mercredi 31 décembre 2014

> Du papier dans les ailes



























Ne vous envolez pas vers l'année 2015 sans emporter sous vos ailes quelques pépites de celle qui s'achève...




http://la-marche-aux-pages.blogspot.fr/2014/01/le-retour-de-david-horn.html

                                                                       


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lundi 29 décembre 2014

> Une histoire du mauvais temps

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Avec le Météorologue, Olivier Rolin revient sur le destin d’Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, un illustre inconnu anéanti parmi des millions d’autres durant la Grande Terreur, aux heures les plus sanglantes du stalinisme.

On pourrait d’abord s’interroger sur ce qui peut pousser un écrivain français à écrire aujourd’hui un tel livre, alors que nous disposons des témoignages directs et  incomparables de monstres sacrés tels que Vassili Grossman, Isaac Babel, Ossip Mandelstam, Varlam Chalamov, Julius Margolin ou Anna Akhmatova (que Rolin a lus et auxquels il sait parfois rendre d’émouvants hommages).  Mais lorsqu’il est question d’évoquer ce trou noir de l’histoire, un témoignage de plus n’est jamais la seule répétition du même. Derrière les chiffres effarants, il y a des vies concrètes et chacune, pari impossible,  mériterait de retrouver l’épaisseur de ce qui lui a été volé.

C’est au cours de l’un de ses nombreux séjours en Russie, pays qu’il fréquente depuis de nombreuses années, qu’Olivier Rolin a découvert les lettres de  Vangengheim : une série de missives adressées à sa femme alors qu’il était déporté sur les îles Solovki,  lettres accompagnées de dessins, devinettes, herbiers à l’attention de sa fille Eleonora dont il souhaitait prolonger  l’éducation depuis  sa prison de glace. Au terme d’une longue enquête et d’un voyage dans sa correspondance, Rolin reconstitue la vie et la mort de cet homme, socialiste convaincu, qui fut un temps  « directeur du service hydro-météorologique unifié de l’URSS »  avant de faire l’objet d’une condamnation brutale et définitive qui allait lui coûter la liberté et la vie.

Une vie «moyenne» parmi tant d’autres, « qui vaut toutes les autres et que toutes valent », et qui nous replonge au cœur de ce « socialisme réel » encore trop méconnu aujourd’hui de l’avis de l’auteur. Episode qui se traduisit par une hécatombe d’autant plus spectaculaire qu’elle aura étouffé dans le sang et la peur, nous rappelle encore Rolin, la plus grande foi profane que l’histoire ait peut-être jamais portée.



Si au début des années trente, Staline fait déjà peser sa politique mortifère sur le plus grand pays du monde, un optimisme incroyable semble encore battre dans le cœur d’une bonne partie du peuple, en tout cas chez nombre de citoyens honnêtes, qui mesurent sans doute encore mal ce qui se joue ou se déjoue. Entre 1932 et 1933, trois millions de paysans ukrainiens vont mourir de faim sur leurs terres collectivisées. L’Ukraine, c’est là qu’Alexeï Féodossiévitch avait vu le jour à la fin du siècle précédent. Ex-russe blanc converti à la cause socialiste après la révolution d’octobre, il est encore dans les années trente, loin de Kiev,  habité par un optimisme indéfectible : il prend très à cœur son métier de météorologue. Il vient de créer un service unifié d’hydrologie et de météorologie sur l’ensemble du territoire (un service qu’il appellera tendrement « mon cher enfant soviétique »), il développe des stations aux quatre coins de son pays-continent, voit en  l’énergie éolienne la grande ressource qui permettra d’électrifier l’URSS d’est en ouest et du nord au sud. Il cadastre les vents, brise les glaces, mesure les eaux, déploie toute son ingéniosité professionnelle au service du peuple et du progrès. Bref, il est «habité ». Rolin dit de lui qu’il « est le grand espion qui sonde et recueille et archive les humeurs du continent ».  A cette époque l’URSS regorge encore de héros,  « héros de l’Arctique, de la stratosphère, aviateurs qui battent des records du monde de distance aux commandes de monomoteurs aux longues ailes coupe-papier, héros du travail, héros du métro de Moscou, avec ses stations qui sont autant de palis du peuple ». Il existe encore une foi manifeste dont témoigne notamment certains écrits d’Isaac Babel, pourtant fusillé quelques années plus tard.

C’est justement au cœur de cet élan que le météorologue, lui aussi, va faire les frais de l’effroyable machine stalinienne en marche. Une machine de mort vertigineuse, qui n’épargnera personne, comme on le sait, pas même ses propres émissaires. La plupart de ceux qui interrogeront Féodossiévitch, le malmèneront, le condamneront – seront fusillés à leur tour et parfois même avant lui… La roue tourne et broie jusqu’à ses propres bourreaux de la veille.

En janvier 1934 le camarade météorologue se retrouve dans la ligne de mire de la Guépéou, la police politique de Staline, et son existence bascule. Du fait de ses origines de noble et d’émigré (par l’un de ses parents), il faisait l’objet potentiel d’une suspicion naturelle. Plusieurs de ses collaborateurs sont déjà « tombés » et l’étau se resserre sans peut-être même que l’intéressé («aveuglé par sa foi communiste »)  ne s’en soit vraiment douté. Guidés par ceux qui cherchaient à le dénoncer (notamment l’un de ses subalternes qui visait très probablement son poste),  les sbires du Parti reprennent ses articles, certains de ses propos et on trouve rapidement à faire de lui un comploteur et instigateur d’idées contre-révolutionnaires au sein du service qu’il dirige. Olivier Rolin ne ménage aucune des étapes kafkaïennes qui conduisent le citoyen soviétique exemplaire à passer du côté des proscrits. Analyse des dossiers, détail des interrogatoires, suppositions rapportées de manière documentée au contexte stalinien. Terrible et absurde banalité des procès que l'on sait. Le 27 mars 1934, Vangengheim est reconnu coupable d’«espionnage» et de «sabotage économique» et condamné à 10 ans de « camp de rééducation par le travail». Transféré dans un goulag de l’archipel des Solovki, un coin reculé du nord-ouest de la Russie, à moins d’un millier de kilomètres du cercle polaire, il ne reverra plus ni Moscou, ni sa femme, ni sa fille. Il n’en sortira que 4 ans plus tard pour être sommairement exécuté avec un millier de ses codétenus au moment des purges de la Grande Terreur. Une mort qui ne sera découverte et éclaircie que 60 ans après les faits et sur laquelle Rolin revient longuement dans les derniers chapitres de son livre.

Mais c’est sans doute les pages consacrées à ses années de détention, et dans lesquelles s’inscrivent pleinement les lettres de Vangengheim, qui donnent tout son poids au Météorologue. On le suit dans l’épaisseur d’un temps qui n’en finit pus de durer, on le voit se raccrocher comme à deux pâles bouées lointaines, d’un côté à l’existence de sa femme et de sa fille, de l’autre à l’espoir jamais tout à fait éteint d’être réhabilité et libéré. Le plus singulier, pour les lecteurs que nous sommes, est l’idéal auquel continue de se tenir cet homme. A aucun moment il ne conspue le système qui le voue à sa perte. Il reste convaincu que son pays est une grande nation en marche vers un avenir radieux, une marche de laquelle il se trouve exclu par une injustice intolérable mais pour ainsi dire conjoncturelle. Il adresse de longues lettres à Staline pour réaffirmer sa foi dans le Parti et demander le réexamen de son dossier. Elles resteront bien sûr sans réponse. Plus surprenant encore, il  confectionne de petits portraits de Staline en mosaïques qu’il adresse à sa famille avec les herbiers et les dessins commentés de rennes, de renards bleus et de feuilles de saule qu’il adresse à sa fille. Bien sûr, on peut penser qu’il y a là des intentions stratégiques (on pense parfois à Ovide chantant dans ses derniers poèmes, depuis son lieu d’exil,  les louanges de l’empereur qui l’a banni de Rome). Mais on sent aussi que chez Vangengheim, le renoncement à la foi communiste constituerait le dernier des renoncements et se trouve repoussé le plus loin possible.  Il y a quelque chose d’à la fois aberrant et touchant dans cette obstination, dans cette conviction – une dimension  également anti-héroïque qui a retenu l’attention de Rolin et qui ne manque pas de retenir la nôtre. On croise dans ce livre d’autres figures, bien plus saisissantes, de rebelles, d’insoumis, comme cette femme qui avait craché au visage de ses bourreaux au moment d’être fusillée. On nous rappelle aussi avec quels mots cinglants Mandelstam avait eu le courage de brosser le portrait de Staline… Justement, nous dit Rolin. S’il est essentiel de saluer le courage de certains, il convient également de rappeler que l’innocence n’est pas un corolaire de l’héroïsme et que l’injustice stalinienne s’est repue d’insurgés flamboyants comme d’individus de bien moindre envergure. Les uns comme les autres sont des victimes et avaient le même droit de vivre la vie qu’on leur a prise.

C’est d’une certaine manière le visage d’un homme banal, bon père de famille et bon citoyen soviétique, que l’auteur a voulu méticuleusement reconstituer. Un homme qui s’est trouvé lui aussi sur le chemin de l’histoire, au mauvais endroit et au mauvais moment.

Un visage, il y a en a un derrière chaque vie volée et il convient de se souvenir que dans les basses-fosses de l’histoire,  le passé n’est pas une abstraction. Dans les dernières pages du Météorologue, Olivier Rolin évoque de manière poignante l’immense travail documentaire de Tomasz Kizny sur La Grande Terreur. Un témoignage unique sur la violence d’Etat soviétique entre 1937 et 1938 dans lequel le journaliste polonais a réintroduit et légendé des centaines de clichés de condamnés ( pris par les geôliers du NKVD)  avant leur exécution. Des visages, des noms, des dates, des métiers,  que Rolin effeuille en une longue accumulation : visages tristes, frondeurs, terrifiés, incompréhensifs, ahuris… Chacun le sien devant la violence et la mort.

C’est aussi pour l’auteur de ces pages l’occasion d’interroger son attachement et sa lointaine addiction à la Russie, pays de l’immensité et bien souvent de l’incompréhensible.

« L’espace russe c’est aussi cela en fin de compte : l’espace de ces morts innombrables »

Mais la Russie est aussi le tombeau qui, pour Olivier Rolin comme pour beaucoup d’autres, renferme également, à côté de ces « morts innombrables», le cadavre de la seule révolution qui ait sans doute jamais eu, pour un laps de temps fulgurant, une portée politique universelle. Un cadavre dont nous sommes aujourd’hui encore les tristes héritiers.





Olivier Rolin, Le Météorologue. Seuil/Paulsen. 2014

Images : (c)Tomasz Kizny



vendredi 26 décembre 2014

> Douze coups de sabre



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A l’heure où quelques-uns s’apprêtent à sabrer le champagne entre amis, rien de tel qu’une lecture qui nous mette sur la voie d’un geste sûr. Céline Minard, dont aucune oeuvre ne ressemble à la précédente,  nous revient cette fois vêtue d’un kimono irréprochable. Elle se livre à un exercice littéraire et martial d’une grande pureté formelle en confiant à sa plume aiguisée le soin d’une démonstration de kata dans les règles. « Les douze chapitres de ce livre », nous précise l’éditeur,  « respectent rigoureusement les mouvements des douze katas communs aux différentes écoles de sabre japonais ».  Cette technique d’entraînement, qui invite à affronter des adversaires imaginaires en produisant une série de mouvement codifiés, a inspiré à la romancière un livre à la fois violent, souriant et raffiné où s’affirme le pouvoir mimétique de la littérature.



 



Douze scènes de combat, donc, dont aucune n’excède trois pages. Le style précis et néanmoins aérien semble lui-même au service d’une technique maîtrisée. Les ennemis se suivent et ne se ressemblent pas. Un monstre à sang vert, un singe dévoreur d’hommes, un rustre dans une taverne, un géant redoutable descendu de son socle millénaire, un client peu courtois sur le pas d’une confiserie… Voici quelques-unes des figures que nous entrapercevrons avant qu’elles ne s’éclipsent, taillées en pièce. Des scènes de combat qui sont autant de scène de genre, réglées comme des horloges sur l’enchaînement de quelques passes qui, pour différentes qu’elles puissent paraître à un œil averti, s’inscrivent toujours dans la même suite de gestes et de motifs : il y a une rencontre, une attaque ou un affront (le kata est un art défensif), on sort le sabre, on tranche, on le replace dans son fourreau.

Chaque chapitre porte le nom de l’une des figures fondamentales du kata. Et ici, tout est furtif et fulgurant. Les adversaires ne font jamais l’objet de pesantes descriptions, ils ont la délicatesse de n’apparaître qu’au fil de l’action, par petites touches – l’imagination du lecteur devant sans doute se charger du reste. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, on ne nous livre guère d’images du terrible protecteur de la rivière « maudite et hantée » dont il est question dans le chapitre « Kesa-Giri » et qui promet tous ceux qu’il croise à une mort certaine… On le redoute et on le sait impitoyable, mais il faudra attendre que son sort soit scellé pour récupérer quelques vagues indices concernant son aspect :

« Je reculai d’un pas de garde haute en regardant les pattes des deux segments de l’animal battre frénétiquement l’air comme pour s’enfuir. Quand il eut terminé, je joignis les pieds, secouai devant moi la boue verdâtre qui lui servait de sang et rengainai. »

Face à ce sabre sûr et plus vif que l’éclair, il n’existe qu’une seule issue :  tomber.  On « tache la paille » ; on rencontre en pleine course « une lame présentée dans sa largeur » ; on accueille « vingt centimètres d’acier  par-dessous ses côtes flottantes à l’intérieur de son poumon » avant de crier « comme un chat écorché » ou, tel « le dernier combattant de l’armée du nord », on choit dans la poussière «(…) au sein du doyô parsemé de sel gris, le corps en trois morceaux (…)» Plus rarement, les jours de chance, on s’en tire avec un pied fendu, tel  Ungyo, le monstre à chignon, ou avec un chapeau écorniflé.

Dans sa froideur parfaite, la combattante observe avec méticulosité les effets variables que peut  produire la mort sur les ennemis dont elle s’empare.

« Le masque chauve se pencha sur les débris de sa lance selon l’angle d’inclinaison qui marque au théâtre la nostalgie ou l’incrédulité ».

Ou encore, lorsqu’elle vient à bout du singe sanguinaire qui avait, la veille de sa propre fin, dévasté cruellement un village entier :

« La coupe verticale trancha son crâne et son visage en deux parties égales, dédoublant le sourire d’étonnement et les deux rangées de dents découvertes par le rictus de la mort qu’il avait eu le loisir d’observer au cours de la nuit et qu’il reprenait à son tour avec l’habileté caractéristique de son espèce. »

Mais que les âmes sensibles ne se détournent pas, la poésie n’est jamais loin. Il y a des parfums de thé vert, quelques lunes magnifiques et  parfois un haïku circule entre deux branches et un crâne fendu… Comme ici, ces vers de Chiyo-ni, dont se souvient la narratrice en rengainant son sabre :

« Tout en les regardant,
je les oublie,
le feuilles du saule-pleureur »

L’auteure joue avec un plaisir non dissimulé d’une esthétique « nipponisante » qui nous renvoie à l’univers des samouraïs et des contes traditionnels japonais sur fond, parfois, de pachinko ou de transaction maffieuse.  Le tout est entrelardé de quelques illustrations de scomparo – encres, pierres peintes – et le plaisir du lecteur n’en est que mieux servi.

Céline Minard s’amuse avec un grand sérieux et beaucoup de talent. Elle prouve qu’on peut aimer librement les  choses bien faites et,  de livre en livre, elle ne se lasse ni du goût des mots  ni de leur pouvoir.



Céline Minard, Ka Ta. Editions Rivages. 2014.





 

mardi 16 décembre 2014

> Voyage en Alvinie

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Collusif est peut-être l’adjectif qui caractériserait le mieux le dernier livre d’Alessandro Mercuri. Le dossier Alvin, (modestement) sous-titré enquête, archives, photographies, nous convie à une plongée, pardonnez-moi le glissement, dans l’histoire d’un submersible. Le sous-marin américain Alvin, connu notamment du grand public pour la première mission d’exploration de l’épave du Titanic, qu’il conduisit en 1986, a effectué près de 5000 missions (toutes recensées en fin d’ouvrage) de 1964 à ce jour. Pour autant, que le lecteur peu porté sur les arcanes du secret-défense ou les subtilités techniques du déplacement par grands fonds se rassure : Alessandro Mercuri fait avant tout de son objet supposé d’étude une invitation à la rêverie et à la digression intelligente. Un livre collusif, disions-nous, car s’y caressent, s’y croisent et s’y entrechoquent des informations historiques, des fantasmes atomiques, des phobies ancestrales, des mythes, des digressions littéraires, des résonances cinématographiques et bien d’autres poissons encore. On retrouve ici le goût sûr de l’auteur de PeepingTom pour une littérature hybride où la pop culture côtoie la philosophie, sans que ni l’une ni l’autre ne s’en trouve pour autant dévaluée.





Sur les 5000 missions effectuées par le sous-marin Alvin, Alessandro Mercuri en a sélectionné une vingtaine. Ces missions servent de point de départ ou de point d’arrivée à un exercice paralittéraire visant à réinscrire les bordées du submersible dans son contexte historique élargi — ou dans les plus vastes sphères de l’imaginaire collectif avec lesquelles ses missions ont pu (ou auraient pu) entrer en résonance. On remonte des fils à petit pas, on s’égare dans des cercles concentriques. On navigue entre Rita Hayworth, Don Quichotte, les sirènes, les hippocampes. On croise encore des organismes extrêmophiles, des crustacés exosquelettes et il est parfois question de pygmalionisme et d’agalmato-scatophobie… Mais nous ne priverons pas le lecteur curieux du plaisir d’aller par lui-même découvrir quelles réalités insondables recouvrent certains de ces termes…

Si le sous-marin n’entre en scène qu’à la quarantième page du livre, c’est qu’il faudra d’abord se rappeler que la première projection test du prophétique Dr Strangelove de Stanley Kubrick fut annulée un certain 22 novembre 1963, en raison de l’assassinat de John F. Kennedy ; on devra se souvenir encore que le bikini fut ainsi baptisé par son créateur, en référence à la déflagration infligée à l’île du même nom ou que le décorateur en dur du Dr No et du Dr Strangelove, était un ancien constructeur d’abris antiatomiques et le seul allemand qui ait jamais servi dans la Royal Air Force… L’une des premières missions du sous-marin Alvin a consisté à récupérer par 900 mètres de fond dans une zone inexplorée de la Méditerranée, la quatrième ogive nucléaire de l’opération Chrome Dome, une «mission d’alerte aéroportée» dans laquelle Mercuri voit volontiers un remake parfait du film de Kubrick. Parfois, l’histoire bégaie la fiction…

A l’ère de la Guerre froide on voit Alvin se dissiper dans les zones sensibles du triangle des Bermudes pour quelques activités océanographico-politiques. Occasion de découvrir les dessous d’une île qui n’existe pas, Argus Island, dont on apprendra bientôt qu’elle fut inventée de toutes pièces pour servir de base arrière à quelques missions secrètes… Différentes expériences y furent conduites, notamment pour tester «la résistance psychologique et physiologique d’hommes-grenouilles à la vie en profondeur». Il n’en fallait pas plus à Alessandro Mercuri pour nous relater, à partir de documents déclassifiés, quelques-unes des étranges métamorphoses auxquelles auraient été sujets ces hommes dont l’armée américaine éprouva le potentiel «devenir-poisson». Nous voici alors «au creux du Sealab», embarqués du côté des sirènes et de leurs voix dangereusement enchanteresses.

Le voyage ne s’arrête pas là, on s’en doute. Car l’auteur de ce livre élégant et protéiforme suit encore le submersible dans plusieurs autres escapades vers des zones surprenantes et inexplorées, nous démontrant une fois de plus, si nous en doutions encore, que la science, l’inconscient collectif et les substrats grouillant de la culture (lettrée comme populaire) sont sujets à de biens joyeux télescopages. De Village People à Ovide, d’Alice au Royaume des abysses, il existe parfois des ponts sous-marins, des frontières poreuses, que l'auteur franchit avec l'allégresse d’un poisson-pilote.

Il faudrait dire un mot également des nombreuses illustrations qui contribuent à faire de cet ouvrage un très beau livre : photographies d’archives, fac-similé de documents divers, icônes, montages, extraits de presse, reproductions de gravures composent avec le texte d’Alessandro Mercuri, une sorte d’étrange symphonie où le « support d’information » joue à cache-cache avec l’image d’invention.

Le dossier Alvin est un livre qu’il faut se dépêcher de découvrir. L’ivresse des grands fonds tient parfois sur une table de chevet.











Alessandro Mercuri, Le Dossier Alvin - Enquête, archives, photographies. Editions Art&fiction. 2014