mercredi 30 avril 2014

> Les survivantes de Calaferte

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Bien sûr, on aurait pu rêver meilleure passeuse que Marcela Iacub (présentée ici  de manière aussi racoleuse que discutable comme une «personnalité incontournable du paysage intellectuel français») pour nous inviter à la lecture d’un texte comme celui-ci… D’autant qu’elle semble avoir si peu à en dire, que sa seule légitimité à le préfacer semble résider dans l’adjectif «sulfureux» qui le qualifierait d’abord aux yeux de l’éditeur. Pas besoin de se creuser trop longtemps les méninges médiatiques pour décrypter le message : un écrivain «sulfureux» nous exhorte à lire une œuvre «sulfureuse». Bref, c’est «chaud-la-braise»…


Ces réserves mises à part, on ne se plaindra pas de voir réédités les Episodes de la vie des mantes religieuses de Louis Calaferte, un texte paru pour la première fois en 1976 et qui nous surprend encore aujourd’hui par sa violence poignante, sa crudité et sa poésie.




Il est rare de trouver des textes à la fois hybrides quant à leurs sources pressenties et qui semblent pourtant échappés à ce point de la même note. Une note continue, obsédante et qui ressasse en autant de fragments épars le désir et la mort, la violence et la volupté.

Souvenirs, fantasmes, cauchemars gravés dans la mémoire, images coup-de-poing, détails minuscules et acérés, les Episodes de Calaferte ressemblent à des notes survivantes, des notes arrachées à mille carnets broyés. La longue scène des jours est passée ici au tamis du sexe et de l’effroi. Des bribes de vie, des fragments, de courts dialogues retenus pour ce qu’ils ont à dire du corps désirant, au plus près, bien souvent, du corps mourant, recomposent un paysage brut et essentiel. 

Et ce sont ici les femmes qui ouvrent grand les portes de ce paysage. Femmes-amantes, femmes-mères, femmes-putains – femmes dévorantes ou dévorées. Autant de femmes vécues, rencontrées. Toutes circulent, se bousculent, s’entremêlent et se superposent dans une série de tableaux qui ressassent sans cesse le désir et le vide qui l’habite. Elles ne sont souvent désignées (quand elles le sont) que par l’initiale de leur nom et il n’est pas rare qu’une scène entamée avec l’une se prolonge ou s’achève avec une autre, sans que cette permutation ne soit autrement signalée.

Ce manque apparent d’aménité produit pourtant un effet inattendu. On est à des années-lumière du tableau de chasse, qui lui, au contraire, épingle, additionne, classe et répertorie. Isole pour accumuler. Ici les femmes ont peu de contours, elles se confondent. Mais elles ne servent jamais de faire-valoir. Les pauses de la mère rappellent parfois celle de la putain. La femme d’un soir rejoint souvent celle d’une vie, dans une sorte de collage porno-poétique qui produit, à la longue, un effet de vertige. Le sexe, ressassé et décliné à l’envi, absorbe tout sur son passage mais la substance même de ce qu’il désigne demeure toujours insaisissable. 

Evoluant aux antipodes d’un donjuanisme vibrionnant, Calaferte semble au contraire vouloir «parler» les femmes de l’intérieur, habiter leur désir. Pari impossible, sans doute, et parjure - préfigurant déjà la Mécanique des femmes, qui paraîtra seize ans plus tard…

La mort rôde elle aussi bien souvent dans ce périmètre. Fantasmes de meurtre, faits divers funèbres, visions de femmes assassinées, souvenirs de la mort du père de la compagne de l’auteur (D…) s’enchâssent entre les scènes de sexe, comme pour en éclairer l’autre versant.

Il y a dans ces pages quelque chose d’intense et de poisseux qui nous attrape, nous touche et finalement ne nous lâche plus. Quelque chose qui nous parle, sous l’envers du décor, de notre vibrante et désolante humanité. L’écriture de Calaferte, d’un style parfois télégraphique, forte et sans esthétisme, n’en finit plus de se chercher et de se perdre dans le jeu du sexe et de la mort.












Louis Calaferte, Épisodes de la vie des mantes religieuses. Editions Denoël. 2014.


samedi 12 avril 2014

> En attendant Carver

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On est en 1988. Raymond Carver est l’un des plus grands écrivains américains. Il a cinquante ans et il va mourir. Son poumon est «criblé de balles», ce qui ne l’étonne guère, il a passé sa vie une cigarette aux lèvres. Cinquante ans c’est peu et c’est beaucoup. Peu, parce qu’il le sait, il aurait encore beaucoup à coucher sur le papier – il reste des centaines de nouvelles et de poèmes dans sa tête et ses tiroirs. Mais c’est beaucoup aussi si l’on considère que contrairement à d’autres, il a vécu deux vies. La première a duré longtemps : une vie imbibée de galères et d’alcool et brûlée dans la rage désespérée de se donner les moyens d’écrire – et de ne faire que cela. Une existence qui l’aura brinqueballé comme un bille de flipper aux quatre coins des Etats-Unis, de cabanes en mobile home, de petits boulots en postes précaires dans diverses universités. Il y avait alors sa première femme et son grand amour, Maryann Burk, qui avait fait de lui un père de famille de 18 ans alors qu’elle elle en avait 16 et qui finira par plonger dans la boisson avec lui.


A la fin des années 70, Carver avale sa dernière goutte d’alcool et commence bientôt à pouvoir vivre de sa plume. Malgré ce confort inespéré dont il sera redevable au destin à la veille de sa mort, il garde le feu et la faim d’écrire et il lui reste d’autres combats à mener... 


C’est cette vie-là que nous suivons à pas pressés derrière une plume alerte et sans fioriture, dans Devenir Carver,  la biographie que Rodolphe Barry a consacré à l’un des plus grands nouvellistes américains du XXème siècle.





Ce parcours-là aurait pu être l’histoire d’une ascension. Celle d’un homme habité très tôt par le désir d’écrire, qui, sacrifiant tout à ce désir et à force de travail, finit tardivement par «percer». Ce n’est pourtant pas la leçon un peu facile que Rodolphe Barry semble vouloir tirer de l’existence dans laquelle il s’est plongé. Il semble plutôt suivre au plus près cette « faim » qui habite Carver et nous montrer les méandres qu’elle aura empruntés dans le cours d’ une existence qui aurait voulu lui laisser si peu de place.

Figure marquante de la littérature américaine, Raymond Carver est né à la fin des années trente d’un père alcoolique qui travaillait dans une scierie et d’une mère qui s’éreintait en petits boulots dans les commerces et les restaurants de sa ville. A vingt ans il est marié depuis deux ans et a déjà deux enfants de Maryann Burke, une ancienne amie de lycée. Le couple enchaîne les petits boulots et courent derrière les fins de mois. Ils vivent sur la côte est mais déménagent bientôt en Californie. C’est le début d’une longue série de déambulations le plus souvent marquées par des expulsions pour loyers non payés ou l’espoir de trouver un toit et une situation un peu plus enviable. C’est en Californie que tout bascule et que Raymond Carver décide, pour le meilleur et pour le pire, de tout donner à l’écriture… 

Il suit bientôt des cours de creative writing avec John Gardner, qui le révèle totalement à lui-même… Il lit et relit Hemingway, Tchekov, Isaac Babel, Flannery O’Connor, apprend le travail d’écrire, le labeur sans fin du dégraissage… Sa voie est là, mais parsemée de ronces : le travail, les enfants, la croûte à ramener chaque jour. Il faut composer avec tout cela et on compose mal. L’alcool vient s’en mêler dès le début des années 70 et s’en débarrasser sera l’autre grande histoire de la vie de Carver, une histoire que Rodolphe Barry nous fait également vivre dans toute son intensité. 

Pour écrire, donc, les espaces sont étroits et c’est dans l’étroitesse de ces espaces que Carver va sculpter la forme brève et trouver son style. Poésie et nouvelle seront ses deux voix de prédilection. Il n’en décrochera pas et le roman, toujours, lui glissera entre les doigts. Il a besoin de rendre dans son écriture cette nervosité que lui impose la vie, le manque de temps… 

On suit également les aléas de l’histoire d’amour, puissante et déglinguée par la vie, qui le lie à sa femme, Maryann Burk. Elle trime souvent pour tous quand Ray Carver se bat avec ses textes ; ils se déchirent, se retrouvent, sont boxés par l’alcool et les problèmes d’argent. Ils s’aiment mais leur couple se désagrège et ils finiront par divorcer quand tout ira mieux, au moment même, comme ils se l’avouent, où ils auraient dû se rencontrer.

L’autre combat que Carver doit mener lorsqu’il commence à « monter » vise le joug ambivalent que lui impose Gordon Lish, l’éditeur qui l’a lancé. Une histoire célèbre, sujet à controverses encore aujourd'hui et qui a fait l’objet du roman de Stéphane Michaka, Ciseaux, paru en 2012 chez Fayard. Lish, doué d’un flair éditorial imparable, se réappropriait totalement les nouvelles de Carver. Tout en reconnaissant l’immense talent de « son » écrivain, il taillait abondamment dans ses textes, modifiait les titres de ses nouvelles, dénaturait les écrits du nouvelliste. Carver, sans jamais cesser de reconnaître ce qu’il devait à Gordon Lish,  s’est longtemps opposé à ses pratiques qui eurent, au fil du temps, de plus en plus le don de le révolter … Il finit par se séparer de lui dans les années 80.

Ces années-là, Carver les passera auprès de la poète américaine Tess Gallagher – dans une paix matérielle et une reconnaissance publique tardives qui lui feront connaître un peu l’autre face du monde. Il ne cessera pourtant jamais de continuer à écrire comme «on ronge un os». Et c’est encore aux mots qu’il rendra hommage lorsqu’il verra la mort dans les yeux. L’un de ses derniers textes (écrit pour un discours prononcé à l’Université de Hartford) est une Méditation sur une phrase de Sainte Thérèse. Deux feuillets qui lui sont inspirés par une formule de Thérèse d’Avila:  

« Les mots mènent aux actes (…). Ils préparent l’âme, la mettent en condition, la poussent à la tendresse. »

Entre la biographie imaginaire façon Nathalie Léger (il faut lire de cette auteure le magnifique Vies silencieuses de Beckett ) et les reconstructions minutieuses et harnachées comme des chevaux de combat, il y a une place pour cette autre façon d’entrer dans une vie d’écrivain... Ça va vite, les sources sont  redistribuées dans des dialogues qui s’enchaînent librement. Il y a un souffle. Rodolphe Barry restitue l’épaisseur d’une vie avec rythme et densité sans pourtant jamais se perdre dans les détails. Sans jamais verser non plus dans la martyrologie ni dans l’idéalisation. Il nous peint le portrait d’un homme de chair et de sang, simplement consumé par le feu d’écrire. Et l’on a envie, une fois le livre refermé, de sentir à nouveau le poids des mots de Carver, de retrouver la simple intensité de ses phrases.

Y aurait-il, derrière cette vie-là, quelque chose comme une leçon d’écriture ? A défaut de leçon, on rencontrera à tout le moins quelques constats définitifs… Comme ici, dans cette formule bouillonnante lancée par Bukowski et qui résume peut-être à elle seule l’existence tout entière de Raymond Carver :

«Le seul moyen d’apprendre à écrire est d’écrire, d’écrire et d’écrire encore et d’avoir un tel besoin d’écrire que si tu ne le fais pas tu deviens cinglé ou tu dévalises une banque ou tu bois jusqu’à ce que mort s’ensuive ou tu te jettes en voiture du haut d’une falaise, tu piges ?»











Rodolphe Barry, Devenir Carver. Editions Finitude. 2014.


mercredi 9 avril 2014

> Le Rwanda au ras du sol

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Triste anniversaire s’il en est.

Il y a vingt ans presque jour pour jour, le dernier génocide du XXème siècle allumait ses feux dans l’un des plus petits pays d’Afrique. En à peine plus de trois mois, près de huit-cent mille Tutsi allaient être massacrés, soit les deux tiers de la population totale que comptait alors ce groupe (chiffre revu depuis à la hausse et qui pourrait avoisiner les neuf cent mille personnes).

Cette période commémorative particulièrement marquante s’accompagne d’un nombre significatif de publications sur le sujet (1), qu’il s’agisse de textes encore inédits ou de rééditions (dont la reprise en un seul volume du triptyque de Jean Hatzfeld consacré à ce génocide).

Parmi ces différents ouvrages, il en est un qui a particulièrement retenu notre attention. Il s’agit du travail d’enquête et de réflexion de l’historienne Hélène Dumas : Le génocide au village – le massacre des Tutsi au Rwanda.  Le parti pris méthodologique de son ouvrage (le seul, à notre connaissance, qui pousse aussi loin cette «perspective») est résolument « micro-local » : elle ne prend pour objet d’étude qu’un seul et unique espace géographique et administratif, l’ancienne commune de Shyorongi (2), située à une dizaine de kilomètres au Nord de Kigali. Elle a rencontré ses habitants, parcouru ses chemins, ses collines, ses lieux de mémoire et d’oubli, conduit de multiples entretiens et obtenu l’autorisation d’assister à une bonne partie des « procès populaires » (les fameuses «Gatchatcha») qui s’y sont déroulés dans le courant des années 2000.

Si elle retrace par le menu détail les événements à cette seule échelle, son objectif est d’éclairer la grande histoire du génocide rwandais par la petite. Et d’essayer de comprendre, au sens fort du terme et en dehors de tout cadre idéologiquement préétabli, comment a pu se mettre en place et advenir ce «génocide de voisinage» - qu’elle tient pour un phénomène unique dans l’histoire.




Il y a, dans l’ouvrage d’Hélène Dumas, quelque chose d’assez peu commun, de presque paradoxal. On est à la fois devant un travail extrêmement fouillé, érudit (références à de très nombreux articles et ouvrages de fond), respectueux de protocoles déontologiques visant à circonscrire ce qui est avancé (on cite les sources, les dates, lieux et contexte de recueil des différents témoignages)… et pourtant devant une écriture qui semble se construire en marchant et qui ne fait pas abstraction de ce que l’on pourrait appeler «le corps de l’historienne».

Il est somme toute assez rare dans ce type de travail (qui est, soulignons-le au passage, la reprise partielle d’une thèse de doctorat de haute volée), qu’un historien interroge à ce point l’impact de sa propre présence sur le processus de réception, de restitution et de traitement des informations recueillies.

Si Hélène Dumas dévoile et intègre cette dimension à son travail, ce n’est pas dans le but gratuit de se mettre en scène. Il s’agit plutôt chez elle d’une forme d’honnêteté épistémologique. Sa recherche, qui s’inscrit dans le champ des Sciences Humaines, s’est principalement appuyée sur la parole vivante de victimes, de bourreaux, bref, de parties prenantes du drame inconcevable qui s’est joué au Rwanda. Et ce n’est pas rien, on s’en doute, d’accueillir durant des heures, des mois, des années, de tels témoignages. La familiarité qu’elle a acquise au fil du temps avec la langue du pays, le kinyarwanda (3), à laquelle elle porte une extrême attention, a encore renforcé cette interférence  entre sa propre sensibilité et ce qu’il lui était donné d’entendre. Il lui a donc fallu prendre en considération sa propre sidération devant la parole des témoins et les «commotions» que celles-ci n’ont pas manqué de provoquer sur le «collecteur de données» qu’elle s’est efforcée d’être…mais n’était pas seulement. Elle ne s’étend pas sur ses états d’âme mais questionne l’enjeu qu’ils appellent. Elle pose sa subjectivité sur la table comme un paramètre qui ne doit pas être négligé. De nombreuses questions (pas toujours résolues mais qui ont le mérite d’être posées) sont ainsi formulées au cours de ses recherches, des questions sans lesquelles celles-ci n’auraient pu être conduites : comment peut-on s’exposer à de tels témoignages ? Quel type d’engagement peut motiver de se lancer dans une écoute de ce genre ? Jusqu’où peut-on entendre ce qui est dit ? Comment ma propre réception va-t-elle influer sur le traitement des informations que je recueille ? Faut-il accepter, et à quel prix, d’analyser et tenter de rendre signifiant les détails les plus insoutenables (choix des armes, des supplices, etc.) ?

Ces questions, qu’elle pose et se pose souvent, semblent lui permettre d’avancer tout en cherchant la distance nécessaire (vitale ?) qu’il lui faut trouver pour progresser dans sa réflexion. Et son travail en sort considérablement grandi.

Pour ce qui est de sa thèse, il serait difficile de tenter d’en reprendre ici les détails. Il y a un cheminement à effectuer dans les informations qu’elle compile, les gestes qu’elle observe, les mots, les silences et les attitudes qu’elle soupèse et nous n’avons ni l’intention ni la prétention d’inviter le lecteur à en faire l’économie.

On voudrait toutefois souligner quelques lignes fortes et quelques réflexions qui nous semblent particulièrement originales et éclairantes.

Tout ou presque a été dit en ce qui concerne les responsabilités historiques et politiques qui ont pu rendre possible ce qui s’est produit au Rwanda en 1994. La responsabilité du dispositif colonial belge qui s’est appuyé sur un système d’indigénat discriminant en déléguant son pouvoir aux élites Tutsi. La responsabilité de la machine d’Etat hutu qui aurait très tôt envisagé l’éradication de la minorité Tutsi et sa propagande radiophonique qui a soutenu et  accompagné très vite la perpétration du génocide (4). La part d’irresponsabilité voire de complicité des nations étrangères (dont la France) face aux événements de 1994. Nous n’y reviendrons pas.

Hélène Dumas ne nie pas que ces responsabilités soient à prendre en compte pour comprendre ce qui s’est passé et elle n’en dédouane personne. Mais son propos est ailleurs. Car à ses yeux, ces différents paramètres n’expliquent pas tout. Il demeure une singularité du génocide des Tutsi du Rwanda (tant par son ampleur sur une période très courte que par les formes spécifiques qu’il a revêtues) qui échappe à ces seules chaînes causales...
Elle note qu’en 1994 (en l’occurrence à Shyorongi), Tutsi et Hutu ne constituent pas à proprement parler deux ethnies foncièrement distinctes qui cohabiteraient plus ou moins pacifiquement. Ils parlent la même langue, cultivent la même terre, s’entraident, se marient entre eux, élèvent des enfants ensemble, prient souvent le même Dieu… Les exemples ne manquent pas, partout en Afrique, de distinctions beaucoup plus marquées entre des groupes socio-culturels (que ces distinctions soient vécues pacifiquement ou conflictuellement). On se trouve donc dans une situation d’étonnante proximité qui rend par bien des aspects difficilement entendable le renversement qui a pu s’opérer. Car au bout des différentes chaînes de causes et d’effets qui ont pu conduire au génocide, Hélène Dumas décèle une forme de réalité insécable : la grande majorité des Tutsi massacrés l’ont été par leurs plus proches voisins, par leurs amis, leurs parents, mais surtout selon des méthodes et sous des formes de violence extrême qui n’avaient été imposées telles quelles à ces bourreaux «de proximité».

L’un des concepts les plus originaux et éclairants qu’elle met en avant et qui relève plutôt de l’anthropologie sociale et la psychanalyse est celui de «réversibilité sociale». Elle constate que c’est la proximité même et le bon voisinage entre Tutsi et Hutu qui, retournés comme un gant, on rendu possible ce génocide. Les lieux de protection (églises, familles, espaces partagés) sont devenus les lieux privilégiés de la destruction. Les ustensiles du quotidien (outils, instruments agraires, domestiques) ceux des supplices et des exécutions (5). Si Hélène Dumas se penche avec précision sur les modes d'exécution, les tortures infligées, les ustensiles utilisés à cette fin, ce n’est pas par goût du détail scabreux mais parce qu’elles les considère comme porteurs de sens. C’est à travers eux que se laisse déchiffrer ce qu’elle appelle un «génocide domestique», un génocide où le plus proche doit devenir le plus lointain, par l’exercice même d’une cruauté qui le constitue comme tel…

Bien sûr, cela ne s’est pas fait en un jour et Hélène Dumas analyse aussi les différents phénomènes qui ont conduit la «communauté morale» tutsi/hutu au bord de cette déchirure. Elle évoque et traque cette longue imprégnation de la langue par un vocabulaire guerrier et cynégétique qui a peu à peu transformé le voisin en ennemi mais plus encore en animal. Elle relève la diabolisation, presque magique, des combattants du FPR (pourtant invisibles pour la grande majorité des citoyens lambda) dans l’imaginaire collectif hutu. Elle s’intéresse aussi à cette porosité croissante entre militaires, miliciens et civils qui a brouillé considérablement les pistes. Mais, nous dit-elle, cela n’est pas encore suffisant pour comprendre. Et si les tueurs n’ont pas été de simples exécuteurs, c’est justement parce qu’ils étaient des voisins… L’extrême violence et la funeste inventivité qui ont été mises en œuvre par ces voisins/tueurs ne leur avaient été dictées par personne….

«En effet, la transformation du voisin en ennemi passe par un processus de création de la figure de la menace au moment même du meurtre. Le voisin devient un ennemi par les formes singulières de violence qui s’exercent contre lui. Et, de ce point de vue, il semble que la cruauté vienne alimenter le processus : elle est tout à la fois justifiée par la perception de la menace incarnée par la victime, tandis que son exercice façonne la figure de l’hostilité en produisant précisément de la différence, sur le corps tout particulièrement.»

Il ne pouvait pas s’agir simplement pour les Hutu, au cœur de cette proximité profonde qui les rattachaient aux Tutsi, de s’inscrire aveuglément dans une logique d’Etat. Ils se sont efforcés de transformer leur semblable en ce qui peut y avoir de plus radicalement lointain (l’animal, l’ennemi, l’autre absolu) et c’est justement ce à quoi a servi la cruauté hyperbolique qui a été déployée…

Mais bien sûr, pour l’historienne, ce postulat ne tombe pas du ciel. Il est le fruit d’un travail de patience, d’écoute, d’observation et d’attention profonde. Elle accepte de se confronter au moindre détail, à la chair même des mots prononcés et elle met au cœur de son travail tout ce que d’autres auraient peut-être laissé de côté.

Et au-delà de la reconstitution du passé, c’est aussi le présent qu’elle interroge. Le périple non encore achevé de certains survivants pour enterrer les leurs «en dignité» ; l’incroyable situation qui contraint ceux d’entre eux qui sont restés sur leurs terres à devoir vivre parmi les hommes et les femmes qui ont exterminé leur famille.

 On pense notamment au témoignage poignant de cette femme, Joséphine Kampire, qui demeure l’unique Tutsi de la colline de Nyarurama et vit au milieu de ceux (libérés à l’issue des procès) qui ont exterminé les siens et auxquels elle a échappé. Un acte de résistance et de refus ultime de l’anéantissement par lequel elle revit à la fois le génocide et son échec final puisqu’elle a survécu et continue de s’affirmer comme vivante au milieu des anciens bourreaux…

Hélène Dumas fait le pari de la singularité. A ses yeux, les diverses responsabilités et faillites politiques ne sauraient à elles seules permettre de saisir ce qui s’est produit entre avril et juin 1994 au Rwanda. Elle considère également que chaque histoire est UNE histoire, et qu’on ne peut écraser la parole de ceux qui ont subi le génocide et le subissent encore aujourd’hui sous le terme générique et réducteur de «traumatisme». Il faut écouter, toujours et encore.

On a l’impression, au terme de cette lecture, qu’elle nous invite à nous méfier des leçons que l’on croit pouvoir tirer trop vite de l’histoire. Mieux vaut s'en défier et rester en éveil constant face au  passé pour mieux esquiver les coups fourrés du présent. Elle reste d’ailleurs persuadée que la triste page d’histoire qui l’occupe n’est pas encore tournée et ouvre, dans sa lumineuse conclusion, de nombreuses pistes de recherche encore à conduire sur le génocide des Tutsi au Rwanda.

On comprend, après avoir lu cet ouvrage, la formule par laquelle Stéphane Audoin-Pouzeau en achevait la préface :

«Le lecteur pourra en juger : un tel livre explique ce qui ne peut tout à fait se comprendre ; il fait comprendre ce qui ne peut tout à fait s’expliquer.»

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Voir aussi notre entretien avec Boubacar Boris Diop réalisé en mai 2011 à l'occasion de la réédition de Murambi, le livre des ossements.


Notes
(1) Voir notamment le Monde des Livres du 2 avril dernier
(2) Suite à la réorganisation administrative de 2006 les entités territoriales rwandaises telles que les communes et les préfectures ont été remplacées par des districts et des provinces (voir le livre de H.D., note p. 35)
(3) Langue maternelle aussi bien des Tutsi que des Hutu…
(4) A travers la tristement célèbre Radio des Mille Collines.
(5) Hélène Dumas note que contrairement à ce qui a été souvent avancé la fameuse « machette » n’a pas été la seule arme utilisée, loin s’en faut. Les bourreaux ont souvent transformé en armes les outils et objets qui leur étaient les plus familiers : bâtons, houes, fourches, etc.

Cet article peut également être lu sur Culturopoing




Hélène Dumas, Le génocide au village (Le massacre des Tutsi au Rwanda). Editions du Seuil - L'univers historique. 2014.


Images : 1) survivant du génocide / 3) Tribunal Gacaca