vendredi 31 mai 2013

> Kimland

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On le sait bien, la République populaire démocratique de Corée, créée en septembre 1948, est organisée autour d’un régime communiste totalitaire qui fait de cet Etat le plus coercitif et le plus ténébreux du monde. Un quart de la population y meurt de faim alors que l’armée est forte de près d’un millions d’hommes. L’idéologie anti-impérialiste du "Juche", qui associe le principe d’une société sans classe à celui d’une auto-suffisance absolue, règle au millimètre près la vie de chaque citoyen autour d’un culte de la personnalité d’inspiration stalinienne poussé à ses plus extrêmes limites.

Une chose est de le savoir, une autre d’aller y voir. 

Jean-Luc Coatalem, écrivain, journaliste, boulimique de voyages et de périples aux long cours, y a effectué un reportage au printemps 2011, en se faisant passer pour  «un agent touristique en quête de nouveaux marchés ». Reportage est sans doute un terme un peu fort, si l’on tient compte du fait qu’il n’aura guère pu sortir des sentiers battus extrêmement balisés qui lui furent imposés, sous l’escorte vigilante de deux guides zélés qu’il baptise d’entrée de jeu, pour plus de commodité, M.Kim I et M.Kim II. Mais les sentiers battus en disent parfois beaucoup sur ce qu’ils refusent de nous montrer. Dans Nouilles froides à Pyongyang, Jean-Luc Coatalem reprend les notes qu’il a tenues au jour le jour dans un carnet soigneusement caché dans la doublure de sa valise. A ces notes qui nous permettent de le suivre au fil de son séjour, s’entremêlent quelques rappels sur l’histoire du «paradis rouge» issus des nombreuses lectures de l’auteur, dont la liste figure en fin d’ouvrage.




A défaut d’en pleurer, mieux vaut en rire ( «Faut-il rire ou bien pleurer ? » est d’ailleurs la question sur laquelle se refermera le livre). Voilà sans doute le principe qui a présidé à l’écriture de ce récit et sous-tendu le regard que Coatalem pose sur Pyongyang. L’humour , aussi grinçant soit-il, semble toutefois un travers inévitable dès que l’on effleure la moindre parcelle de la réalité nord-coréenne, une réalité qui se situe bien au-delà de toute fiction. Georges Orwell en avait rêvé, la dynastie des Kim l’a fait pour vous…

L’écrivain masqué se rend donc dans la capitale nord-coréenne accompagné (pour un effet de décalage encore plus garanti ?) de son ami Clorinde,  un fin lettré toujours vêtu de tweed, qui n’a jamais quitté les deux arrondissements de Paris où se déroulent dans leur intégralité sa vie professionnelle et sa vie privée. Pour le reste, le lecteur n’a plus qu’à se laisser porter par l’effarement tranquille qui ne manquera pas de le saisir au fil de ces pages.

Dire que ce séjour est organisé est un euphémisme, tout y est programmé du premier au dernier jour au quart d’heure près. 

On découvrira des hôtels absolument vides et surréalistes, une capitale de deux millions et demi d’habitants éteinte dès huit heures du soir, le Palais des Amitiés, un bunker anti-nucléaire enfoui dans les monts Myohyang où «cent cinquante salles en marbre, hautes de dix mètres, accueillent les dizaines de milliers de présents (des médailles, des armes, des assiettedécorées, un wagon, un ours empaillé, une cafetière électrique, des automobiles soviétiques, etc.) déposés par les dirigeants ou les émissaires de cent soixante-quatorze pays.», le lac Sijung, haut-lieu de villégiature thermale, qui se résume à ceci :
« une étendue d’eau morte, quelques bosquets de roseaux, des berges bosselées. Personne dessus ou dedans. Pas de plages, pas de quais, pas de barques, pas de pêcheurs. Juste, au loin, l’écho des haut-parleurs qui crachent leur harangue entrecoupée de couplets militaires. »
Les bains se limitent à «deux baignoires remplies à ras bord d’une boue noire, compacte, pâte alluvionnaire hérissée de brins d’herbe et de racines», situées dans une pièce immense et glaciale sans le renfort du moindre filet d’eau chaude. Quant au personnel, il est composé de trois jeunes filles qui semblent plus terrorisées que timides et qui remettent furtivement ses clefs de chambre au client (en l’occurrence unique) «en rougissant comme des pivoines».

Facile, se dira-t-on, de jouer ainsi sur les entorses imposées aux normes occidentales du luxe et du confort dans un pays comme celui-ci. Mais ce néant théâtralisé nous dévoile aussi en creux l’immense déréliction qu’il alimente et dont il se nourrit. Pénuries (qui transparaissent jusque dans les repas servis aux «touristes», composés de portions congrue de chou aigre ou de ces fameuses «nouilles froides», servies dans des soucoupes), disettes, répression, dénonciations systématiques… un système terrible et lisse qui a transformé son mode opératoire totalement factice en vérité absolue et réduit la notion même d’individu au plus condamnable des tabous.




On découvrira encore une coopérative-modèle à Wosan où l’on laboure à la charrue et ensemence à l’excrément humain, des paysages devenus sacrés du seul fait que Kim-jong y a un jour posé le pied, «l’immense statue du Président Eternel» sur la colline de Mansu, aux pieds de laquelle nos deux baroudeurs cadenassés seront tenus de s’incliner pour déposer une gerbe de fleurs en lui souhaitant «longue vie», et bien d’autres monuments insensés et décors de carton-pâte. Et partout des haut-parleurs qui saturent le silence de leurs litanies à la gloire du régime.

Dans les pages du Pyongyang Times, on relate exclusivement les dernières visites officielles de Kim-jong-un qui a fait l’honneur de sa présence fugace à tel ou tel village. Rien sur la faim, rien sur les retombées radioactives de Fukushima sur la gracieuse Corée. «Plus tard, précise Jean-Luc Coatalem, lorsque j’évoquerai en termes prudents le destin de l’Egyptien Hosni Moubarak, qui rappelait celui du Tunisien Ben Ali, la libération des peuples qui s’est ensuivie, mon guide se prendra le visage entre les mains pour murmurer, apparemment sous le choc : « Oh, non ! les pauvres. » Il parlait des infortunés dictateurs.»

La télévision nationale ne laisse filtrer de la CNN que quelques rares événements sportifs, à petite dose et en brouillant le son… Pendant que sur l’antenne locale un long travelling s’attarde en boucle sur des parterres d’orchidées et de bégonias, alors qu’une voix off s’émeut («ô merveille de notre printemps, ô féérie de nos jardins») avec Ballade pour Adeline de Richard Clayderman en musique de fond.

Clorinde s’évade en lisant Larbaud, Paul Valéry ou le Journal de Jules Renard. Quant à l’auteur de ce carnet de voyage, il abandonne un jour dans l’hôtel où il a passé la nuit le livre d’aventures au format de poche qu’il a malencontreusement laissé glisser dans l’eau de son bain. Son guide est recontacté par les responsables de l’hôtel dès le lendemain et on prévient l’oublieux lecteur que puisqu’il ne compte pas le récupérer, le livre devra être détruit…

Les deux voyageurs n’auraient pour rien au monde fait l’impasse sur le Mémorial de Kumsusan, le palais-mausolée où trône la dépouille embaumée de Kim-Sung II, «professeur de l’Humanité toute entière». Ouvert seulement le jeudi et le dimanche, l’auguste lieu accueille des cars entiers de citoyens qui ont parfois traversé le pays pour venir déverser leurs larmes au pied de l’ «Illustre». Comme il est tenu de laisser un mot sur le «registre relié cuir» au sortir du mausolée, Jean-Luc Coatalem se contente d’un prudent et frileux «Hommage d’un visiteur de passage au Président de la Corée du Nord». Le Majordome demande au  guide à ce qu’il lui traduise la phrase de son voyageur. Et il exige alors que Coatalem ajoute l’adjectif «éternel» à son hommage…
 

Mais le clou du voyage est peut-être l’escapade de l’auteur au Musée des Beaux-Arts de Pyongyang. La visite n’était pas au programme et c’est le seul écart que s’autorise l’obéissant journaliste. Il trompe la vigilance de ses deux Kim et force quasiment l’entrée du Musée pour parcourir les lieux au pas de course. Visiteur unique, il y découvre alors (comme égaré dans un étrange cauchemar) des salles immenses réparties sur plusieurs étages, où sont accrochées «plus d’un millier de peintures de style pompier néoréaliste», chaque tableau représentant exclusivement Kim jong-il ou Kim II-sung. Seuls changent les paysages d’arrière-plan ou les rares figurants et aucun de ces milliers de tableaux n’incarne jamais rien d'autre que le  Père ou le Fils.

Jean-Luc Coatalem le sait bien, il ne retournera jamais en Corée du Nord. Il le peut, lui qui n’a pas à survivre dans «cette contrée de cinglés et de tortionnaires». Lorsqu’il franchit la douane pour pénétrer dans la zone internationale, il éprouve soudain l’étrange impression d’être libéré «d’un poids invisible» et d’échapper «brusquement au tempo obligatoire, à l’horlogerie collective». En 2004, il avait écrit « La consolation des voyages ». Sûr que pour une fois, c’est celui du retour qui lui aura été le plus doux.

Article publié sur Culturopoing le 17 mars 2013.




Jean-Luc Coatalem, Nouilles froides à Pyongyang. Grasset & Fasquelle. 2013.



dimanche 26 mai 2013

> Une vie (presque) parfaite

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Il en est de la photographie comme de la littérature : il y a des œuvres qui vous appellent immédiatement à elles, qui font trace dès le premier regard et dont l’évidente sensibilité trouve tout de suite en chacun la place qui lui revient. L’univers d’Anne De Gelas, photographe bruxelloise et auteure de carnets intimes qui mêlent le texte, le dessin, la photo, et quelques fragments d’archives de son quotidien, relève pleinement de cette catégorie. En ce qui la concerne, le mot «œuvre» n’est pourtant pas le plus adapté : un mot trop rond, trop fermé, qui cadre mal avec la dimension évolutive et délicatement multiforme de son travail. Car ce que l’on perçoit d’abord de ce qu’elle nous montre, c’est une sorte de vie en résonance, une vibration du temps et de tout ce qui s’y engouffre d’essentiel, par petites touches ou mauvais coups de griffe.

Les carnets d’Anne De Gelas ont donné lieu à plusieurs expositions à Bruxelles ainsi qu’à quelques livres d’artistes pour la plupart épuisés aujourd’hui. C’est donc avant tout par son site qu’il est pour l’instant possible de les découvrir. Le médium est nécessairement restrictif mais offre déjà un aperçu éloquent de la force de son travail. Une bonne nouvelle, enfin : les Editions le Caillou Bleu travaillent actuellement à la publication d’un livre, L’amoureuse, qui sortira cet été. Anne de Gelas y reprend le carnet que l’on peut consulter sur son site, sous le titre d’Une journée presque parfaite.




L’amoureuse sera le livre de l’absence. Le livre d’après. Anne De Gelas a perdu l’homme qu’elle aimait et le père de son fils en avril 2010. Son travail de diariste, ses dessins, ses photographies et ses autoportraits témoignent de la suite, de la vie à vivre après ça, encore dans la brûlure. Mais que l’on ne se méprenne pas, l’exploration de l’intime et du quotidien avait commencé pour elle bien avant cet événement tragique. La mort et la séparation sont venues s’y inscrire, s’imposer dans le cours de l’existence. Le 24 mai dernier, Anne De Gelas était invitée à la librairie photographique  Le 29 pour un débat autpour de l’autoportrait en photographie avec Cristina Nuñez et Elina Brotherus. A la (drôle de) question qui fut posée de savoir si la souffrance était nécessaire à la création, elle a simplement répondu non, qu’il y avait eu le bonheur et puis la souffrance et que son travail avait suivi la bifurcation prise par le cours des événements. Elle a répondu que sa création pouvait peut-être l’aider un peu à traverser la souffrance mais que celle-ci n’était pas la condition de celle-là.

Pour s’en convaincre on pourra regarder du côté de ses productions d’avant 2010, dont elle livre des extraits sur son site. On y découvre les fragments d’une existence avant la secousse qu’introduira le deuil. Et l’on est déjà surpris par la profondeur de champ qui se déploie autour de cette simple vie-là. On remonte le fil : il y a la maternité, à la fois heureuse et inquiète, quelques scènes familiales, un baiser, une plage triste et déserte, les enfants qui grandissent, la présence diffuse du bonheur amoureux. Une sorte d’album de famille tremblé, légèrement décalé, à la fois simple témoins du vécu mais nimbé aussi d’une poésie singulière, presque d’une forme d’étrangeté. Bien sûr la mélancolie intrinsèque que produit, à rebours, le rendu du temps qui passe n’y est pas pour rien. Mais il y a plus. Tout y semble à la fois brut et pourtant infiniment réinterrogé. Les textes renforcent encore cet effet un peu paradoxal de témoignage direct qui creuserait pourtant le mystère. Les phrases sont souvent hachées, livrées entre des séries de tirets qui en retardent sans cesse la fin. Elles livrent une forme de ressenti immédiat qui reste pourtant en suspens, en question. On navigue à vue sur le fil d’une intériorité qui ne laisse jamais le factuel retomber sur ses pieds. La vérité est là et toujours ailleurs, très proche et très lointaine.



 
C’est à partir de 2010 que l’autoportrait survient dans le travail d’ Anne De Gelas (ou tout au moins dans ce qu’elle choisit d’en montrer). Elle s’en expliquait vendredi en précisant que c’est l’absence soudaine du regard de celui qu’elle aimait qui a sans doute fait naître en elle le besoin d’être regardée, soutenue du regard. Mais que montre-t-on de soi dans un autoportrait : l’intérieur d'un visage ? Un masque ? La frontière entre le figuré et le «défiguré» est sans doute ténue. Dans ces autoportraits, on est frappé par l’intensité du regard, par cette sorte de beauté tragique, de gravité qui habite chacun de ses traits et qui contrastent avec le visage plus doux, plus jeune que l’on découvre lorsqu’on la rencontre. Mais le regard que l’artiste porte sur lui-même peut agir tout aussi bien comme un filtre que comme un révélateur.

Une journée (presque) parfaite, et bientôt L’amoureuse, parlent donc d’une absence à vif. Et l’on est surpris par le mélange de violence et de pudeur avec lequel Anne De Gelas circonscrit ce vide. Le corps est exposé comme le reliquat d’un désir bafoué, il dit le manque, le sexe enfui (on pensera parfois à certains textes d’ Annie Ernaux). Un corps pour rien, soudain condamné à l’inapaisement. Souvent les textes, les dessins, les images semblent monter la douleur à cru, la restituer dans son immédiate brutalité. Ailleurs, le souvenir du bonheur passé, le visage du compagnon disparu ou la présence du fils semblent parvenir à la suspendre momentanément. Car il y a également beaucoup de force et de délicatesse dans ce que les photos d’Anne De Gelas laissent transparaître de la relation mère-fils : on y décèle le poids de l’absence partagée, la place de la pièce manquante, tout autant que les marques discrètes d’une tendresse supplétive.

Ce travail sur l’intime et sur la perte ne manquera pas d’entrer en résonance avec d’autres œuvres. Au-delà de la littérature (où les exemples abondent) on pourra aussi penser à certaines productions de Sophie Calle ou à Irène, le très beau film qu’Alain Cavalier consacra à (l’absence de) sa compagne disparue accidentellement en 1972

Mais Anne De Gelas, à travers ses journaux hybrides, touchants et singuliers, nous dévoile un intimité poétique en devenir, dont le style n’appartient qu’à elle, et qu’il faut se dépêcher d’aller découvrir.



 
Anne De Gelas :
- L'amoureuse. Editions le Caillou Bleu. A paraître (été 2013).

Images : ©Anne De Gelas


 

mardi 21 mai 2013

> Thierry Metz : la parole penchée

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La poésie n’aime pas les mots. Elle se fait avec tout le reste. Elle est l’oreille qui écoute et entend, les yeux qui regardent et qui voient, elle est la main qui tient la pioche, le souffle qui se sent respirer. Elle est attention pure à ce qui survient, de gris, de grinçant, de trivial, de radieux et d’insoupçonnable. Attention au mystère du banal, du conforme. Elle n’est peut-être que ce geste simple de poser son doigt sur la pruine des fruits avilis, des visages passants. Une manière discrète et monstrueuse de se savoir là, ici et maintenant. La poésie, c’est tout sauf les mots. C’est le contraire des mots.

Voilà l’illusion collatérale que produit la lecture de Thierry Metz, auteur rare et trop tôt disparu (il y a maintenant treize ans), poète d’une poésie-témoins qui parvient justement à nous faire croire qu’elle s’est posée hors des mots. Il y a chez lui comme une urgence de la patience. La poésie c’est ce qu’il reste de la parole quand elle s’est d’abord penchée très bas, quand elle s’est abouchée à ce qui n’est pas elle : le frémissement du monde au plus près et au plus bas du monde.



 

Dans Le journal d’un manœuvre, l’un de ses premiers textes (publié en 1990), on trouve déjà cette façon bien à lui de cueillir ce qui est là. Il s'agit d'un recueil-journal où la vie d’une saison de chantier est consignée d’une manière à la fois pressée et attentive. Une poésie incidente, qui ne chante pas («Ici on ne trace pas d’arc-en-ciel autour de sa soif»), mais qui parvient pourtant parfois, sans jamais altérer ce qui est ramassé par terre dans le temps du labeur, la poussière, les engins, les outils ou les pierres cassées, à donner à voir la simple beauté d’un geste, la lumière d’un sourire, la pâle fissure qui offre une respiration à la masse compacte des heures travaillées. Il n’y a pas plus de revendication sociale dans ce journal qu’il n’y a d’apologie lyrique du travail. Tout se tient dans sa vérité congrue : les patrons qui gueulent, la fatigue («impossible de cacher le dormeur qui s’accroche à nous»), le temps volé au temps, le sentiment de vacuité…

«Des pelles et des pelles de sable, des sacs et encore des sacs de ciment : comment exprimer le vide par le vide, le plein par le plein.»

Mais aussi la grâce d'une habileté, la force d’un rythme habité :

«Son travail : tresser les ferrailles, semelles, piliers, linteaux, préparer les coffrages. Il a du métier, comme on dit. Et des mains de sourcier, de derviche ; ça va vite, ça s’éclaire d’un coup.»

Il n’y a pas non plus de communauté à proprement parler dans le collectif des ouvriers du chantier, mais une camaraderie de hasard, tout aussi transitoire que le chantier lui-même qui n’a justement de sens qu’en tant que disparition en devenir, entre le plan de l’architecte et le produit «livré». Les hommes du chantier travaillent à la disparition et à l’oubli de leur propre travail. Ils s’attellent à plier bagage. Mais Thierry Metz s’efforce de restituer à sa juste mesure, la présence forte ou discrète de ces ombres du chantier, de ces travailleurs du provisoire. Parfois ils n’ont pas de noms ; parfois ils s’appellent Ahmed, Bernard, Manuel, Antoine. Ou Rodriguez

« - Rodriguez. Le Portugais. L’homme qui n’a pas trois mots pour dire le plus simple – Trois mots – Trois rouges-gorges – Pour peupler son silence »

Thierry Metz retient à petits traits quelque chose de chacun de ces hommes de peu qui partagent son temps, ses tâches. Les oiseaux sont comptés (une brassée d'ailes, parfois, dans le ciel du chantier) et le bonheur (un trop grand mot, disons plutôt, le répit, la légèreté) se saisit à la dérobée et doit apprendre à faire feu d’un bois maigre.

«Peu de chose arrive à entrer dans le chantier. Il faut se contenter d’une chanson d’Ahmed, d’une parole d’Antoine, du silence de Rodriguez. De brindilles. De résurgences. Du meilleur.»

Pour le reste, il faut s’en tenir à l’ordre des choses, au temps que séquence la logique du travail.

« On aura fini dans les temps.
Voilà.
C’est tout ce qu’on peut dire.
Ici. »

Thierry Metz délivre une poésie du peu, on l’aura compris mais où se joue quelque chose d’authentique, de vrai, de ténu et d’où se dégage, par petites bulles d’air, une attention pudique et forte aux autres.




 
Cette façon de tendresse on la trouve ancrée jusque dans ses derniers textes, rassemblés dans le recueil L’homme qui penche, (publié l'année de sa mort et réédité en 2008). Des poèmes au jour le jour habités pourtant d’une sombre mélancolie et qui auraient fort bien pu se tenir à l’écart de cette tendance empathique. Ces textes ont en effet été rédigés au cours de deux séjours volontaires que Metz effectua en hôpital psychiatrique peu de temps avant de se donner la mort. Deux journaux composés au bout d’un chemin marqué par l’un des plus mauvais coups du sort qui puisse être (la mort accidentelle de son fils) suivi d’une lente dérive vers l’alcool et le suicide.

Bien sûr il y a trace de l’isolement, des pilules à prendre, des insomnies, de la lassitude. Mais Thierry Metz s’épanche pourtant très peu sur sa douleur dans ces derniers journaux. Il semble chercher à se recentrer sur ce qui l’entoure, sur ce temps hors du temps qui fait son quotidien, comme une forme de dernier rempart contre le lâcher-prise.

«Je pourrais rester ici longtemps. Dans le pyjama réglementaire. Manger chaque jour le petit pain de ce que pétrit le temps. Bon ou mauvais.»

Et comme nous l'évoquions, c’est encore dans le témoignage fragile et fugace de la présence des autres (qui est aussi présence aux autres), qu’il trouve matière à écrire, à s’émouvoir et à résister peut-être encore un peu. Il regarde les pensionnaires qui l’entourent comme on effeuillerait des fleurs étranges et douces, dans une sorte de complicité indéfinissable. Et même les plus terribles portraits sont empreints de délicatesse :

«Dominique occupe peu de place dans le langage. Gros de corps, sumo d’un cercle que lui seul a tracé, ses mots ne sont que minceur ; expérience d’une autre langue. On dirait qu’il n’y a plus près de lui, que l’enfant et la sage-femme.
Homme inaudible au visage rond dont la mère aurait pris les traits – revenant elle seule, par ce biais, où lui ne peut aller, soufflant sur sa voix dès qu’il s’agit d’elle.»

«Autant Bernard soigne son apparence, autant Mickey se néglige, toujours débraillé, dans les friches. Son visage aux traits lourds me plaît, ses oreilles immenses, décollées, modelées par tous les bruits du monde. Où serions-nous sans ce visage ?»

Une poésie de l’attention disions-nous, une poésie qui se serait détournée des mots. Et pourtant, on sait que ce n’est pas vrai. Ou plutôt qu’il a fallu beaucoup de mots pour passer entre les mots, pour s’en délester à ce point. Thierry Metz a travaillé la langue, beaucoup et longtemps, pour arriver à préserver cette attention avec autant de justesse, autant d’humilité. Il a traversé les mots autant qu’il s’en est méfié.

«Chaque mot écrit, constate-t-il dans L’homme qui penche, échappe à ce qu’il dit. On y retourne, plus aveugle encore».

Sa disparition en 1997 avait suscité une émotion profonde dans le monde discret de la poésie. Ceux qui l’avaient connu ou tout simplement lu, avaient depuis ses débuts entendu en lui une voix précieuse, entière, dégraissée de toute fioriture. Pour peu qu’on ait la chance de croiser ses textes, on garde Thierry Metz près de soi. Il fait partie de ces auteurs qui ont creusé le lit de leur rivière à l’ombre des grands cercles (on pourra penser à Paul Gadenne, à Luc Dietrich) mais dont on mesure immédiatement le poids.



 











Thierry Metz,
Le journal d'un manoeuvre. Editions Gallimard (L'arpenteur). 1990
L'homme qui penche. Pleine Page Editeur. 2008


Images : Thierry Metz  / (1) ©Françoise Metz 

mercredi 15 mai 2013

> Vie et mort d'un feu de paille


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Qui se souvient d’Edie Sedgwick ? J’ignorais en ce qui me concerne jusqu’à son existence (assez proche, on le verra, d’une forme radicale d’inexistence) avant de tomber un peu par hasard sur l’émouvante biographie que Jean Stein lui consacra au début des années 80. Elle fut pourtant un temps, dans le giron d’Andy Warhol, une icône « people » des sulfureuses années 60. Ces années, on le sait, ont été peuplées de figures artistiques qui se sont brûlées les ailes à tout ce que la vie et l’époque, bouillonnante, contradictoire et en pleine mutation, pouvaient offrir d’excès. Sur la scène rock, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, Jim Morrisson et Brian Jones, à quelques mois d’intervalle, ont définitivement dressé leurs visages d’anges maudits sur ces années-là. Mais la littérature comme les arts plastiques ont également généré leur lot d’expérimentations, de trouvailles tout comme de battages et d'existences ballottées entre enfer et paradis.

Edie Sedgwick meurt elle aussi au début des années 70, à l’âge de 28 ans, fragilement déprise de l’héroïne mais encore accroc à l’alcool et aux barbituriques. Pourtant, à l’inverse des artistes que nous venons de citer (ainsi que de Marylin Monroe, disparue quant à elle au début des années 60 et à qui Edie Sedgwick fut brièvement comparée pour l’un de ses rôles dans un film expérimental de Warhol), Edie incarne la part jetable des Sixties. Le vent, le vide. Celle qui, à peu de choses près, et malgré une présence remarquée sur le moment, n’a rien laissé, n’a rien «été». Une rapide apparition dans un courant d’air de strass, de came, de sexe et d’argent. Ce qui rend le livre de Jean Stein si touchant, c’est justement que l’effort qu’elle déploie pour la cerner nous rend finalement encore plus tangible cette tragique inconsistance. Elle retrace la vie de l’ancienne muse de Warhol non pas en construisant un récit biographique en tant que tel mais à travers une série d’entretiens croisés. Entretiens de ceux qui l’ont connue ou simplement côtoyée : des membres de sa famille, des amis anonymes mais aussi tout un panel de figures marquantes de l’époque, de Warhol à Ginsberg en passant par Gore Vidal, Lichtenstein, ainsi que des magnats du cinéma porno, de la mode ou de la spéculation artistique. Stein introduit aussi quelques extraits d’entretiens de Sedgwick elle-même (extraits de films, entretiens donnés de son vivant). Et pourtant, cet impressionnant faisceau de paroles et de regards, nous laisse encore et encore dans la bouche le goût amer du vide. Le livre de Stein n’esquisse finalement qu’une ombre, une ombre émouvante vouée à la destruction depuis sa plus tendre adolescence et passée à côté de tout. On en garde l’image d’une femme-enfant qui aura peuplé ses béances profondes de fantômes turbulents. Mais ce portrait est aussi celui, en filigrane, de la face sombre d’une époque. Et l’on y sent passer un appel d’air funèbre et vibrionnant qui souffle bien au-delà des années 60.



 

Edie Sedgwick est la dernière-née d’une fratrie de sept enfants. Elle descend d’une illustre famille de Nouvelle-Angleterre qui s’est installée en Californie avant sa naissance. Si cette dynastie n’était pourtant plus si riche, son père s’est retrouvé à la tête d’une fortune colossale du jour au lendemain en découvrant sur ses terres une gigantesque réserve de pétrole. Mais le paradis va très vite se changer en enfer…Edie et ses frères et sœurs grandissent dans un espace à la fois immense (le second plus grand ranch de Californie) et aux allures carcérales. Ils sont les fruits d’un milieu autiste, coupé du monde et de ses réalités où trône un père caricaturalement narcissique qui brille à la fois par son absence, son autorité sans partage et sa conception pour le moins glaçante de la paternité. C’est sur le terreau du mépris tyrannique et des humiliations verbales quotidiennes que cet Apollon wasp égaré dans les plaines de l’Ouest fait subir à ses enfants, que ceux-ci poussent tant bien que mal, à la manière de ces plantes grimpantes contraintes de composer avec les sentiers tortueux qu’on leur impose. Ce cocktail détonant d’argent à outrance, d’isolement, de liberté (le père les laisse le plus souvent livrés à eux-mêmes dans leur prison dorée) et de soumission à la puissance destructrice d’un géniteur à l’ego ubuesque a des effets fracassants. Anorexie, obésité, alcoolisme et tendances suicidaires sont les premiers trésors que se partage dès l’adolescence une bonne partie de la couvée Sedgwick. Son frère Minty se pendra en hôpital psychiatrique à l’âge de 26 ans, un autre de ses frères friand d’autodestruction se tuera à moto. Les dés sont jetés…

Edie quitte la Californie pour New-York en 1964, encore fraîchement moulée dans sa jeunesse dorée et dévastée. Et prête à aller plus loin encore dans la dorure comme dans la dévastation… Le livre de Jean Stein, cut-up de plus de deux cent entretiens, passe alors d’une sorte de généalogie familiale fragmentée et resserrée autour de quelques interlocuteurs privilégiés à un torrent de témoignages qui nous propulse au cœur du New-York des années 60... Le Pop Art est en plein essor, la jeunesse friquée de Manhattan se refait (et se défait) une santé dans les milieux artistiques interlopes et c’est l’année même où Edie débarque à NYC que Warhol ouvre sa légendaire Factory dans un loft de la 47ème rue. La dernière-née des Sedgwick va bientôt y trôner comme la reine des abeilles. Elle devient en effet la muse et la compagne d’Andy Warhol qui lui confie plusieurs rôles importants dans sa prolixe production cinématographique expérimentale. C’est l’époque où le mot «superstar», d’après René Ricard, fit son apparition et cette étiquette, selon certains, lui allait comme un gant. Sa présence crevait l’écran, se souvient-on, à la moindre apparition. Son surgissement dans Vinyl l'un des premiers films de Warhol où elle apparaît est comparée aux cinq minutes de présence de Marylin Monroe dans Asphalt Jungle

Mais Edie Sedgwick brûle tout ce qu’elle touche et se brûle d’abord elle-même. Elle flambe des milliers de dollars chaque semaine, se promène dans des manteaux en peau de léopard sur les trottoirs de Manhattan, n’ouvre l’œil qu’à la nuit tombée pour se consumer dans des partouzes saupoudrées de toutes les substances qu’il est possible d’ingérer : alcool, speed, héroïne, acides. La liste des produits passés par son corps mériterait à elle seule un glossaire de plusieurs pages. La belle et riche égérie de Warhol est alors jalousée et admirée. Mais elle n’a aucun égard pour les tremplins qui pourraient la propulser dans les cimes. Elle ne respecte rien ni personne, rabroue les producteurs d’Hollywood qui l’approchent («des pauvres cons »). Elle est adulée ou détestée, jamais aimée. Le milieu de la mode, où elle espère un temps s’imposer, la rejette finalement, effrayé par l'image de junkie qu’elle traîne comme une ombre sous sa frêle beauté. Elle traverse les «New-York Sixties» et la tribu warholienne comme une étoile filante, trop filante pour rester étoilée. Elle s’éloigne un temps du «maître» qui la laisse quant à lui complètement tomber et tourne la page, lui préférant rapidement d’autres figures féminines telles que Nico, la chanteuse-mannequin du Velvet Underground.

Edie Sedgwick passe de la Factory au Chelsea Hotel, se fait mener en bateau par Bob Dylan, provoque plusieurs incendies en s’endormant défoncée une cigarette au doigt, séjourne de plus en plus fréquemment en hôpital psychiatrique... Rien ne va plus. C’est le retour en Californie : médicaments, électrochocs, rechutes dans la drogue… En juillet 1971, elle épouse Michael Post, un garçon de vingt ans rencontré lors d’un séjour psychiatrique. Quatre mois plus tard elle part dans son sommeil, terrassée par une surdose de barbituriques.

La somme d’entretiens qui composent le livre de Jean Stein constitue un témoignage unique sur le New-York des années 60. Une époque et un lieu où l’art américain renouait avec l’effervescence de l’expérience, transformant dans le même mouvement, pour le meilleur et pour le pire, la vie elle-même en expérience. Et le pire est là, lui aussi, à chaque instant. Cette biographie brosse le portrait sans malveillance mais sans complaisance d’une époque et d’un milieu. On retrouvera parfois l’esprit qui animait les chroniques de Joan Didion dans son Requiem pour les années Soixante (Joan Didion, L’Amérique, Grasset&Faquelle.2009. Trad. de Pierre Demarty). Dans les entretiens de Jean Stein, Warhol, par exemple, apparaît à plus d’une reprise comme un gourou à la fois craintif et manipulateur, dont le cœur semble se réduire à un captateur d’images. Quant à Edie Sedgwick, elle demeure insaisissable. Plus les témoignages à son sujet s’accumulent et plus elle nous échappe. Jean Stein, en s’efforçant de s’en approcher, recrée finalement autour d’elle une sorte de spirale infernale qui n’atteint jamais son centre. Il nous livre son corps morcelé dans la parole des autres. Derrière le bruit et la fureur, la superstar de Warhol se réduit finalement à une poignée de silence, à une blessure muette. De son image fulgurante il ne nous reste désormais que l’ombre d’un oiseau brisé.










Jean Stein, Edie. Editions Denoël. 1984. Traduit de l’américain par Sylvie Durastanti.

Images : 1) Edie Sedgwick / 3) Andy Warhol & Edie Sedgwick.

mercredi 8 mai 2013

> Lisbonne et lire lentement

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1, 2, 3, 4, 13 : Librairie Bertrand, Chiado (la plus ancienne librairie du monde).
 
15, 16, 17, 18 : Librairie "Ler devagar" (lire lentement), LX Factory, Alcântara Mar
 
19 : Ginjinha



mercredi 1 mai 2013

> L'odeur des planches - Samira Sedira

























Avec L’odeur des planches, Samira Sedira signe un premier livre poignant : un livre qui témoigne, sans pathos ni complaisance, dans une écriture tracée au couteau, du basculement de son existence. Elle nous fait le récit d’une chute, d’un déclassement, du passage d’un lieu de reconnaissance symbolique et matérielle à un non-lieu : celui du silence, du sous-travail, du fric arraché à l’usure du corps. Samira Sedira a été comédienne jusqu’à quarante-quatre ans. Reconnue dans son milieu, elle jouait sur les scènes nationales, enchaînait les contrats, on lui a confié des rôles importants dans des pièces programmées en Avignon. Et puis soudain, du jour au lendemain, plus rien, plus aucune proposition. Elle s’est trouvée éclipsée, oubliée. Poussée hors champ. Ne sachant rien faire d’autre que jouer, elle s’est tournée vers la plus alimentaire des activités : les heures de ménage.


L’odeur des planches nous raconte avant tout cette immersion et parle finalement assez peu de théâtre – même si l’ombre du passé plane sur chaque paragraphe. Plutôt que de s’égarer dans l’évocation de ce qu’elle a perdu, l’auteure préfère cogner dans la dureté de sa nouvelle réalité. Mais ce retour au plus bas de l’échelle appelle aussi la résurgence d’un fatum social auquel elle avait cru pouvoir s’arracher. Et le  livre fait également place à un récit parallèle. Samira Sedira revient en effet sur l’histoire des siens – et celle de son enfance : l’histoire triste et complexe d’une famille d’immigrés algériens parmi d’autres, qui ont dû composer avec l’acculturation, le travail ouvrier de troisième zone, la solitude.


Pourtant, elle ne revendique rien. Elle raconte. D’une voix sans fausse pudeur, âpre, écorchée, qu’apaise à peine, à de très rares moments, la douceur de quelques souvenirs et de quelques instants de grâce.



C’est par le souvenir d’une tentative de suicide que s’ouvre L’odeur des planches : celui de la mère. Celle qui raconte avait dix ans. Lorsqu’elles reparleront de cette scène, vingt-cinq ans plus tard, la fille n’obtiendra qu’un enthousiaste et virulent démenti

«Mais enfin non, j’ai jamais voulu mourir, c’est juste que j’avais besoin de dormir, un jour ou deux sans les soucis de la vie, me reposer c’est humain quoi, puis elle a éclaté de rire, un éclat de rire explosif, simplement ça.»

Ces scènes du passé ne sont pas immédiatement «raccord» avec le présent dans lequel la narratrice est tombée. Son expulsion hors du monde du théâtre et sa chute sociale et professionnelle ne résultent pas d’un déterminisme socio-familial. Pourtant, les deux niveaux de ce récit entretiennent entre eux d’étranges échos qui ne vont bientôt plus faire qu’un seul bruit, s’interconnectent dans une sorte de mauvais coup du sort, qui se rejoue quand on ne s’y attend plus. La narratrice, sans travail et en fin de droits, se voit contrainte de réendosser le rôle et occuper la place qui furent assignés aux siens et plus particulièrement à sa mère.

«L’histoire n’aurait jamais dû se répéter. Mais c’était arrivé. Plus de quarante ans après, la vie m’expulsait de mon petit paradis et me projetait avec une violence inouïe dans la misère répugnante, poisseuse, celle que j’avais su tenir en respect durant de très longues années, mais qui me rattrapait. La fatalité. Le mektoub. Quarante ans avaient passé, rien n’avait changé.»

Le monde du théâtre prend la forme d’un paradis perdu. La narratrice se trouve exilée de son univers comme ses parents le furent de leur pays. Un arrachement dont ils n’ont jamais complètement réussi à faire le deuil.

Ce changement de condition est alors soudain vécu comme un retour en arrière, une réincarnation inversée dans lequel le visage et la souffrance de la mère viennent soudain se confondre avec ceux de la fille.

«Agrippée au rebord de l’évier, la nausée vient, puis les larmes, je ne peux plus m’arrêter, mes mâchoires tremblent, du plat de la main j’essuie mon visage mouillé, mais déjà d’autres larmes montent, un flot ininterrompu, je me vide, c’est sans fin, je me ruine devant toi qui me regardes, car tu es là, au fond de l’évier, tu es là, tes yeux noirs immenses me fixent dans l’eau trouble, tes traits peu à peu se mêlent aux miens, tu es là, toi et la répugnante condition dont tu me fais l’héritière.»

Ce destin en miroir lui est d’autant plus insupportable que la fille n’a pas suivi le même parcours que ses parents. Elle ne bénéficie pas des mêmes «circonstances atténuantes». Elle a appris à lire et à écrire, a eu une éducation, s’est intégrée. La mémoire se voit convoquée malgré elle, elle laisse refluer un scénario imprévu auquel la fille n’était pas préparée. L’expérience tragique à laquelle la narratrice se trouve confrontée est à la fois singulière (elle l’éprouve dans sa propre chair et dans le contexte propre de sa vie à elle) et partagée. Elle repasse par un chemin de ronces qui semble soudain lui parler autrement. Elle se trouve réinscrite dans une communauté de malheur trop tard venue. C’est cet étrange et douloureux bégaiement de la vie, ce hoquet ironique de l’existence qu’interroge finalement le récit à la fois digne et hargneux de Samira Sedira. Entre les fragments du passé et l’évocation brute du présent se noue ainsi un improbable dialogue.

L’expérience singulière c’est d’abord celle  de la perte de travail, du vide.

«Dans une société  où n’a de valeur que celui qui existe par le travail, je ne suis plus rien, oualou, du vent, tout vaut mieux que moi, même un coin de table.»

Une expérience qui fait soudain trembler le curseur des anciennes valeurs. Les commerçants chez lesquels l’ancienne comédienne vient quémander la possibilité de coller des affichettes pour proposer des heures de ménage, semblent soudain auréolés d’une lumière nouvelle. Ils travaillent, ils trônent derrière leur comptoir, ils ont une fonction sociale. Il s’agit pourtant de «ces mêmes commerçants, nous dit Samira Sedira, qu’il n’y a pas si longtemps je méprisais à cause de leur sous-besogne, de leur esprit réduit aux dimensions de leur boutique, de leur épouvantable odeur de pitance, moi qui ne me nourrissais que d’illusions artistiques…»

Et puis l’expérience sera bientôt celle du travail dégradé et dégradant. Les mains qui s’esquintent dans les bacs de lessive, les toilettes à récurer, les monceaux de linge à laver, repasser, le corps qui devient soudain la caisse de résonance du moindre geste, du moindre mouvement, le regard des autres, la déconsidération et peu à peu, la perte d’estime de soi-même. Chaque tâche nous est décrite avec réalisme, dans sa dure banalité. On repense parfois au travail d’investigation de Florence Aubenas dans le milieu du nettoyage industriel (Le quai de Ouistreham, Editions de l'Olivier, 2010), témoignage d’une infiltration dans «le fond de la casserole» et dans cet univers où l’ «on ne trouve plus de travail, on trouve des heures». Mais c’est chez les particuliers que Samira Sedira vend quant à elle ses bons services. Ce qui ouvre une perspective de rencontre encore plus directe, et souvent encore plus cruelle. Une confrontation au mépris des uns, aux lubies des autres : «Pour la plaque vitrocéramique, je fais attention. Pas une rayure, il m’a dit. Il me tuerait si jamais. Raclez doucement, elle m’a coûté un œil, la vitro.»

Bien sûr, Samira Sedira essaie parfois de prendre du recul, de considérer avec une certaine mesure ce qui lui échoit. Il lui reste un mari aimant, et l’idée ténue qu’elle n’est sans doute pas condamnée, contrairement à d’autres, à vivre cette vie-là sans espoir d’en sortir. Ce qui ne l’empêche pas de se sentir noyée, broyée par sa nouvelle condition.

De temps à autre, une figure humaine refait néanmoins surface parmi ces visages entrecroisés entre deux consignes, deux recommandations et l’impression tenace de n’être plus rien pour personne.

«Il n’a presque plus de cheveux sur l’arrière du crâne, la peau rose paraît tendre, il y a des taches brunes, comme sur les truites. Si j’avais à choisir un grand-père, c’est celui-ci que je prendrais, celui que je voudrais, ce petit vieux devant moi, avec la peau tendre et le crâne pelé.»

Sur le fil du passé, Samira Sedira rattrape des fragments, des bribes de souvenirs qui sont comme autant de tessons dans sa mémoire. Une histoire familiale qui lui est propre mais qui fait souvent écho à l’histoire plus large de l’immigration algérienne en France. Elle nous restitue par petites touches l’inexpugnable nostalgie du pays, les logements délabrés, le temps des OS, ces ouvriers dit spécialisés qui n’étaient justement spécialistes de rien, la solitude et l’ennui des femmes et une intégration qui n’a jamais été envisagée que par la voie du silence et de la soumission. Se taire, telle était la règle. Au travail, à l’école. Une attitude et une condition qui inspire à la fille des sentiments mitigés, contradictoires : 

«Je ne les aimais pas mes taiseux lamentables, mais bien sûr je les aimais. Mon aversion grandissait au même rythme que l’infinie tendresse qu’ils m’inspiraient.»

Et c’est justement sur le versant opposé du silence que Samira Sedira aura quant à elle tracé d’abord son chemin. Le théâtre a été sa première et sa seule vocation. Si elle lui a tout donné et tout appris de lui, elle sait aussi présenter ce qui fut son métier sous différentes facettes. Il s’agit bien sûr d’un métier où l’on ne compte pas les heures, où le plaisir, l’élan, l’enthousiasme vous portent à chaque instant. Un métier qui vous fait appartenir à une tribu, une fratrie, avec ses codes, ses peurs, ses doutes et sa foi insubmersible. Mais elle reconnaît aussi le confort matériel que lui offrait sa situation, ces 4000 euros mensuels qui lui permettaient de vivre dans une bulle à la mesure de ses valeurs et de son credo artistique. Le théâtre lui apparaît aussi soudain comme un milieu dur, impitoyable, qui peut à chaque instant vous reprendre tout ce qu’il vous a donné.

«Tous les théâtreux savent pertinemment qu’aucun d’entre eux n’est à l’abri de la chute, de l’arrêt brutal, du déclin, ils en repoussent sans cesse l’idée.»

 Une idée qu’elle ne peut plus repousser et qui est devenue sa réalité. On entre alors dans  un cercle vicieux puisque «si vous vous lamentez sur votre sort vous ne faites plus envie, la séduction n’opère plus.» La profession a aussi ses règles tacites, et alors que la première chose que l’on vous enseigne au théâtre est de ne pas tricher, d’être plutôt que de paraître, il faut en fait, lorsqu’il est question d’y garder un pied, s’efforcer de faire bonne figure, de se montrer prêt à l’emploi. Il faut continuer à faire illusion car «la plainte qualifie le médiocre».

Rencontrant un jour l’un de ses anciens metteurs en scène, Samira Sedira prend son courage à deux mains et lui expose la situation. Lui confie sa déroute, ses heures de ménage, le dégoût que son propre visage lui inspire à présent…

«Il m’a répondu, Oh merde. Deux mots brefs, coupants, deux coups de couteau enfoncés en plein cœur, deux uppercuts pour éloigner l’horreur de la confidence, l’obscénité de l’aveu. Oh merde et puis rien après. Il est passé à autre chose. Et moi je suis restée là avec ma honte bue qui me bouffait le ventre.»

On décèlera parfois, dans L’odeur des planches, une facture proche des premiers textes d’Annie Ernaux, pour la violence dite sans détour, l’amertume assumée et l’intransigeance du regard jeté sur le passé. La sincérité avec laquelle Samira Sedira s’engage dans son récit est à la fois forte et touchante. Et elle trouve un timbre de voix, un format de parole qui pourra sembler d’une grande maturité pour un premier livre. Comme si ce texte avait grandi en elle portée par une sorte d’injonction qui ne pouvait s’encombrer d’aucun artifice.

Il arrive que les mots soient joueurs et cruels.

L’odeur des planches est cette odeur qui soulève le cœur de l’ancienne actrice lorsqu’elle retourne un jour, cachée au dernier rang, assister à une représentation de théâtre. L’odeur d’un temps perdu. Mais les planches pourraient tout aussi bien désigner ce vers quoi elle doit désormais se pencher pour lessiver et récurer. C’est aussi par le terme un peu obsolète de «servante» que Samira Sedira désigne un soir sa nouvelle condition. Un terme qui trouve encore son doublon dans le monde du théâtre.

«Au théâtre, la servante c’est le nom que l’on donne à la petite ampoule qui reste allumée sur le plateau quand tout le monde est parti.
Seule face à une salle vide, elle maintient le feu.
La servante n’est là pour personne.
Elle veille le silence et les ombres. Elle ne brille pas, elle donne la mesure des ténèbres.»

Avec une voix de cette trempe, on se dit que Samira Sedira est effectivement loin d’avoir éteint le feu qui couve en elle. Si les aléas de la vie et de son milieu professionnel lui ont soufflé sa parole sur les planches, on aimerait l'entendre encore se prolonger en littérature. Car à n’en pas douter, son écriture possède largement cette qualité rare qu’Ariane Mnouchkine exigeait des acteurs qui voulaient travailler avec elle : «le son minimum».













Samira Sedira, L'odeur des planches. Editions du Rouergue. 2013.