lundi 26 juillet 2010

> Aimer Walser







Qu’est-ce qui entre en résonance, me retient, me touche quand je lis ce texte plutôt qu’un autre ? Qu’est-ce qui vient m’habiter ou qu’est-ce qui fait que j’habite ce texte en tant que lecteur ? Qu’est-ce qui fait que je peux le relire sans épuiser ce qui s’est joué lors d'une première lecture ? Barthes demanderait encore : qu’est-ce qui, dans le texte que je lis, "me" désire ?

La question peut sans doute se poser pour la plupart des textes qui nous apportent un plaisir littéraire. Pour certains, voire beaucoup d’entre eux, des clés se présentent à nous. On peut arriver à identifier, même en lecteur éclectique, une partie des éléments qui contribuent à cette rencontre réussie avec le texte. On croisera sûrement différents paramètres : ce que l’on attend de la littérature, voire ce que l’on exige d’un texte pour lui reconnaître ce statut à la fois emblématique et énigmatique de "texte littéraire", des points d’intersection avec notre histoire de lecteur ou notre histoire tout court, une certaine forme d’écriture, un certain rapport au monde, etc. Mais des éléments de réponse existent. Et puis il arrive que d’autres textes nous laissent plus démunis. Le plaisir est là, il est réel, incontournable, mais ce qui contribue à le produire nous échappe, se tient dans une zone d’ombre autour de laquelle on tourne sans jamais entrer, ou alors à pas de loups. Dès que l’on prend du recul avec la page ou le livre qui nous est pourtant, dans le bon sens du terme, tombé des mains, on a du mal à saisir précisément ce qui s’est produit, à reconstruire autour de cet événement un discours qui rende à la fois compte du texte et de « mon » plaisir du texte… Quelque chose nous échappe. C’est à peu près ce qui se produit toutes les fois que je lis ou relis Robert Walser.

J'ai entre les mains Sur la terrasse, un texte en prose de Walser que l’on trouve dans le recueil Retour dans la neige. S’il fallait le ramener à un propos, à une note, on dirait que s'y trouve présenté le souvenir d’un promeneur observant depuis un escarpement rocheux un début d’orage sur un lac. Le cadre est romantique mais le texte en tant que tel ne l’est pas. A l’inverse, il ne relève pas non plus d’une description purement externe qui jouerait sur une force contenue, une émotion non exprimée. On y trouve des termes appréciatifs («Une pluie tendre et caressante», «cette chère et si agréable rumeur d’orage »), des émotions, relativement stéréotypées, y sont exprimées ( «J’aurais pu rester là des heures et me délecter de la vision du monde»). Le style est simple mais n’engage rien de définitif dans ce sens, ne joue pas sur un dénuement exemplaire. Par ailleurs, ni le lieu réel (cette région de Suisse), ni le topos littéraire (la scène d’orage sur un lac) ne touchent en moi, lecteur singulier, des cordes particulièrement sensibles (souvenir de lectures, de voyage)… J’éprouve, pourrait-on dire, une difficulté à qualifier ce texte par rapport au plaisir qu’il me procure. De nombreux autres textes de Walser me renvoient toujours à cette même interrogation… Dans Au bord du lac, une autre prose du même recueil, lorsque la nuit tombe sur le paysage, alors que cette disparition pourrait évoquer plus qu’elle-même, constituer un moment du récit où appuyer un trait de mélancolie, signaler une perte, le narrateur s’en remet à l’ordre établi du quotidien, à la banalité d’un retour à la maison :

« la nuit tomba peu après, et avec elle l’aimable invitation à se lever du banc sous les arbres, à s’éloigner de la rive et à prendre le chemin du retour ».

On ne sait trop dire où, dans cette demi-mesure, se joue ce qui fait vibrer le texte et pourtant à peine l’ai-je fini qu’il me faut le relire.

Quoique considéré en son temps par Stefan Zweig, qui l'admirait, comme un écrivain inclassable, Walser entrerait aujourd’hui dans le champ d’un certaine forme de minimalisme littéraire. Les objets, les domaines, les attentions que l’écriture investit relèvent du réel proche et souvent resté inaperçu, de l’accessible oublié, du quotidien : un quartier, une humble maison, un train, un tramway… Et lorsque l’écrivain se tourne vers la nature (qui occupe une place centrale dans son œuvre), celle-ci n’est jamais appréhendée de manière panoramique et encore moins transcendée ou sublimée. L’écriture s’attache à une manifestation particulière, un détail, un moment. Mais cette posture n’abolit pas la singularité de la prose walsérienne et le prétendu minimalisme n’est pas plus garant du plaisir du lecteur que du fonctionnement repérable et prévisible des textes. D’une part certaines proses de facture minimaliste peuvent être tout à fait insipides (nous ne citerons personne) et d’autre part, on pourrait aisément ranger sous cette étiquette des écrivains (parmi ceux que l’on estime) fort différents. On trouvera par exemple assez peu de points communs entre le minimalisme de certains textes d’un écrivain comme Pierre Michon (Vies minuscules, par exemple) et celui de Gilles Ortlieb.



Peut-être faut-il alors revenir vers l’histoire, le parcours singulier de Robert Walser, dont il est parfois difficile de faire abstraction lorsqu’on le lit.

Né à Bienne en 1878, il commence à écrire poèmes et textes en prose à l’âge de 19 ans. Voguant entre différents points d’attache et différents petits boulots en Suisse et en Allemagne, il s’installe à Berlin en 1905 où il résidera jusqu’à la veille de la Première Guerre Mondiale. Durant cette période il publie trois romans qui lui vaudront d’être rapidement remarqué par Kafka, Musil, Benjamin. Il se détourne pourtant assez rapidement de ce genre pour revenir à l’écriture de poèmes et surtout de textes en prose, sa forme d’expression privilégiée. De retour dans son canton natal en 1913, il ne quittera plus guère la Suisse, résidant à Bienne jusqu’en 19121, puis à Berne. Il continue à écrire. Ses publications connaissent un bonheur inégal selon les périodes, la plupart de ses proses paraissant avant tout dans des journaux suisses et allemands. Sujet à de graves crises psychiques il effectue un premier séjour à l’hôpital psychiatrique de Waldau à partir de 1929. Dès 1933, il choisit de demeurer définitivement en hôpital psychiatrique. Son internement ne prendra fin qu’à sa mort en décembre 1956 (pour une biographie plus détaillée voir ici).

On a assez répété que la biographie n’était sans doute pas la meilleure des voies pour faire parler la saveur ou l’amertume d’un texte. Mais il est pourtant évident que ce que l’on sait de l’existence d’un écrivain, ou à tout le moins de son cheminement dans l’écriture laisse parfois des traces dans notre rapport au texte. On lirait sans doute autrement les premières proses de Walser s’il était devenu un guide de haute montagne pétulant et épanoui au lieu de passer les vingt-sept dernières années de sa vie en hôpital psychiatrique. L’appréhension de son œuvre ne serait sans doute pas la même s’il n’avait pas arrêté d’écrire au milieu des années vingt, plus de trente ans avant sa mort. Le destin de Walser a suscité de nombreuses interrogations et ont invité à relire son œuvre à l’aune de cette double perspective : la réclusion et le silence, en d’autres termes, la disparition. La figure tutélaire de Robert Walser est au centre de Docteur Pasavento, le roman d’Enrique Vila-Matas, autre grand admirateur de l’écrivain biennois. Ce roman met en scène la dérive d’un écrivain barcelonais qui, publié et reconnu, se soustrait au monde et entame une dérive en forme de quête qui le conduira entre autres lieux et non-lieux vers l’asile où Walser a fini ses jours (voir ici un article de François Monti sur ce roman).

La découverte des fameux Microgrammes, ces textes tardifs écrits au crayon en caractères micrographiques sur des feuillets de fortune a également marqué notre perception du cheminement de l’œuvre de Walser. Les Microgrammes semblent entériner une évolution vers le plus ténu, le plus fragile, le plus invisible, un repli de l’écriture vers sa forme la plus périssable, la plus insoupçonnable, un amuïssement progressif qui ne pouvait conduire qu’au silence.

Lire Walser c’est aussi le lire à travers ce savoir-là. Ceci n’enlève rien à la grandeur de son œuvre mais explique aussi que nous puissions parfois entrevoir par ce biais les tensions internes, l’amertume secrète distillée dans certaines proses qui mettent pourtant en avant une apparente osmose avec la nature, le monde, les autres. Dans un entretien de janvier 2006 accordé à la revue culturelle espagnole Lateral, Vila-Matas, revenant brièvement sur Walser, souligne l'une des contraditcions fortes de l'écrivain. Il explique qu’il a toujours admiré chez lui sa volonté de vouloir être comme tout le monde alors qu’en réalité il ne pouvait ressembler à personne (1).

Les proses de Walser se déploient toutefois sur une gamme assez large. Certaines sont plus directement marquées par une forme de célébration du réel, de la nature, de l’être-au-monde. D’autres, plus tardives, reflètent une solitude plus pesante que revendiquée et une certaine forme de retrécissement du champ de vision dans l'appréhension du monde. Deux rééditions récentes nous permettent de prendre la mesure de la variété de ces textes, de leurs points communs, de certaines obsessions récurrentes et contradictions internes.

Une vie de poète (paru aux éditions Zoé en 2006) a été réédité au Seuil en janvier 2010 agrémenté d’une préface quelque peu controversée de Philippe Delerm… (voir ici une décapitation dans les règles par Didier Jacob). Petite prose est paru aux Editions Zoé, début 2010. Les deux textes ont été traduits par Marion Graf.




Vie de poète, recueil de proses publié en 1917 alors que Walser avait définitivement renoncé à la forme romanesque, se présente, à bien des égards comme une forme d’autoportrait en mosaïque.

On y retrouve d’abord sa passion vitale, presque obsessionnelle, pour la marche, à laquelle il ne renoncera jamais, même lorsqu’il aura cessé d’écrire. Jean-Louis Hue dans son dernier essai, l’Apprentissage de la marche, consacre un chapitre à Walser, à ses pérégrinations dans le Seeland et à ses dernières promenades avec Carl Seelig l’ami, le tuteur tardif et l’ultime compagnon de marche d’un Walser qui n’était plus écrivain depuis longtemps. Déambulation solitaire dans les vallées sauvages de son pays, flânerie dans les campagnes, trajet à pied de Münich à Wurzbourg… La marche, la déambulation, entretient chez Walser un rapport étroit à l’écriture et lui tient souvent lieu de fil rouge. C'est souvent à travers elle que l’écrivain, dans ses proses, accueille ce qui se présente à lui, cherche à se couler dans une sorte d’immanence des lieux et des êtres.

S’y exprime aussi cette tension que l’on retrouve souvent chez Walser entre une aspiration à un mode de vie productif, éloigné de toute oisiveté et un attachement profond à la libre flânerie. Ces proses sont parsemées de soudains sursauts qui le poussent à trouver un équilibre dans le travail, à rechercher, comme le dit Jean-Louis Hue « une enseigne, une raison sociale pour être estimé ».

« A force de bayer aux corneilles j’éprouvai le besoin indicible d’une détermination logique, humaine, aussi rude qu’elle puisse s’avérer j’étais attiré à un degré extraordinaire par l’ordre et le travail quotidien, et il n’y avait rien à quoi j’aspirais autant qu’à trouver et à accomplir une tâche quelconque. » (Wurzbourg)

L’oisiveté lui fait peur. Dans Les artistes, Walser met en scène une troupe d’artistes recueillis par un duc. Il leur demande de devenir des "artistes de cour", leur offre sa protection et tout ce qu’ils peuvent souhaiter, reconnaissance, confort, biens matériels. Les musiciens, peintres et poètes prennent trop vite goût à cette nouvelle existence et finissent par délaisser leur travail créatif pour mener une vie de cocagne. Ils décident alors de reprendre la route pour se frotter à nouveau à «la nature puissante», aux «gens frustres et non policés» et retrouver leurs forces dans la rudesse du monde. C’est aussi le sens de la nouvelle «Un compagnon» dans laquelle un jeune pèlerin pose un jour ses valises chez une femme douce et aimante qui lui prodigue une tendresse sans borne, mi-amoureuse, mi-maternelle. Il élit domicile chez cette protectrice qui le couve à l’excès mais finit par décider de la quitter pour reprendre la route :

« Quel traître je serais, si j’interrompais le voyage commencé et l’abandonnais pour toujours, si j’acceptais de me laisser dorloter et gâter, oubliant tout ce que je dois au sentiment que j’ai de ma propre valeur. »

A travers ces quelques exemples, on s’aperçoit aussi que chez Walser, le "vagabondage" est investi d’une double valeur contradictoire. Il peut être synonyme d’oisiveté, d’improductivité et il faut alors s’en détourner pour entrer dans le rang, se soumettre à cet idéal d’ «ordre et de travail quotidien » que dans Wurzbourg  le poète appelle de ses vœux. Mais à l’inverse il apparaît ailleurs comme ce qui peut seul sauver l’individu de l’endormissement et de l’inertie. La vie d’errance redevient alors porteuse de valeurs positives, elle seule permet de s’accomplir en se frottant à la rudesse du monde, de se découvrir soi-même en découvrant le monde. Encore faudrait-il pour cela que le voyage soit l’occasion d’une intervention sur le monde, l’expression de cette négativité hégélienne par laquelle s’opère une transformation à double sens qui devient garante d’une construction du sens. Mais le vagabond walsérien ne se frotte pas à la rudesse du monde, il accueille la réalité extérieure avec humilité, jusqu’à se diluer en elle ; il est, pourrait-on dire, voyagé par le monde. Il y consent avec un émerveillement où se profile la menace de sa propre perte.

Vie de poète, dans l’agencement même des textes, trace un chemin qui n’est pas sans lien avec le propre parcours de Walser. Comme le soulignait Laurent Margantin dans un très bel article de la Revue des Ressources, ce recueil nous mène « de la verdure de l’été à la grisaille de l’hiver », «du monde extérieur» à « des chambres de moins en moins lumineuses où le narrateur fait l’épreuve de l’isolement et de l’enfermement ». Du plus vaste pourrait-on dire, au plus ténu. Et si les premières proses du recueil semblent souvent célébrer la beauté de ce qui est donné, la présence charnelle au monde alors que les dernières son teintées d’une sombre ironie, paradoxalement, ce passage se fait sans rupture, presque naturellement. Car c’est avec la même attention portée aux détails de son environnement que Walser contemple, au début du recueil, « une petite ville sertie dans les bois et les montagnes » qu’un vieux clou, un poêle ou un bouton dans les dernières proses. Mais ce qui pouvait encore porter la promesse d’une harmonie, d’une communion au début du recueil se resserre peu à peu sur la contemplation désoeuvrée d'une infime contingence où planent la menace d'une perte de sens.




Petite prose rassemble vingt-et-un textes qui parurent également en 1917. Walser y déploie encore quelques autres facettes de son talent. Chacun de ces textes est centré sur une figure particulière (un personnage de fiction, un écrivain, le narrateur lui-même) et prend tantôt la forme d’une histoire, d’un souvenir ou d’une chronique. Peut-être plus encore ici qu’ailleurs Walser joue sur un humour décalé, une ironie toujours tempérée. Mais ces portraits miniatures sont souvent l’occasion, par d’autres voies, de conjurer ses démons et de revenir sur ses thèmes de prédilection. On retrouve, dans le premier texte Vie d’un poète (à ne pas confondre avec le titre du recueil Vie de poète), ce parcours qui va de l’exaltation et de la communion avec les forces de la nature à une solitude mansardée, mais cette fois-ci dépeinte avec une légèreté souvent empreinte d’autodérision. Ainsi, lors des premiers vagabondages du jeune poète, « la lune devient son amie et les étoiles ses camarades ». Mais son existence s’achèvera, comme il se doit, dans une chambre misérable entre un lit étroit et une cuvette. Par chance, l’immortalité n’est pas loin :

« Par des sentiers fort tortueux, inextricables, le poète accède au lieu très haut, bercé des zéphyrs divins, décoré comme un temple, rayonnant de joie et de gloire, le lieu de l’immortalité ».

On trouve également quelques personnages singuliers qui incarnent tous à leur façon une certaine forme d’inadaptation au monde et à la société. Un homme «qui ne remarquait rien» et finit par perdre sa tête ;  un misanthrope "qui ne veut entendre parler de rien" (Kienast) ; une femme qui méditant trop longtemps sur le repas qu’elle compte préparer à son mari et la manière de s’y prendre est prise de court par le temps et lui sert «rien du tout» pour le dîner… Personnages décalés, absurdes, qui sont autant d’avatars du poète et expriment en demi-teinte la fragilité de notre rapport au monde.

La plus longue de ces proses, Tobold (dont on trouve une version abrégée dans Vie de Poète) est un récit qui fut inspiré à Walser par son séjour en tant que laquais dans un château de Silésie en 1905. Ce texte avait vocation à devenir un roman, qui fut perdu par la suite. Il met en scène un personnage (Peter) qui, brisé de ne pas pouvoir atteindre les sphères infinies de la création poétique, s’isole dans une forêt et renaît à lui-même sous l’identité de Tobold, un être nouveau débarrassé de tout intérêt pour ce qui est grand et qui ne conçoit plus d’amour que pour «le très petit et l’infime». Il entre donc humblement comme domestique au service d’un comte. Cette amorce aux allures de conte permet à Walser de nous faire pénétrer dans le monde suranné et autarcique de l’aristocratie. Tobold s’acquitte des tâches qui lui sont confiées avec beaucoup de conscience et d’application et quittera le château quelques temps plus tard, muni de lettres de recommandations. Fort de cette expérience, il se sent prêt à aller de l’avant et à affronter le monde. On retrouve ici, derrière le voile d'un début de roman d'apprentissage, des interrogations chères à Walser : la peur de l’oisiveté, la tentation du renoncement poétique pour réintégrer une existence ordonnée par le travail quotidien, la volonté de croire en une force positive qui peut permettre de se mesurer au monde… Mais ce texte illustre aussi parfaitement cette étonnante capacité de Walser à jouer à la fois sur l’ironie et sur l’empathie. L’univers du château, ses parquets craquants, ses chambres immenses, ses services cérémonieux aux règles complexes et intransgressibles appartiennent à un autre monde qui porte à sourire. Pourtant on en retient aussi une certaine beauté, une forme de délicatesse. Il en va de même pour les maîtres du château (le comte, les belles princesses aux yeux pâles, …) qui sont dépeints dans une sorte d’étrangeté distante et un peu amusée mais conservent pourtant une forme de dignité qui force le respect.

La prose de Walser, si singulière, semble trouver un équilibre fragile à travers toute une série d’hésitations. Hésitation entre une adhésion totale au monde et une sombre mélancolie, entre ironie et empathie, entre une vision structurante de la réalité extérieure et la tentation inverse de s’y perdre et de s’y dissoudre.

La neige, si chère à Walser et figure centrale de plusieurs de ses proses, concentre sans doute toutes ses ambivalences : elle est à la fois source d’éclat, de beauté et de paix, mais elle est apporte aussi le silence, l’extinction et la mort. Il faut relire «Neiger», dans Petite Prose pour ressentir cette beauté étrange et lancinante de la neige chez Walser. Une neige "chaude," "douce", "meuble", "agréable" mais dont l’omniprésence devient presque inquiétante - «tout est voilé, nivelé, atténué ; là où régnait le multiple et le divers, il n’y a plus qu’une seule chose : la neige», et qui finit par se transformer en lieu de sépulture réconciliant le repos et la mort.

Mais le lecteur singulier tourne encore autour d’une zone d’ombre. Je cherche à saisir l’émotion que me procure la lecture de cette prose, mais je cherche derrière les mots, entre les mots. Quand je reprends le texte, l’alibi et les preuves ont disparu. Il ne me reste plus finalement que l'essentiel : ce plaisir, un peu mystérieux, de lire et relire Walser.

(1) La citation complète en espagnol : "Siempre admiré su extraña decisión de querer ser como todo el mundo cuando en realidad no podía ser igual a nadie, porque no deseaba ser nadie, y eso era algo que, sin duda, todavía le dificultaba más llegar a ser como todo el mundo".
















Robert Walser :
Retour dans la neige, Editions Zoe, 1999, Traduit de l'allemand par Golnaz Houchidar
Vie de poète, Seuil, 2010, Traduit de l'allemand par Marion Graf
Petite prose, Editions Zoe, 2010, Traduit de l'allemand par Marion Graf


Images : 2) Robert Walser / 5) Photo homme dans la neige (Castellopes via Assouline)

dimanche 18 juillet 2010

> Michelle Grangaud : le millésime des mots




A la fameuse question : « Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? », plus d’un bibliovaure avisé répondrait sans doute un dictionnaire. Choix borgésien, à la fois judicieux et désespéré, qui consisterait à renoncer à toute la littérature pour s’en tenir au seul livre qui tendanciellement la contiendrait toute. Mais en attendant que sonne l’heure de l’exil, les migrations estivales fournissent des occasions plus prosaïques de se poser des questions de cette nature. Si vous considérez, à juste titre, que les trois volumes du très beau dictionnaire historique de la langue française d’ Alain Rey ne feraient toutefois pas des objets aisément manipulables entre la crème solaire et les pâtés de sable, reste toujours la possibilité d’emporter le dernier recueil de poèmes de Michelle Grangaud, Les Temps traversés, qui n'est pas sans lien avec ce dernier...

Adoubée par l’Oulipo en 1995, Michelle Grangaud poursuit un travail poétique tenace et raffiné qui l’a déjà amenée à explorer différentes formes de contraintes et de textes. Réputée par ses pairs pour être à l’anagramme ce qu’ Alain Ducasse est à la blanquette de turbotin (voir son ouvrage Stations), Michelle Grangaud s’est frottée avec un égal bonheur au calendrier des fêtes nationales, aux registres de l’Etat Civil ou aux sonnets de Nerval, Du Bellay, Baudelaire et Heredia pour composer des poèmes au carrefour de contraintes multiples. Elle s’empare le plus souvent d’un matériau textuel préexistant sur lequel (et sur lequel seul, c’est la première règle) elle opère une série de traitements, variables d’un ouvrage à l’autre. Elle sélectionne, réduit, reconfigure, met en forme en s’imposant généralement d’autres règles qui contraignent cette fois la production finale.

Ainsi dans Poèmes fondus (P.O.L., 1997), elle composait des haïkus (contrainte syllabique 5+7+5) à partir de sonnets empruntés aux poètes cités plus haut. Le poème voyage là d’une forme fixe à une autre forme fixe par le biais de ce que Michelle Grangaud définit comme « une entreprise de traduction d’un poème dans sa propre langue ». Elle composait ainsi une série d’anagrammes dont l’unité de base n’était plus la lettre mais le mot. Si le sens du poème premier peut être tout à fait détourné dans le poème second, Michèle Grangaud choisissait le plus souvent des combinaisons qui apparentaient plutôt le texte final à un écho, une émanation, un hommage délicat du poème premier…

Voici deux exemples de réalisations, à partir de sonnets de Baudelaire

Poème fondu de "Correspondances" (texte original ici)

« Comme comme comme
   Le sens est comme comme un
   Et d’autres répondent »

Poème fondu du "Chat" (texte ici)

« Mêlés, ton corps brun
   Et mes doigts qui le caressent
   Nagent amoureux. »

***



Dans les Temps traversés, Michelle Grangaud revient d’abord à une émotion fondamentale : son amour des mots. Elle ne s’intéresse pourtant pas à eux en tant que formes pures ou mais les considère dans leur épaisseur historique. Elle les choisit, au gré du dictionnaire d’ Alain Rey, en suivant scrupuleusement leur date d’apparition dans la langue française pour les mettre en poème. Les Temps traversés est le résultat d’une triple contrainte :

1) Le réservoir où elle puise ses mots est le Dictionnaire historique de la langue française d’ Alain Rey (Dictionnaires Le Robert, 1998)

2) Elle sélectionne des mots qui ont la même datation (le plus souvent à l’année près, parfois sur cinq ou dix ans)

3) Elle compose avec chaque série de mots sélectionnés sur une même date d’apparition une Morale élémentaire, poème à forme fixe inventé par Queneau en 1975.

On obtient ainsi une série de planches chronologiques où sont épinglés - et pourtant papillonnent, des ensembles de mots apparus en français au même moment, entre 1501 et le début des années soixante.

Le résultat n’est pourtant pas un simple présentoir érudit et figé. Il fait sens. Ce travail a en effet plusieurs intérêts. Cet assemblage artificiel permet de mettre en regard, de faire entrer en résonance, des mots qui ne sont habituellement jamais rassemblés (sauf à supposer un hasard inouï) selon ce critère. Dans un dictionnaire, l’entrée est alphabétique et dans un texte, littéraire ou non, et à quelque époque que ce soit, on convoque toujours les mots selon une logique synchronique. On se sert dans le mille-feuille de la langue, parfois un peu plus haut, parfois un peu plus bas, mais sans jamais en isoler une seule strate. En décollant ainsi des couches de temps très délimitées, Michelle Grangaud fait tinter l’histoire dans la langue d’une manière particulièrement aiguë. Aucune de ces « photographies » ne nous dévoile à proprement parler un discours sur la langue ou un discours sur l’histoire mais pourtant chacune d’entre elles nous en fait ressentir quelque chose. On découvre ainsi qu’un certain nombre de bimots (substantif+adjectif) sont de la même couvée. Cette promiscuité soudain révélée ou rappelée à notre bon souvenir peut parfois laisser songeur. On ne résiste pas au plaisir d’extraire des poèmes de Michelle Grangaud quelques-uns de ces couples réunis par les lois du hasard et les forces de l’histoire :

«Verge virile» et «Souverain pontife» (1509),

« Esprit fertile » et « Maladie secrète » (1558-1559),

« Galimatias » et « Homme de lettres » (1580),

« Histoire critique » et « Idée fugitive » (1677-1678)

« Sciences occultes » et « Mine patibulaire » (1690),

« Glandes salivaires » et « Filet mignon » (1718),

« Allitération » et « Sel sédatif » (1751),

« Roman historique » et « Tohu-bohu » (1763-1764),

« Instruction publique » et « Phallus impudique » (1791),

« Connaissances chimiques » et « Aliénation mentale » (1801),

« Tapage nocturne » et « Effluve magnétique » (1834),

« Scrutin proportionnel » et « Symphonie funèbre » (1839-1840),

« Père Noël » et « Exposition universelle » (1855),

« Langage artificiel » et « Herbe folle » (1890),

« Gaz asphyxiants » et « Complexe oedipien » (1916-1917),

« Narcoleptique » et « Europe galante » (1925-1927),

« Maison close » et « Ouvrier spécialisé » (1931),

« Camp nudiste » et « Génitif objectif » (1933)


On se souviendra également qu’il n’y avait pas de « monde primitif » avant 1771, pas d’« hémisphères cérébraux » avant 1775, que les dérélictions du cœur devaient se passer de « dépit amoureux » avant 1655, que la « cause commune » n’a fait son apparition que deux ans avant la Révolution française, que l’ «immunité parlementaire » a vu le jour en 1850 et que les « night-clubs » et les « racketteurs » datent de 1929…

Cette mise en scène historique de la langue nous rappelle également que ce qui nous semble le plus naturellement accessible, ce dont nous disposons comme d’un bien commun jamais remis en question, les mots de notre langue, a une historicité propre. Chaque terme, quelle que soit la réalité qu’il recouvre, n’a pu émerger que d'un flux de hasards et de choix inscrits dans le temps, sous l’impulsion d’intentions (conscientes ou inconscientes) collectives… S’il nous a fallu plusieurs siècles pour apprendre à nous servir d’une fourchette, il nous en a fallu tout autant pour utiliser tel ou tel mot. La beauté de la langue –qui est « un cru délicieux » nous dit Michelle Grangaud - tient aussi à cette épaisseur historique qui rappelle la force des mots ( force par laquelle une réalité sociale, un usage informel, une intention ont trouvé à se cristalliser) tout autant que leur contingence (ils apparaissent dans le temps mais cela aurait pu ne pas se produire et ils peuvent à nouveau s'y enliser).

Cette mise en relief passe donc par une mise en poésie. Le choix de la Morale élémentaire n’est pas neutre. Cette forme poétique, legs tardif de Raymond Queneau, a connu une postérité féconde chez les écrivains membres de l’Oulipo. La revue La Licorne lui avait même consacré un numéro complet en Mai 2008. Partiellement inspiré des hexagrammes du Yi-King, la Morale élémentaire est un poème à forme fixe (définition et exemples ici) qui fait alterner des séquences substantif + adjectif avec un « interlude » appelé aussi « ritournelle » où entrent en scène des groupes verbaux. Cette structuration invite justement à recourir de manière privilégiée aux fameux bimots oulipiens, substantif+adjectif (utilisés de manière exclusive sauf dans la phase de l’interlude), ce qui facilite ainsi le travail d’exposition auquel s’attelle ici Michelle Grangaud.

La forte dimension visuelle de la Morale élémentaire  joue également dans ce sens. Les mots sont avant tout donnés à voir (plus qu'à entendre) et leur « isolement » historique n’en est que mieux souligné.




La ritournelle, placée au cœur du poème, invite toutefois à un exercice plus dynamique auquel Michelle Grangaud s’adonne avec un plaisir non dissimulé. Sans déroger à son principe (toujours des mots de la même année, exception faite des connecteurs et des mots grmmaticaux), elle reprend certains termes de la première phase du poème et en adjoint d’autres pour produire une petite séquence verbale qui va faire sens de manière plus directe. Ces séquences, selon les combinaisons utilisées, peuvent évoquer une morale décalée, une scène réaliste ou fantaisiste, une bribe de récit. En voici un échantillon :


(Fin XVIIe siècle)

« Dans le demi-sommeil
   le bombardement
   apparaît comme
   un plagiat du spinozisme
   dans un club
   de matérialistes »

(1793)

« Le nivellement
  des fortunes
  c’est le mot
  d’ordre pour
  apprécier
  le drame
  de la vie »


(1803)

« Le secrétaire
de mairie va son
petit bonhomme
de chemin
comme la péniche
avec son hélice
à vapeur »


(1812)

« L’abbesse mène une
guérilla contre
la primipare
qui travaille comme
un nègre pendant
que l’abbesse dort
du sommeil du juste »

Quelques titres d’œuvres littéraires font parfois leur apparition pour s’intégrer au tissu de mots d’une année… La Place Royale, La Légende des Siècles. Quelques dates de naissances sont également mentionnées (Corneille, Chénier). Mais l’essentiel reste ce plaisir des mots cueillis à la surface du temps, contemplés et mis en musique.

A la fin de la note liminaire aux Poèmes fondus, Michelle Grangaud lançait un clin d’œil gastronomique au lecteur :

« Finalement, il ne reste plus qu’à fondre aussi les poèmes fondus, en s’appliquant pour les faire bien revenir».

Dans Les Temps traversés, on passe cette fois aux vins ; on est prévenu dès la première ligne :

« les mots, comme les grands crus, [...]sont millésimés »….

On le croit volontiers et sur ce chapitre, il est clair que Michelle Grangaud fait une belle sommelière…











Michelle Grangaud, Les Temps traversés. P.O.L., 2010.

Images : 1) Musée des écritures du Monde de Figeac / 4) Cave de Bourgogne

samedi 10 juillet 2010

> Sony Labou Tansi. Retour vers un soleil gris.




Un article du Matricule des Anges de février 2008 nous rappelait qu’il était d’usage de désigner par le terme de "Soleils noirs de la littérature" l’ensemble des ces écrivains relégués dans les oubliettes de l’histoire après avoir connu quelques heures de gloire… l’Anthologie de la littérature oubliée, publiée alors par le collectif Toussaint Louverture et dont nous avons déjà parlé ici visait justement à arracher à l’amnésie collective quelques pans de ces talents éclipsés… Effort encore poursuivi par quelques-uns, tel l’infatigable Eric Dussert, dans ses chroniques ou dans son blog.

Mais à côté de ces « soleils noirs », il existe aussi des « soleils gris ». Je veux parler de ces écrivains qui sans avoir été totalement éclipsés, sont passés en "mode veille". Ils sont encore lus mais peu lus. Leur œuvre ne résonne guère que dans quelques milieux restreints, végète dans les librairies ou figurent au programme de quelques cursus universitaires. Pourtant, certains d'entre eux ont encore de quoi briller de mille feux.

L’auteur congolais Sony Labou Tansi est à mon sens l’une des illustrations les plus exemplaires de ce phénomène.

Romancier, dramaturge, poète mais aussi comédien et metteur en scène (il fonda sa propre compagnie en 1979, le Rocado Zulu Théâtre), Sony Labou Tansi est né d’un père zaïrois (RDC) et d’une mère congolaise. Son destin est rivé à ces deux pays, marqués tout autant par la guerre et l’infamie politique que par le nombre impressionnant d’artistes et de créateurs qui y ont vu le jour. (Dans le champ de la littérature, on retiendra notamment, pour le Congo/Brazzaville, les noms d’écrivains tels que Tchicaya U’Tamsi, Henri Lopes, Emmanuel Dongala, Sylvain Bemba, …). SLT meurt des suites du sida en juin 1995, il a 47 ans et laisse derrière lui sept romans, une quinzaine de pièces, un recueil de poèmes et plusieurs textes  qui seront publiés par à-coups dans les années suivant sa mort.

Dès la fin des années soixante-dix, SLT apporte un souffle radicalement nouveau à la littérature francophone d’Afrique noire. Il est l’un des premiers, avec Ahmadou Kourouma, à faire éclater le cadre de référence réaliste qui tenait largement encore lieu de modèle dans le paysage littéraire africain. Dans la Vie et demie, son premier roman publié (qui paraît en France une dizaine d’année après les Soleils des Indépendances de Kourouma) SLT apporte un ton libre et nouveau, enfante une langue française inédite, portée, bousculée («violée », dira-t-il) par le souffle des langues africaines et notamment du kikongo, sa langue maternelle. Certains parleront d’ «oraliture» pour évoquer cette littérature pétrie d’oralité, digérée et mise en branle par l’esprit et le rythme de contes, proverbes et sortilèges qui la nourrissent d’une intertextualité nouvelle. De ce «viol» naît alors une langue réinventée, traversée d’africanismes et de fulgurances, une langue qui, selon l’expression de SLT, « parle avec le ventre ».

Si ce crédit historique lui est reconnu, et si SLT a joui un temps du statut d’égérie des "Lettres Francophones", son audience s’est ternie au début des années quatre-vingt-dix et son œuvre ne connaît depuis qu’une faible résonance. Il est en effet assez rare que la presse ou la critique s’étende sur cet auteur même lorsque des rééditions ou des publications de textes inédits en fournissent l’occasion. Récemment, la réédition en poche de l’Anté-peuple, son troisième roman, a toutefois inspiré un court article à Vincent Roy dans le Monde des Livres, le premier depuis longtemps à ma connaissance. Autre symptôme repérable, le dixième anniversaire de sa mort en 2005 n’avait donné lieu à aucun événement notable, si ce n’est la parution du remarquable Atelier Sony Labou Tansi, (nous en parlons plus loin)  dont la sortie ne fit malheureusement pas grand bruit.

Pour entendre parler de SLT, il faut plutôt se tourner vers les revues spécialisées en littérature africaine (Ethiopiques, Notre Librairie, Cahiers d’études africaines, Itinéraires LTC) ou vers le site Africultures qui relaie régulièrement vers un plus large public les quelques événements universitaires, critiques ou éditoriaux concernant cet auteur…

Il est aussi possible, sur un autre versant, de se tourner vers le milieu du théâtre dit « francophone » (promu notamment à travers le festival des Francophonies du Limousin*) où certains de ses textes (écrits pour le théâtre ou non) font encore l’objet de créations.



Ce genre de discrétion autour d'un écrivain qui a pourtant fait preuve d’une rare inventivité et accordé une fonction vitale à la littérature ne peut être que le résultat d’une imbrication de paramètres parfois difficiles à mesurer. Rappelons-en ici quelques uns.

1) On a souvent reproché à SLT, surtout pour ses premiers romans, une proximité trop affichée avec l’univers romanesque de Garcia Marquez. S’il est vrai que SLT a ouvertement revendiqué cette filiation littéraire, c’est avant tout parce qu’elle lui donnait le moyen d’affirmer un rapport radicalement neuf à la littérature dans un contexte où la référence aux « grands auteurs français » continuait à exercer une tutelle plus ou moins consciente sur les écrivains africains d’expression française. Lecteur partial qui s’assume, SLT n’hésite pas à déclarer que Flaubert l’emmerde et que seul Rabelais, parmi les écrivains français, nourrit son envie d’écrire. Il se tourne ainsi plus volontiers vers les bouillonnements de la littérature sud-américaine tels qu’il les perçoit à cette époque-là dans les grands romans de Garcia Marquez. C’est ainsi par exemple, qu’il reprend à son compte le goût que l’écrivain colombien manifeste, dans Cent ans de solitude, pour les longues généalogies. Mais certaines traditions griotiques ne lui en fournissait-elles pas déjà, sur son continent, le prétexte et la matière ? Il opte aussi pour ce fameux « réalisme merveilleux » par lequel on a souvent caractérisé le roman de Garcia Marquez. SLT trouve là prétexte à tordre le cou au réel pour mieux lui faire rendre son suc et en dévoiler les énormités. Mais dès la Vie et demie, son style et les situations qu’il imagine sont déjà beaucoup trop personnels pour qu’on puisse lui faire grief d’une quelconque forme de plagiat… A preuve ce début de roman mi-fantastique, mi-allégorique qui met en scène l’exécution impossible de Martial, l’opposant au régime tyrannique du Guide Providentiel, le dictateur qui règne sans partage sur la Katamalanasie. Tous les moyens sont mis en œuvre pour anéantir Martial qui, même criblé de balles, taillé en pièces, coupé en morceaux continue à affirmer ne pas vouloir «mourir cette mort-là ». Il tient tête à son bourreau qui en vient, hilarante inversion des rôles, à le supplier de rendre l’âme…


2) C’est également par ses positions politiques tardives que SLT s’est placé en situation de disgrâce durant les dernières années de sa vie. Il s’est engagé aux côtés de Bernard Kolelas, l’une des figures importantes de la scène politique congolaise des années qutre-vingt-dix, et dont l’implication armée dans les différentes guerres civiles qui ont mis à mal le pays à cette époque ne fut pas des moindres. Certains lui reprocheront d’avoir en quelque sorte trahi sa posture de dénonciateur radical en prenant parti et en occupant même certaines fonctions (il sera deux fois député dans les années quatre-vingt), d’autres ne lui pardonneront pas son adhésion aux prises de position anti-françaises de Kolelas, alors que SLT avait bénéficié de soutiens et de parrainages d’écrivains africains francophiles et de certaines instances proches de la diplomatie culturelle française.


3) Dernier pavé dans la mare, il a plus récemment (2008) été reproché à SLT d’avoir bénéficié du soutien de nègres réguliers, notamment aux éditions du Seuil, qui auraient été chargés de reprendre, voire de réécrire nombre de ses textes afin de les rendre plus digestes à l’estomac sensible du lecteur hexagonal (voir ICI dans Rue 89)… Mais il semble que ce que l’on reproche ici à SLT soit plus une forme d’immoralité littéraire (accepter la dénaturation d’un texte pour pouvoir être publié) qu’une réelle imposture, le terme de "nègre" étant d'ailleurs employé ici à mauvais escient… Les lecteurs de SLT qui portent crédit aux plus radicales de ces affirmations resteront surtout amers d’avoir manqué tant de versions originales supposées des textes de l’écrivain congolais !

Si la Vie et demie a contribué à amorcer un tournant historique et fait sauter bien des verrous pour les générations futures d’écrivains africains, la plupart des textes de SLT mériteraient sans doute qu’on s’y arrête.

Il est pourtant un roman qui se distingue des autres romans de cet auteur par sa force, sa radicalité et la démesure qu’il met en scène. Ce texte, nous le connaissions jusqu’en 2006 sous une version édulcorée (mais déjà digne du plus vif intérêt), l’Etat honteux , publié au Seuil en 1981. La version originale ne nous est parvenue qu’en juin 2005, grâce au travail soutenu de Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez-Antoniotti et au bel engagement des éditions de la Revue noire. Machin la Hernie, c’est son titre, constituait l’un des trois inédits de l’Atelier Sony Labou Tansi, un coffret comprenant également la correspondance de SLT avec José Pivin (1973-1975) et trois recueils de poèmes rassemblés en un volume (deux versions de l’Acte de Respirer et 930 Mots dans un Aquarium). On pourra lire ici la présentation des ces trois ouvrages, lors de leur parution, par Xavier Garnier.




Machin la Hernie déploie le long récit/soliloque du colonel Martillimi Lopez, avatar ubuesque du général Mobutu (sur les faits et gestes duquel nous ne reviendrons pas) et que SLT, dans sa correspondance à Pivin, évoque comme ce «mecton du Zaïre» qui «prend le pays pour un coin de son sexe ».

Martillimi Lopez, à l’instar du Guide Providentiel de la Vie et demie, règne en monocrate absolu et outrancier. Mais le personnage prend cette fois des dimensions hors normes. Il est affublé d’une hernie (imaginaire), emblème tout à la fois des excroissances de son pouvoir, de sa parole et de son sexe.

SLT fait des discours publics sans fin que Mobutu déversait dans les stades, sur les places et à la radio la matière première d’un monologue violent et absurde, la substance d’une poétique de la déraison politique. Cette déraison contamine le texte lui-même, en brouillant d’abord les cartes de l’énonciation et de la narration. Un glissement constant nous fait passer de la troisième à la première personne,  effet qui introduit un flottement permanent entre le personnage et l’instance narrative qui pourrait mettre à distance sa parole. L’Histoire est sans cesse réécrite, phagocytée par un ego ravageur et omnipotent ; la nation ne constitue plus qu’un prolongement physique du dictateur, elle devient effectivement son sexe, sa hernie. La parole s’exhibe et exhibe le pouvoir absolu, se répand en un flot continu de trois cent pages sans paragraphes où seule les césures en fin de chapitre nous permettent de reprendre haleine.

Martillimi Lopez fait construire une cathédrale à l’endroit où son placenta est enterré, s’entoure d’un gouvernement composé entre autres d’un ministre des Tirs, d’un ministre des Testicules, et d’un ministre des Pierres Précieuses. S’il n’a pas de Mère Ubu à ses côtés pour partager son pouvoir, il prête une constante allégeance à sa «maman nationale» et s’entoure de Vauban, un conseiller efféminé dont la fidélité apparemment infaillible n’aura qu’un temps... Le conspirateur démasqué finira alors dans l’assiette des dignitaires étrangers invités à la table du dictateur («prenez et mangez, ceci est Vauban»). Martillimi Lopez rebaptise le pays, déplace les frontières, déjoue des complots, épouse des femmes contre leur gré, déversant à leurs pieds des louanges érotiques quand elles sont au bord du suicide, s’auto-congratule et se place au-dessus des anciens chefs du pays en condamnant leurs excès en tous points identiques aux siens. La machine s’emballe et ne s’arrête plus…

« Mais il se vantait toujours de ses vingt-sept ans de pouvoir où je n’ai tué personne : comme vous pouvez le constater, mes frères et chers compatriotes, vingt-sept ans que je suis là, avec des mains vierges, une langue vierge, vingt-sept ans de victoire sur des farfelus comme Caetano Pablo, vingt-sept ans dans cette boue historique qui pue la pisée de mon peuple, cette boue kaki, léopardée de mon eau de père national, et il la roulait [sa hernie], pendant que les gens devaient se souvenir de mon discours d’investiture où je disais qu’avec moi les choses seraient autre chose parce que l’ex mon colonel national ex-enfant terrible de la liberté des peuples a exagéré, mais avec moi les choses seront autre chose, vingt-sept ans d’amour dans la paix, la paix des corps, la paix des esprits, que nous ne refusons qu’aux ennemis de la nation et il lance un rire de prophète qui soulève les écailles de ma hernie, il fait claquer ses doigts couverts de diamants et qui montrent que mon pays est riche, que mon peuple est riche, il frappe sa poitrine et les médailles sonnent l’incommensurable prospérité de mon peuple, la démonstration pourtant du vide où nous sommes descendus, le trou de chair […] »

Si cet extrait peut donner une idée de la force et des débordements du texte de SLT, ce choix reste aléatoire. Il est difficile de mettre en relief un passage plutôt qu’un autre. Le récit emporte en effet le lecteur dans un ouragan de paroles qui fonctionne finalement dans sa globalité. Les phrases de plusieurs pages sont fréquentes, certaines séquences sont reprises avec de multiples variations et si l’on peut repérer quelques événements qui tirent le fil d’une histoire, Machin la Hernie est avant tout le lieu de déploiement de cette palilalie si chère à SLT, la manifestation vertigineuse d’une parole toute puissante et que plus aucune digue ne contient.

SLT n’a pas inventé la satire politique post-coloniale mais il l’a portée ici à un point de non-retour, la transcendant dans une performance littéraire sans équivalent et que ne limite en rien son ancrage historique.

L’œuvre de cet auteur mériterait enfin d’être entendue au-delà du champ quelque peu institutionnalisé des littératures francophones. Quinze ans après sa mort, Sony Labou Tansi reste à lire pour ce qu’il est d’abord : un immense écrivain.

*Un Prix Sony Labou Tansi a été crée dans le cadre de ce festival pour soutenir les écritures théâtrales contemporaines
















Sony Labou Tansi, Machin la Hernie. Editions Revue Noire, in l'Atelier Sony Labou Tansi. 2005. Edition établie par Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez-Antoniotti.

Bibliographie de SLT (textes publiés jusqu'en 1997) : ICI


Images : SLT (La Revue Noire) / 2 et 3 : dessins de Simon Kohn / SLT par Teddy (Liss dansavalléedeslivres)