation portègne. Si l’on se réfère à la sentence célèbre, les argentins ne descendent ni des Mayas, ni des Incas, mais bien des bateaux, ce qui fait sans doute de Buenos Aires la ville de toutes les villes, une ville kaléidoscopique et d’essence borgésienne.



Avec Fous de Paris, le bal se poursuit d’abord sous la figure tutélaire de George Perec, l’écrivain qui affirmait ne pas avoir de souvenirs d’enfance. Une ballade dans la fantomatique rue Vilin avec Jean Louis Ducournau et Gérard Mordillat laisse augurer d’autres tentatives d’épuisement ou, à tout le moins, quelques accrocs pointés dans le paysage urbain. C’est par exemple le cas de cette statue disparue du mathématicien Charles Fourier dont il ne reste plus que le socle imposant à la frontière elle-même insaisissable des IXème et XVIIIème arrondissement et dont Sylvain Fourcassié nous retrace l’histoire. On vadrouillera encore dans le Paris de Cortázar, dans celui de Borges ; on fera la tournée des Grands Ducs (liste non exhaustive) avec Pierre Moulinier et Willem, occasion de découvrir que le XVIème arrondissement était déjà (dans les années combien déjà ??) le seul arrondissement de Paris où il fallait, pour espérer s’abreuver entre amis, «couper une goutte d’eau en cinq». Et ce ne sont là que quelques unes des propositions soumises ici à notre attention, entre collages, photos et, encore et toujours, les coups de gouache et de gras de Ricardo Moesner.


Le troisième numéro de ce Tango 2011 nous invite à une traversée de Buenos Aires tout en tangentes (dont une réinvention de Morel par Vila-Matas autour de la figure de Silviana Ocampo…) avec bifurcations élargies et multiples du côté de quelques «voyageurs excentriques». A déguster sans modération…

A l’image des villes qu’elles évoquent, on sait rarement, dans ces pages, de quoi seront faites les suivantes. Une sorte d’humeur littéraire partagée, toujours portée par de bons vents, semble avoir présidé à tout cela. Les contraintes sont jouées et déjouées, on sourit souvent, on s’émeut aussi. Car bien que cette élégante revue sente tout sauf la naphtaline, les clins d’œil aux morts sont omniprésents. Borges, Cortázar, Bioy Casares, Lugones, mais aussi des boxeurs, des perchistes, des comédiennes… Il y a toujours, entre deux ritournelles, ce geste tendre d’écrire tout près des trépassés qui nous font bon vivants… Car sans doute pourrait-on dire de la littérature ce qu' André Hardellet, auquel Guy Darol consacre ici un très bel hommage en forme de rappel, disait quant à lui de l’amour

«…on devrait entendre son appel au fond de cet espace où les parallèles, à force de désir, finissent par se rejoindre».

Les parallèles se rejoindront encore au printemps, puis rendez-vous en 2036…












Tango, Jean Louis Ducournau (directeur de publication), Tango Bar Editions. 2011. N°1, 2 et 3.

Images : 1) Ricardo Moesner (source) / 2,3,4) Tango Bar Editions / 5) Mafalda (source)




dimanche 6 novembre 2011

> Vollmann : le hobo et le citoyen

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William T. Vollmann, une fois de plus, a de quoi irriter son lecteur. Lorsqu’il se mêle, avec son ami Steve Jones, à l’existence des trimardeurs de l’ouest américain, il est déjà l’un des écrivains les plus célèbres des Etats-Unis, il ne manque matériellement de rien et il n’y va pas par quatre chemins pour glaner de quoi écrire un livre : il paye les homeless qui resquillent dans les trains de marchandise pour les photographier ou leur achète cinq dollars une histoire, entendez par là le récit d’une tranche de vie sur les rails. Et il ne s’en cache pas… Lorsqu’il en a marre de sauter dans les trains en marche entre Cheyenne et Sacramento, il prend l’avion pour aller dormir à l’hôtel. Les fines bouches auraient sans doute préféré autre chose : une descente aux enfers sans filet, des amitiés vraies nées dans la fange et la faim ou peut-être, à tout le moins, un rideau délicat dressé devant les coulisses d’une telle entreprise. Oui mais voilà, on dirait bien que Vollmann s’en fout. Et à ceux qui trouvent cette façon de faire cavalière, il répondrait sans doute par une question : pourquoi aurais-je dû me contraindre à vivre l’existence paisible et sécurisée à laquelle j’ai en théorie accès alors que je n’ai qu’une envie, «me tirer d’ici» ?
Et voilà que se dégage de ce Hobo Blues (Le Grand Partout pour la traduction française) et de cette sorte de déloyauté sans triche, une force surprenante. Aux rencontres, aux souvenirs, aux témoignages glanés à la frontière incertaine des laissés pour compte et des irréductibles amoureux du grand air font écho des lectures fondatrices qui en ressassent la portée et les limites : Kerouac, London, Hemingway et Thoreau, qui tous à leur façon tracèrent leur route dans l’envers du décor et pistèrent le Grand Partout sur les rails d’une autre Amérique. De vieux rêves que tout cela ? Peut-être bien. Mais sous la plume de Vollmann, les vieilles lubies battent parfois d’un sang neuf.


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La figure du hobo (ces travailleurs itinérants se déplaçant à travers les Etats-Unis en resquillant dans les trains de marchandise) traverse la contre-culture américaine depuis le XIXème siècle. Ils stigmatisent à la fois les limites du rêve américain tout en le prolongeant au-delà de lui-même. Vollmann leur rend ici un hommage. Hommage qui prend la forme d’un reportage nostalgique constitué le plus souvent d’une série de souvenirs, directs ou indirects : rencontres, voyages vécus, portraits de trimardeurs, scènes d’attente dans les gares de triage, description des lieux et paysages traversés, des traques subies lors des contrôles, des diverses communautés côtoyées. Cette «somme» n’est pourtant pas encyclopédique, mais plutôt subjective. Car derrière ce tableau contrasté où la misère sociale, la violence quotidienne et la précarité jouxtent un idéal irrédentiste de liberté, Vollmann se dépeint aussi lui-même, interroge ses propres contradictions et ses aspirations profondes. Il n’a pu s’empêcher, à diverses périodes de sa vie et jusque récemment, de mener aussi la vie des hobos. Une entreprise liée à sa volonté de les rencontrer, d’écrire sur eux, mais plus encore de retrouver, dans leur sillage, le sens d’une quête qui l’anime également au plus haut point. Il sait pourtant qu’aux yeux de ceux, qui par contrainte ou par choix, ont rivé leur existence aux rails américains, il reste avant tout, selon la terminologie consacrée, un «citoyen». Un statut qu’il ne renie pas mais qu’il sait vicié depuis toujours de l’intérieur. L’écrivain est habité d’une vieille pulsion libertaire, d’un goût pour la «route» et les bas-fonds qui le rangent aux côtés des vagabonds littéraires de la beat generation et de quelques autres figures littéraires qu’il fait volontiers remonter à Thoreau et Mark Twain.

Aussi trouve-t-on dans ces textes une précipitation, une ivresse et un lyrisme auxquels il est difficile de rester insensible. On n’est pourtant d’abord loin d’une image d’Epinal. Car Vollmann nous dévoile aussi tout ce que ces existences recèlent de pitoyable : des hommes brisés, édentés, qui s'accrochent à leur sac de couchage comme à leur seul bien, qui sont tout autant la proie des «bourrins» (la police en charge des contrôles à bord des trains) que des autres trimardeurs, puisqu’il n’est pas rare qu’entre hobos, on se détrousse et s’entretue… Des communautés aux allures tribales naissent, vivent et disparaissent, improvisent des «jungles» dans la périphérie des gares de triage, gagnent des réputations plus ou moins sulfureuses, tels la terrible F.T.R.A, redoutée aux quatre coins du pays dans l’underground des trimardeurs. Des petites vies qui ont droit à leur contingent de faim, de fatigue, de viols et de morts violentes. Par bien des aspects, le tableau est peu reluisant, d’autant que de travailleurs itinérants les hobos sont aujourd’hui devenus des chômeurs itinérants… et on perdu une certaine forme d’aura officieuse ainsi que le respect qu’autrefois ils inspiraient malgré tout aux «citoyens».

Et pourtant, derrière l’essai «sociologique» perce le chant, assumé de sa seule voix par l’auteur mais également partagé parfois du bout des lèvres avec les hobos à temps plein. Car il n’est pas toujours aisé de séparer le grain de l’ivraie et les existences malmenées se payent souvent sur une autre monnaie : les paysages insensés qui s’offrent au regard, les bitures partagées dans des trains qui vous mènent Dieu seul sait où, les plaines ruisselantes de soleil ou de pluie que plus rien n’enserre, les rivières qui les creuse, les matins de brouillard et toute une valse de noms de villes et d’Etats, Cheyenne, Salt Lake City, Badger, Sacramento, San Luis Obispo, le Wyoming, l’Utah, l'Idaho, la Californie qui font soudain renaître le vieux rêve originel inscrit au cœur de l’Amérique. Un rêve depuis bien longtemps dévoyé, pourri sur pied, embaumé dans les pavillons de banlieue et la course au fric et dont les trimardeurs seraient les dernières reliques. Car à travers cette cartographie souterraine et cette course au fil des rails, Vollmann compose aussi une déclaration d’amour à son pays, à ce qu’il aurait pu et dû être : une sorte d’essence incarnée de la quête, de la liberté et du rêve… Et si c’est avec Kerouac, London et Hemingway que Vollmann dialogue, on a parfois l’impression que c’est d’un Walt Whitman (pourtant jamais cité) qu’il cherche le souffle… Un Walt Whitman mort dans l’œuf de l’histoire mais qui mérite bien une séance de bouche à bouche entre deux trains de marchandise, quand le ciel montre son nez au-dessus d’un wagon-trémie ou que quelque verte prairie vient soudain vous arracher à la gueule de bois.


Cette double vision de l’univers des hobos transparaît aussi dans les photographies de Vollmann qui accompagnent ses textes. Soixante-cinq clichés qui rendent bien cette hésitation entre essai et poésie. On y voit des individus au visage marqué, des silhouettes enveloppées dans leur sac de couchage aux abords d’une voie ferrée, des no man’s land, des wagons graffités qui portent la trace de cette mémoire nomade faite de misère, de refus et de désirs violents. Mais Vollmann nous fait également partager ce qui s’offre parfois au regard depuis l’intérieur des wagons : une plaine sans fin du Wyoming, le viaduc de Sacramento au crépuscule, une voie ferrée qui trace une courbe dans un paysage d’herbes basses à l’entrée de Marsyville, un paysage nocturne de pâturages aux abords de San Luis Obispo…

Et finalement, derrière cette enquête qui est avant tout une quête, il interroge ce qui fait l’essence même du voyage et du besoin de partir. Il esquisse sans doute une réponse lorsqu’il évoque l’impossibilité de jamais atteindre tout à fait ce que l’on poursuit, ce lieu auquel il prête le nom de Montagne Froide, en hommage à un poète ermite de la dynastie Tang qui s’était lui-même baptisé ainsi, du nom de ce lieu qui n’en est pas un mais reste enfoui dans les limbes de l’esprit et du désir.

« Les gens me demandent le chemin de la Montagne Froide
Nulle route ne mène à la Montagne Froide
La glace reste tout l’été ;
La brume voile le soleil qui se lève.
Comment y suis-je moi-même parvenu ?
Nous n’avons pas le même esprit.
Sinon, vous aussi vous pourriez y parvenir. »










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A noter : pour un autre regard porté plus près de chez nous sur des choix de vie décalée, on lira avec intérêt le petit opuscule de Sylvain Prudhomme paru aux éditions du Tigre, La vie dans les arbres. Il s’est intéressé aux derniers «péluts», ces hommes et ces femmes installés en Ariège dans des logements non conventionnels, et décidés à mener jusqu’au bout le vieux rêve libertaire des années 70. Son investigation est suivie d’un petit essai sur John F.C. Turner, architecte anglais qui tenta de théoriser un modèle d’urbanisme inspiré de l’auto-développement des bidonvilles dans quelques grandes villes du monde.

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William T. Vollmann, Le Grand Partout. Actes Sud. 2011. Traduit de l’américain par Clément Baude.