dimanche 19 avril 2015

> Loin de l'oeil nu


























Il existe des histoires dont nous sommes absents, des récits grandioses et monstrueux qui se passent de nous ou nous tolèrent, à l’extrême limite, comme de pâles figurants. Mais ces histoires, potentiellement bouillonnantes ou bouleversantes, qui nous invitent à lire et à voir autrement, restent le plus souvent encore à raconter. Random, roman graphique hors normes de l’artiste Abdelkader Benchamma, considéré par certains comme l’un des dessinateurs contemporains les plus brillants et les plus inspirés, est l’une d’entre elles. On entre ici dans un autre espace-temps. Il faut apprendre à se taire, se faire tout petit, pour contempler autre chose, qui nous dépasse. On voudrait dire pour le « subir », mais ce mot-là n’est pas à bonne échelle. Il ne joue pas dans la bonne cour, encore trop empreint de sentiments qui justement, ici, n’ont plus leur place. A quoi assiste-t-on dans Random ? A une apocalypse ? A une (re)naissance ? A l’éclosion d’un monde prodigieux ou terrible que nos yeux n’ont encore jamais vu ni ne verront jamais ? A un voyage de la matière ? Pacôme Thiellement, dans la belle post-face qu’il consacre à l’ouvrage, nous parle d’une «prophétie». Oui, mais une prophétie sans leçon qualifiée, sans Enfer ni Paradis. Une prophétie que chacun devra se murmurer à lui-même, inventer entre les pages, redessiner pour son propre compte. L’une des forces du livre d’Abdelkader Benchamma est qu’il ne nous raconte rien d’autre que ce que nous voulons bien nous raconter. Mais qu’il nous le raconte avec une énergie foudroyante et une paradoxale puissance narrative. Des mots ne manqueront pas de nous pousser au bout des yeux : geyser, tellurique, déluge, intersidéral, déflagrations, métamorphose, océans, pierres, feuilles, minerais, minéraux, terre, feu, glace, nuit, vomi, colère, ménage, enfantement, désert, trou noir, blancheur. Peut-être flottons-nous dans les vents du dieu vengeur de l’Ancien Testament ; peut-être sommes-nous ballottés dans une hallucination dickienne, à moins que nous nous soyons égarés dans les forges de Lucrèce ou sous le microscope d’un physicien fou. Du noir et blanc, seulement, pour nous conter une transformation muette et saisissante. Quelque chose se déchire, se désagrège, se décompose et se recompose : irruptions, pluies de pierres, mues accélérées, cristallisations éphémères. Tout est mouvement, chute, redéploiement, annulation. On croise souvent des matières familières (eau, pierre, astre, végétaux) mais le sont-elles vraiment ? Car au cœur de ces pâtes reconnaissables, propulsées ou secrétées, naissent parfois des géométries lointaines, quelques traits anguleux ou cabalistiques, quelques traces sans nom. De rares figures humaines circulent dans le paysage, présentes sur quelques pages seulement parmi les centaines qui composent le livre. Des figures incidentes, silhouettes noires sans visage, ombres chinoises larguées dans le décor, esquissant peut-être ici ou là une tentative de fuite, une migration sans issue possible. Mais rien qui ne trahisse la peur ou l’effarement d’une épreuve eschatologique vécue en direct. Benchamma balaye d’un revers de main la possibilité même de ce ressort dramatique. Ce n’est pas l’histoire des Hommes qui se joue ou se déjoue ici. Ce n’est pas leur point de vue qui importe. L’abstraction peut-elle composer un récit ? Elle le peut, visiblement. Pacôme Thiellement, devant les dessins d’Abdelkader Benchamma, fait un constat : «Ou alors l’abstraction est toujours une tentative de représenter la matière non-humaine. Ou alors il n’existe pas d’ « abstraction » - toute image est toujours figurative – mais elle « figure » alternativement l’humain et le non-humain, l’animal et le non-animal, le végétal et le non-végétal, le minéral et le non-minéral». D’autres nous l’ont déjà enseigné. Qui, pour n’en citer qu’un, et rester dans le registre du dessin, n’a jamais ressenti l’étonnante force, l’étonnante justesse et précisions figuratives des dessins les plus abstraits de Michaux ? Mais la comparaison, sans doute, s’arrête là. Car Michaux travaille l’intensité intérieure, le mouvement centrifuge, alors que Benchamma pulvérise les limites de l’espace extérieur et déploie une violence foncièrement centripète. On a l’impression que l’auteur de Random dessine comme Guyotat ou Novarina écrivent. Un dessin qui pétrit, broie, utilise notre fonds d’images et notre vieux monde pour produire une matière nouvelle, une symphonie qui n’existe pas encore. Il a fallu plusieurs années à Abdelkader Benchamma pour venir à bout de ce livre. Initialement, il réalisait des dessins, au fusain notamment, sur des feuilles longues et larges de plusieurs mètres. Des pluies d’étoile, des tourbillons de matière, des paysages hésitant entre dévastation et émergence de formes nouvelles. Et puis, au cœur de cette obsession, a surgi la ligne possible d’un récit. L’artiste a alors repris et prolongé son travail pour raconter quelque chose. Il est important de souligner que malgré cette genèse particulière de Random, (seul livre, hors catalogues d’exposition, publié à ce jour par l’artiste) l’ouvrage n’est pas un recensement d’œuvres indépendantes réagencées pour produire un artifice narratif. Il est habité par un récit total qui nous emporte de part en part. Et il faudrait encore préciser autre chose : Abdelkader Benchamma aurait pu jouer autrement. Le « propos » de ses dessins laissait la place à un esthétisme beaucoup plus travaillé : contrastes de traits et de perspectives, effets de matière (aplats, reliefs…), insertion de collages, pourquoi, pas et que sais-je encore. Ce n’est pas le choix qui a été retenu et malgré le caractère singulier et inédit de cette œuvre, Random s’inscrit pleinement dans un registre qui reste celui de la bande dessinée. Il y a une certaine modestie dans les moyens que Benchamma s’autorise et il s’appuie sur les ressources scénaristiques du
9ème art  art : gros plans, zoom, raccourcis… Il invente, pourrait-on dire, une forme de bande dessinée abstraite (avec les réserves que nous avons énoncées plus haut) et monumentale. Une bande dessinée préfigurative. Flirtant avec des ambiances SF, fantastique, fantasy, dont il ne conserverait que le décor pour le promouvoir en personnage principal, l’imaginaire d’Abdelkader Benchamma nous invite à un voyage rythmique loin de l’œil nu. Voir ce qui ne se voit pas. Random nous parle peut-être de la fin du monde, d’une certaine fin du monde. Son auteur est-il pour autant un messager de l’Apocalypse ? Pas sûr. S’il n’y a pas un mot dans son livre, il lui arrive de dédicacer ses dessins en ajoutant cette mention : « un autre jour est possible ». Les dernières pages de Random se résorbent dans le blanc. Quelques immenses pages blanches qui font place au silence et où tout semble s’être soudain résorbé, effacé. Est-ce un blanc létal qui nous est ici imposé ? Peut-être pas. Peut-être s’agit-il d’un blanc immaculé où tout reste à nouveau à écrire. Un autre jour est possible.
















Abdelkader Benchamma, Random. Editions L'Association. 2014.



jeudi 16 avril 2015

> Frédéric Boyer : pour en finir avec la peur

















Voici un petit livre qui passerait presque pour une très longue phrase à lire sans reprendre son souffle. Un petit livre mais où se déploie une parole habitée, qui se dresse et nous invite à nous tenir debout. Il  y est question de morale, apprend-on dès les premières lignes. Un mot qui inspire la méfiance et qui sent un peu le moisi.  N’est-ce pas là un concept éculé qui servirait avant tout de cache-sexe aux valeurs les plus douteuses, les plus liberticides ou, à l’inverse, nous dispenserait du combat politique en lui substituant l’onction de la bien-pensance ? Peut-être, mais la première chose dont Frédéric Boyer, penseur, poète, traducteur, écrivain profond amoureux des formes hybrides, nous apprend à ne pas avoir peur, c’est des mots. Car personne n’est l’unique propriétaire de leur sens. L’éthique, nous dit-il, «est un sursaut, non un jugement». Et c’est à ce sursaut qu’il nous invite. Bondir, sortir de soi, s’arracher à soi, pour faire peur à la peur, ébranler «cette terreur en nous qui ne veut pas finir». Mais de quelle peur est-il donc question ? Celle de l’autre, tout simplement, puits mystérieux qui contiendrait toutes les menaces, justifierait tous les replis, tous les retranchements. C’est par un détour à la fois phénoménologique et spirituel qu’il revient sur notre rapport à l’altérité pour l’interroger au cœur même de notre modernité.




Peut-être y a-t-il en nous quelque chose d’ancien, de très ancien, une disposition qui nous est propre et que nous avons enterrée, reléguée dans le silence. Une capacité à nous risquer « au-devant de l’événement », à accueillir l’inattendu. Si cette disposition est un bien à retrouver, un muscle à réveiller pour avancer sur le fil du présent, il faut aussi se souvenir en quoi elle a pu nous constituer. Se souvenir que les strates dont nous sommes faits viennent aussi de collusions hasardeuses, d’intrusions fertiles, de désagrégations temporaires. Reprenant pour partie des propos de Simone Weil, Frédéric Boyer met ainsi notre «identité» à la question :

« Oui, c’est ce qui demande le plus de courage : ne pas rester entre soi, ne pas privilégier une unique enveloppe historique et mondaine, une seule identité protectrice et pour beaucoup imaginaire, mais sentir que si nous avons un passé à défendre, " il faut en aimer la part muette, anonyme, disparue", et se méfier de la fausse grandeur de toute postérité (Simone Weil). »

A l’image d’un passé qui serait la forteresse de notre grandeur, l’auteur oppose cette mémoire sous forme de campi, de «champs», de «prairies», «un lieu ouvert à explorer», qu’évoquait Saint-Augustin (dont Frédéric Boyer a également traduit Les Confessions).

Il faut avant tout nous réapproprier ce qui grouille en nous, la multiplicité qui nous permet de balbutier quelque chose comme « je » ou « nous ». C’est à ce prix seulement que l’on pourra envisager autrement ce qui fait différence d’avec nous-mêmes :

« Nous sommes malades des autres parce que nous avons peur de notre propre mémoire vivante, parce que nous ne bougeons plus, nous ne cherchons plus à travers les champs. »

C’est pourquoi Boyer nous propose alors d’adopter une forme de regard inversé sur notre héritage, sur ce qu’il appelle notre « roman national » - un regard attentif aux forces invisibles et biffées qui ont contribué au bel édifice.

« Je demande, permettez-moi, d’inverser un moment le raisonnement et de lier, pourquoi pas, notre propre intégrité, notre propre identité, notre longue histoire nationale, de lier, pourquoi pas, nos valeurs anciennes, nos vieilles croyances, et celles du terroir, et celles du passé, à l’honneur de ces vies brèves et effacées, à l’honneur de fugaces destins perdus et de scories de ces vies oubliées qui ne valent même pas, apparemment, pour vous les très sérieusement incorrects, d’être consignées. »

Et il fait encore le constat que c’est toujours les «nouveaux» (arrivants, venus, inconnus…) qui introduisent à nos yeux le ferment nocif de l’instabilité, le risque du déracinement. C’est eux, dit-il, «qui nous délocaliseraient de notre sol commun».

 
Or, il faut bien convenir que cette mémoire qui nous est si chère nous fait ici défaut…

«Comme si nous-mêmes n’étions jamais parti de chez nous. Comme si nous-mêmes ne devions rien à d’autres migrants, à d’anciens, à de très vieux nomades, comme si nous-mêmes n’avions pas la mémoire d’odyssées, le souvenir d’errances folles, de ruptures fondatrices, celui d’épopées tragiques, de métamorphoses radicales et d’appartenances multiples.»

Et si certains courants religieux  (de tous crins) ne sont pas les derniers à prôner un attachement viscéral aux valeurs du passé contre l’oubli duquel il faudrait se prémunir, Frédéric Boyer nous rappelle le sens premier de l’oubli dans le  prophétisme biblique, qui « n’est pas tant l’oubli de ce que nous sommes, que l’oubli d’une fidélité à ce qui vient (c’est nous qui soulignons), qui nous lie à une promesse ».

C’est aussi, bien sûr, une certaine philosophie de la décadence, terreau de tous les replis identitaires qui se trouve ici mise au pilori. Ou plutôt, encore une fois, à la question. Mais l’on sent bien que les réponses se retourneraient d’elles-mêmes contre ceux qui oseraient les formuler vraiment.

« Mais quel est notre héritage, dites-moi ? Quelles sont ces valeurs que nous aurions allègrement trahies ? Notre sol, notre socle, notre souche. Oui, quels sont-ils ? Quel est ce passé puissant dont nous nous serions lâchement et faiblement détournés ? Quelle est cette langue si lumineuse que nous aurions ravagée et assombrie, défigurée ? Qui la parlait ? Et ces valeurs, qui les incarnait ? Quel héros ? Quels grands hommes qui, aujourd’hui, et depuis leur absence angoissante, depuis le silence de leur mort, autoriseraient qu’en leur nom, et qu’au nom de leur présence dans notre mémoire, nous chassions l’inquiétude d’être avec les autres, le souci de recevoir les inattendus, d’accueillir les malheureux ? »

Si le mot «politique» n’apparaît qu’une seule fois dans son texte, c’est aussi parce que l'auteur cherche à nous conduire dans les artères souterraines qui peuvent et doivent lui redonner sens. A propos des concepts fondateurs, en République,  d’égalité et de fraternité, l’auteur s’interroge justement sur le sens républicain qu’ils peuvent encore revêtir lorsqu’ils ne s’appliquent qu’à ceux «qui n’en manquent plus vraiment, ou qui ne s’en soucient plus vraiment non plus.» Y aurait-il une forme de civisme radical à travers lequel le civisme lui-même en viendrait à s’autodétruire ? Serions-nous, demande-t-il,  devenus 

« civiques au point monstrueux, au point de séparation, au point douloureux du divorce républicain, d’avoir à distinguer civiquement les vies encore dignes d’être vécues parmi nous, des vies qui ne le seraient pas, qui ne le pourraient pas (vivre parmi nous)» ?

Pour servir son propos, nous faire partager ce qu’il appelle parfois une «morale de l’insomnie » (accepter d’ouvrir les yeux sur ce qui provoque l’ébranlement), Frédéric Boyer convoque, agrège à la ligne de son appel, aussi bien Shakespeare, Wittgenstein, Judith Butler que Levinas, Saint-Jean et quelques figures de l’Ancien Testament. Au fil des phrases, au fil des mots, c’est une musique juste et entêtante qui monte à nos oreilles. Frédéric Boyer joue sur des gammes variées qui vont de la philosophie politique au registre des valeurs chrétiennes en passant par une "phénoménologie incarnée". Chaque lecteur n’accordera pas nécessairement la même portée à ces différents champs de référence. Il n’en reste pas moins que l’auteur bat avec conviction et intelligence un rappel que l’on ne pourra pas ne pas entendre.

Certaines de ses propositions sont dotées d’une force lumineuse. C’est le cas par exemple lorsqu'il évoque la question de l’espace et du vivre-ensemble. Boyer considère que si nous n’avions jamais appris à vivre sur un même territoire avec d’autres vivants, à y accueillir d’autres façon d’être et de vivre, d’autres cultures, d’autres valeurs et d’autres temporalités, si ce partage-là, cette altération-là, n’étaient pas inscrits dans notre rapport premier à l’espace de vie, nous n’aurions jamais pu y enterrer nos morts, vivre avec eux, accepter cette cohabitation avec nos propres fantômes, cette superposition de temps et de réalités différentes. Or cette cohabitation (dans toutes les cultures pourrions-nous ajouter) est elle-même constitutive de la valeur que nous octroyons à notre espace de vie, à notre territoire…

Une leçon de morale ?

Sans doute et tant mieux, puisqu’il s’agit ici d’aller de l’avant, d’accepter d’être «inquiété» pour mieux se retrouver soi-même, de refuser d’abdiquer…

 «C’est-à-dire : ne pas, ne jamais en rester là où nous pensions que nous tenions à quelque chose, à quelqu’un, mais nous reconnaître là où nous n’étions pas, auprès de qui nous n’étions pas. »












Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? P.O.L. 2015.


dimanche 12 avril 2015

> Souvenirs à chaud d'un moment de grâce

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Hier, donc, dans l’enceinte de la Basilique Saint-Denis, Pascal Quignard a lu des extraits de Mourir de penser, le IXème tome du Dernier Royaume, projet d’écriture de longue haleine qu’il avait initié en 2002. Ce n’était pas une rencontre au sens habituel du terme : l’étrange beauté des lieux, un rien emphatique, ne pouvait pas ne pas changer les règles du jeu. Et on nous a prévenus dès le début que cette lecture ne serait pas suivie de questions. Il s’agissait plutôt d’un moment de partage. Et il le fut, au sens fort du terme. 

On pouvait pourtant s’attendre à tout dans un cadre comme celui-ci, qui impose d’abord le silence - comme s’il fallait se mettre au diapason des rois gisants autour et de leur dernière leçon d’humilité, pas si chrétienne que cela au demeurant. Nécessairement rejetés vers un espace intérieur, bien loin sous la lumière avare et diffractée des vitraux, nous n’étions pas à l’abri d’un  risque : celui de se trouver exposé à la force d’un sermon, fût-il littéraire.

 C’était compter sans la voix chaude et ouatée de l'auteur, sans le poids, la présence et la pudeur de sa parole, sans sa capacité à créer de l’intime dans les grands espaces.

Cette lecture aura duré en tout et pour tout 35 minutes, ce qui est peu si l’on en croit les canons de l’exercice, et fut pourtant beaucoup. Une lecture qui plus est entrecoupée par un magnifique chant de Purcell, celui dans le souffle duquel s’est écrit Mourir de penser, nous a rappelé Quignard, qui a conçu chacun des tomes de son Dernier Royaume comme l’excroissance d’un chant qui le hantait.

Sinon, quelques fragments, en quête d’une «pensée mendiante», le souvenir de quelques actes fragiles, de courage ou de renoncement - telle cette ultime rétraction du roi frison Radbod qui s’arracha au sacrement chrétien un pied déjà plongé dans l’eau baptismale, au prétexte qu’il préférait rejoindre ses ancêtres en Enfer plutôt que d’entrer seul au Paradis.

La personne qui m’accompagnait s’est souvenu d’un proverbe égyptien de sa grand-mère qui portait le même message : « je préfère rejoindre les miens en Enfer que d’entrer seule au Paradis ». De l’arabe au latin ont circulé les mêmes doutes, les mêmes craintes, les mêmes curieux actes de foi.

Mais quelle est la leçon, se demande Quignard ? Penser le Paradis, c’est peut-être accepter justement  la solitude de penser. C’est peut-être prendre le risque de refuser le ralliement.

On aura encore croisé Dagobert, Abélard (qui fut un résident de la Basilique), Marcel Moss, Marcel Granet et Thomas d’Aquin, jetant soudain, en  ce jour de 1273, « peau, plume, encre et grattoir par terre » pour réduire en un instant sa somme théologique et l’immense bibliothèque qui l’entourait à un fétu de paille.

Moment de doute, d’effondrement, de dépression, de «dépressurisation de la noèse», dit Quignard, dont on pourra trouver parfois les images trop ardentes, mais qui le sont justement parce qu’elles veulent dire l’essentiel, retenir un peu de l’eau qui se perd entre nos doigts. «Le plus grand théologien qu’ait connu l’Eglise», précise-t-il, «a encore le courage d’une ultime métaphore», puisqu’il dit de tout ce savoir engrangé : «c’est comme de la paille » (sicut palea). Derrière la vanité du savoir peut-être ne reste-t-il que cet infime os à ronger, ce «végétal desséché» qui n’est pas tout à fait rien mais le presque rien d'où peut encore surgir la pensée. Thomas D’Aquin se taira, n’écrira plus, ne priera plus, mourra un an plus tard. Mais il a peut-être, parmi d’autres, pointé du doigt l'infime, insaisissable et fragile brin d’herbe, la seule et mal nourrissante nourriture qui nous reste à penser lorsque tous les dogmes et tous les jugements sont tombés.

Cette lecture était l’un des derniers rendez-vous (son acmé ?) du festival Hors Limites, qui a pris fin hier soir.

Qu’il nous soit permis alors de nous étonner ouvertement du silence obstiné avec lequel la presse aura une fois de plus couvert ce festival. Si l’on excepte un louable papier d’Alain Nicolas dans l’Humanité, ce fut à peu près, comme à chaque fois, le néant dans les grandes largeurs. Pas un mot dans le Monde, pas un mot dans Libération, pas un mot dans les pages pourtant souvent moins suivistes du Matricule des Anges, et la liste pourrait encore s’allonger. La Seine-Saint-Denis n’intéresse visiblement les journalistes et les critiques littéraires que lorsqu’il s’agit de compter des cadavres, des voitures brûlées, des intrusions du voile intégral dans l’espace public ou des records statistiques en matière de chômage, de décrochage scolaire ou de départs en Syrie. Que ce département organise un événement de cette ampleur sans qu’il n’y soit, de plus, jamais question du département en question, et les voilà qui débandent. C’est bien connu, les Femmes ne sont jamais si libres que lorsqu’elles parlent exclusivement de la liberté des Femmes, les Noirs des Noirs et les Séquano-dinonysiens du séquano-dionysisme.

Nous n’hésiterons pas, pour servir notre mauvaise humeur, à voler quelques mots à Pascal Quignard. On avancera qu'à une déambulation autour de « ce peu que nous pouvons penser et qui surgit comme un mendiant près d’une porte », il est clair que nos médias préfèrent souvent un autre voyage, qui, métaphore pour métaphore, se réduirait à ceci : se déplacer en  rouleau compresseur sur l’autoroute.












Pascal Quignard, Mourir de penser - le Dernier Royaume, Tome IX. Editions Grasset. 2014. 

Lecture à la Basilique Saint-Denis, le 11 avril 2015, dans le cadre du Festival Hors Limites.




lundi 6 avril 2015

> L'absence intérieure

















L’absence de soi, la disparition, le retrait radical constituent sans doute, sous des formes diverses, l’une des grandes tentations de notre temps. C’est sans doute là le revers d’une époque soumise plus que jamais (et sous des formes parfois d’autant plus perverses qu’elles s’insinuent « mollement » dans notre quotidien) à des injonctions croissantes de productivité, d’efficience et de rentabilité…


Avec Disparaître de soi, David Le Breton, sociologue prolixe qui s’est notamment beaucoup intéressé à la communication et à ses métastases contemporaines (voir ses très beaux essais sur le silence)(1), effeuille la noire marguerite de cette dérive multiforme qui nous pousse à nous absoudre de nous-mêmes.



Du pachinko aux forme modernes de «quête du coma», du burn-out aux changement intempestifs et définitifs d’identité, de l’hikikomori aux diverses variantes de la claustration addictive en passant par l’anorexie et les aspirations radicales dans les mondes virtuels, David Le Breton nous invite à une réflexion sur la fuite intérieure, le renoncement absolu, le lâcher prise.

Bien sûr on ne peut pas tout placer sur le même plan, des nuances sont nécessaires lorsqu’on approche ces différentes formes de « disparition de soi ». Il y a sans conteste une marge importante entre des formes de transformation qui relèvent de choix plus ou moins assumés, de quêtes salvatrices d’un autre soi-même, de renoncements à certains modes de vies vécus comme imposés et des ruptures qui font violence, des pathologies qui génèrent de la souffrance pour fuir la souffrance, des détériorations de son propre corps. Certaines «figures heureuses» de l’absence à soi, ou à tout le moins plus neutres, ne sont d’ailleurs pas absentes de ces pages comme l’auteur nous le rappelle en conclusion (il évoque notamment à ce sujet le statut de «la fadeur» dans la culture chinoise). Entre ces deux espaces les frontières sont parfois poreuses, mais pas toujours.

Certes, une analyse trop unilatérale de ces différents phénomènes nuirait à leur compréhension et l’auteur de cet essai, d’une certaine manière, s’en garde bien, d’autant qu’une abondante bibliographie en fin d’ouvrage permettra à chacun d’approfondir les différents sujets abordés ici. On constate toutefois que certaines problématiques leur sont communes et que la plupart de ces manifestations renvoient peu ou prou à la question de notre inscription défaillante dans une société qui ne fait plus sens, au hiatus entre corps et corps social, à la blessure qu’impose en nous l’homo economicus lorsqu’il fonctionne comme un ogre face à nos propres espaces de liberté et de valeurs.

Il ne s’agit pas pour autant de porter les ornières de notre contemporanéité, nous ne saurions nous octroyer le privilège exclusif de la souffrance sociale. Ce serait même là une grossière erreur. L’idée de David Le Breton vise plutôt à cerner « la nôtre » dans ce qu’elle peut avoir de distinctif. C’est ainsi qu’il évoque 

« le contexte de nos sociétés où, sans doute, l’existence est moins âpre qu’autrefois mais où la tâche d’être un individu est malaisée pour nombre de nos contemporains, quels que soient par ailleurs leur statut social ou leurs références culturelles ».

Il y a ce que Le Breton appelle des «manières discrètes de disparaître» (l’invocation de la fatigue, la fuite dans le sommeil, le jeu, les retraits temporaires…) et d’autres beaucoup plus extrêmes qui ne sont parfois que des variantes de suicide. Il s’intéresse aussi aux différents stades de l’existence (adolescence, âge adulte, vieillesse) et aux phénomènes spécifiques de disparition de soi qui s’y rattachent dans une quête toujours problématique d’identité. On lira notamment avec intérêt son analyse de la maladie d’Alzheimer.

La richesse du livre de David Le Breton tient aussi à la variété des sources qu’il convoque, n’hésitant pas à faire une assez longue incursion du côté de ce qu’il appelle «les figures littéraires de l’absence» en maraudant du côté de Blanchot, Pessoa, Walser, Perec, Melville et quelques autres.

Le tableau est sombre, mais stimulant. Et il ouvre également un espace de réflexion sur ce que pourrait être une approche positive de la «disparition de soi». 

«La blancheur est peut-être parfois une puissance, une énergie en attente de son déploiement prochain. Suspension du sens et non extinction.»

Ce droit de retrait serait-il à entendre comme un sas de décompression avant de rentrer à nouveau dans le rang ?

Pas sûr, on peut aussi y voir l’espace vide irréductible où pouvoir se retrouver et se réinventer soi-même en marge des grosses bouchées mal triées que l’on nous enfonce dans la bouche. Et si cet espace vide  ne nous dispense pas d’une pensée ou d’une action politique (essayer de transformer notre environnement social et économique), il a le mérite, si nous savons le préserver, de nous permettre d’y vivre autrement.
A plusieurs siècles de nous, c’est encore le vieux Montaigne (auquel Le Breton donne la parole dans le dernier paragraphe de son essai) qui nous montre peut-être la voie de la sagesse :

« Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude.»(2)


Notes
 
(1)   Du silence, Métaillié, 1997 / Le Silence et la Parole, contre les excès de la communication, Erès, 2009.
(2)   Essai, Livre I, Garnier-Flammarion, 1969

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  David Le Breton, Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Editions Métaillié. 2015.