mercredi 29 février 2012

> Savatie Baştovoi : le lait rouge de l’enfance

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De la République de Moldavie, on sait généralement peu de choses. Tout au plus l’assimile-t-on parfois, quand on en a entendu parler, à la région roumaine du même nom, dont elle se distingue pourtant. Voici en fait un pays dont l’image, à l’instar de l'un des ses parents proches comme la Transnistrie, a été quelque peu embuée par les soubresauts de l’histoire. Ballotée par annexions successives au cours du XXème siècle entre la Roumanie et l’URSS (dont elle a fait siennes les deux langues et les deux cultures), cette région d’Europe Orientale n’est devenue un Etat indépendant qu’en 1991. Elle adoptera alors le roumain comme langue officielle, sans doute avant tout par réaction à la tutelle soviétique qu'elle aura eu à subir depuis 1944. Pour ce qui est de la production littéraire moldave, autant dire qu'on n’en avait encore jamais vraiment eu écho en France. La récente traduction en français des Lapins ne meurent pas, le très beau roman de Savatie Baştovoi, comble donc une lacune. Mais c’est sans doute là la moindre des qualités de ce récit. Car le lecteur est avant tout emporté de bout en bout dans une page d’enfance terrifiante, une enfance sclérosée par le joug du régime soviétique des années 80 où flotte pourtant parfois un parfum de nostalgie aigrelette et quelques moments de bonheur saisis à la dérobée. Ce serait un peu comme entrer dans une version ostienne de la Gloire de mon père, avec un Pagnol soudain capable d’humour et d’âpreté, déglacé au vinaigre du bolchévisme, et où la figure paternelle à la fois imposée et réinventée serait celle de Vladimir Illitch.




Sasha a neuf ans. Il vit dans un coin de campagne perdu au milieu de l’une des nombreuses excroissances de la puissante URSS. Son existence alterne entre une vie rurale qu’il partage avec sa famille (on notera toutefois la présence plus que discrète des parents dans ce récit) et l’école, suffisamment éloignée de son village pour qu’il y arrive régulièrement en retard et passe aux yeux de beaucoup pour un enfant de paysan, crasseux et à côté de la plaque”. Il s’apprête pourtant à devenir un pionnier, à entrer dans la classe d’âge des 9-14 ans, à pouvoir porter le foulard rouge et franchir cette étape glorieuse et obligée sur la voie des jeunesses communistes... Une phase initiatique, en quelque sorte, sur le chemin de la construction du citoyen soviétique. Mais cette promotion contrainte, à laquelle il aspire pourtant comme on aspire à ce qui se trouve juste au devant de soi, passe par un formatage renforcé, terrible et ridicule et se paie de slogans anti-capitalistes à débiter comme des tables de déclinaison, de poèmes ânonnés à la gloire de Lénine, de claques sur la nuque et de cheveux tirés à longueur de journée. On est loin du goulag, mais les marques faites ici au corps et à l’esprit, à force de répétition, finissent par provoquer chez le lecteur un malaise d’un autre ordre, plus insidieux mais finalement tout aussi insupportable.

L’école apparaît bel et bien comme l’institution levier d’une idéologie qui ne souffre pas d’écart. Et pourtant les règles que l’on impose, les objurgations, les sentences, les gestes, les punitions et la parole des petits maîtres, semblent eux-mêmes avoir été appris par coeur et apparaissent comme les fruits desséchés d’une reproduction pavlovienne ad nauseam.


Les lapins ne meurent pas aurait pu n’être qu’un roman réaliste aux accents fortement autobiographiques, le recensement des moments forts d’une enfance partagée entre les travaux des champs et le joug d’une école orwellienne que l’on sent à la fois puissante et fissurée. Mais Savatie Baştovoi va plus loin et, d’une certaine manière, autre part. Bien sûr, toute l’absurdité de ce régime tournant à vide autour de l’autoconviction collective qu’il s’efforce d’entretenir nous saute aux yeux à chaque page. On voit bien l’étau qui broie les âmes et les corps, réduit les nourritures de l’esprit à une gamme restreinte de récits hagiographiques et mythiques où Lénine, avec dans sa traîne quelques figures héroïsées du système, tient lieu de prophète et de modèle indépassable. Mais dans cette mêlée l’écrivain tire un fil plus subtil et s’efforce de répondre à d'autres questions : quand être né quelque part c’est précisément être né en ce lieu et à cette époque, que pouvait signifier être un enfant de neuf ans, que pouvait vouloir dire non pas simplement subir mais aussi grandir, croire, rêver, souffrir, être heureux, s’arranger avec la vie, l’adorer; la détester...? Comment fait-on, lorsque l'on mijote soi-même dans la marmite, lorsqu’on est tout sauf une conscience adulte et critique bénéficiant du recul historique nécessaire, pour donner du sens à tout cela ? Combien d’histoires et de cheminements singuliers se cachent derrière ces „enfants soviétiques devenus grands” auxquels Baştovoi dédie son roman ?



Le récit se laisse alors parfois déborder par une part de rêve, absurde et poétique, faite de la nourriture idéologique qu’il trouve dans son écuelle. Ainsi Vladimir Illitch réapparaît sous la forme d’un personnage sylvestre, toujours prompt à se lancer dans des dialogues philosophiques avec quelque interlocuteur historique ou imaginaire. Une sorte de Socrate soviétique qui en découd volontiers autour du problème de la nature humaine, du bien, du mal, de la mort... Sasha (on le devine derrière ces parenthèses narratives) l’accomode alors à sa sauce, le confronte à son univers de petit paysan attentif aux arbres, aux animaux, aux rivières. Lénine fait la morale aux braconniers, veut faire entendre raison à ceux qu’il croise, leur faire comprendre, par exemple, qu’on ne peut pas dire n’importe quoi et qu’il est insensé de croire que les lapins ne meurent pas...

Le bonheur, lui aussi, se cueille menu, entre deux claques sur la nuque, deux aboiements de Nadejda Petrovna, la cerbère des pionniers. Il se tient dans les paroles et les gestes comptés de Sonia, la fillette dont Sasha prise tant le parfum et qui acceptera de l’aider à nouer son foulard de pionnier fraîchement adoubé. Dans ses ballons que l’on crève lors des défilés d’Octobre et de Mai, au désespoir écumant des adultes et des chefs de rang. Dans ce dernier jour de classe, un rien anarchique malgré le protocole des remises de prix, et au bout duquel le cancre Sasha pourra enfin s’oublier pour un temps de vacances dans „l’air pur qui sent bon dehors”. Car la campagne moldave donne aussi toute sa force à cet étonnant roman. Pour les adultes elle est souvent le lieu des débrouilles, des petites combines dans le dos du système. Pour Sasha, elle est  la marque d’une condition qui le tient un peu à distance des autres, le condamne à partir à l’école avec une chemise souillée par les éclaboussures de la bauge de son porc. Mais elle reste pourtant ce qui le rattache le plus à la vie, le lieu où il se laisse aller à ses rêves, ses questionnements, où il aimerait souvent pouvoir se retirer définitivement...

Quant aux "lapins qui ne meurent pas", ils font donc d'abord l'objet, au début du roman, d’un échange à la fois virulent et presque surréaliste entre Vladimir et Edmundîci, l’un de ses interlocuteurs... Ce dernier tient tête au grand Lénine et n’en démord pas : un lapin ne meurt jamais... Peut-être est-ce là que s'affirme cette part irréductible de l'enfance qu'aucun système ne peut dissoudre, et qui résiste parfois encore chez l’homme, juste au-dessus de tout ce qui voudrait le clouer au sol.











Savatie Baştovoi, Les lapins ne meurent pas. Editions Jacqueline Chambon. 2012. Traduit du roumain (Moldavie) par Laure Hinckel.

Images : 1) Défilé sur la Place Rouge (source) / 3) Insigne des pionniers (source) / 4) Campagne moldave (source)

jeudi 23 février 2012

> D'autres pages entre les marches

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Cet article est le centième de la Marche aux pages. L'envie de blog qui m’était venue en janvier 2010 aura donc résisté un peu à l’épreuve du temps. A croire que l’étrange goût de lire s’accommode volontiers de l’étrange plaisir d’en parler. Et du désir, surtout, d’essayer de transmettre ce que l’on a aimé, ce qui nous a fait rire, ému, décentré. Car la littérature émaille de brèches salubres la compacité du réel tel qu’il nous est mâché, pré-déchiffré et finalement imposé. Ces brèches, infimes ou immenses, sont souvent des fenêtres. J’avais moi-même profité de coins de soleils aperçus sur plusieurs autres blogs. J’ai voulu rendre la pareille. Ne pas seulement prendre mais essayer de donner un peu. La Marche aux pages m’a également donné l’occasion de faire quelques belles rencontres : d’écrivains, d’éditeurs, de lecteurs attentifs et curieux de dialogue. Et à travers eux, souvent, de plus de livres encore.

Alors pourquoi avoir parlé de certains de ces livres et auteurs plutôt que d’autres, dans le flux des lectures qui ont compté ? Un blog n’est pas toujours un palmarès. Il est fait d’arrêts sur images, d’envie de se poser ici plutôt qu’ailleurs, à ce moment-là plutôt qu’à un autre. Ce blog aurait pu également s'écrire autour d'autres pages. Je ne fais pas ici allusion aux livres qui m’ont exaspéré ou me sont tombés des mains. Ceux-là, je les finis rarement et j’en parle peu, même si l’exercice de la lacération, lorsqu’il est brillant et intelligent, peut être de plaisante lecture. Il n’est pas non plus question des ouvrages qui m’ont mis l’eau à la bouche et que je n’ai pas pris le temps de lire. Je pense au contraire à des textes qui, depuis janvier 2010, qu’ils aient été confidentiels, célébrés ou ignorés, m’ont aussi accompagné, marqué, ou simplement apporté ce léger et précieux bol d’air que seule la littérature insuffle. Des découvertes ou des relectures que j’ai pourtant gardées par devers moi, par les hasards de l’humeur, et parce que le temps n’est pas extensible. J’aurais pu parler de Lanzman, imbuvable de fatuité mais auteur de cet autre monument qu’est le making of de Shoah et qui occupe un tiers de son autobiographie (le Lièvre de Patagonie). J’aurais voulu parler du puissant récit qui compose la première partie de Grande Ourse de Romain Verger, un livre à lui tout seul, qui avait fait écho en moi à la clairvoyance de la réalisatrice Claire Denis dans Trouble every day ainsi qu’à la prose tellurique de Claude Louis-Combet. Ca aurait pu être Brautigan, Imre Kertész ou Platonov, tout comme d’autres, moins connus, mais qui avaient amplement valu le détour…

Je voudrais donc adresser ici un hommage en forme de clin d'oeil à cent livres et cent écrivains. Le chiffre est arbitraire mais le choix ne l'est pas... Cent autres fenêtres ouvertes, à l'attention de ceux qui ont parfois pu croiser dans mes goûts de lecteur de quoi satisfaire leur curiosité. Bon voyage et à bientôt sur la Marche aux pages.







L'auteur dresse ici un tombeau pour son père, un médecin engagé et intègre qui fut lâché par tous les milieux autorisés et assassiné à Bogotá en 1987.
Héctor Abad, L’oubli que nous serons. Gallimard 2010. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Albert Bensoussan.

Exploration de ce pays où l'on cultive des statues
Jacques Abeille, Les Jardins statutaires. Editions Attila. 2010.

Autoportrait en demi-teinte romanesque de l'auteur de Louons maintenant les grands hommes.
James Agee, Une mort dans la famille. Christian Bourgois. 2011. Traduit de l’américain par Jean Queval.


L'histoire drôle et terrible d'un fils et de son père, produit bouseux et facho d'une Italie délétère.
Niccolò Ammaniti, Comme dieu le veut. Grasset. 2008. Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher

Mandrin est mort, vive Mandrin.
Anonyme, Abrégé des la vie de Louis Mandrin. Allia. 2011.

Une flânerie sensible et profonde dans les franges de notre territoire, d'où émerge en négatif la sirupeuse connerie des promoteurs du concept d'identité nationale.
Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement, Voyages en France. Seuil 2011

Le processus physiologique de la mort visité par un pataphysicien érudit et inspiré.
Jean-Louis Bailly, Vers la poussière. L’arbre vengeur. 2010

Les records de vitesse d'un paraplégique solitaire peuvent-elles être la cause de la disparition d'enfants ?
Gabriel Báñez, Les enfants disparaissent. La dernière goutte. 2011. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quelen.

Les notes inédites, fragiles comme du verre,  tenues par Barthes après la mort de sa mère.
Roland Barthes, Journal de deuil. Editions du Seuil. 2009

Immense biographie d'un immense écrivain
David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots. Seuil. 1994

Ecrire avec peu de choses et râcler la joie à même le sol
Christian Bobin. Autoportrait au radiateur. Folio.2000

Trois frères débiles parcourent les Etats-Unis pour retrouver les trophées de bowling qu'on leur a volés sur le pas de leur porte et Bob pleure parce que tous les poètes grecs de l'antiquité sont morts depuis très longtemps.
Richard Brautigan. Willard et ses trophées de bowling. 10/18. 2003. Traduit de l’américain par Robert Pépin.

Autobiographie de l'un des plus grands écrivains sud-africains.
André Brink, Mes bifurcations. Actes Sud 2010. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Bernard Turle.

Cent-cinquante «nouvelles bonzaï», cocasses, craquantes, surprenantes.
Günter Brus, Amor & Furor. Absalon. 2011. Traduit de l’allemand (Autriche) par Catherine Henry.

«ne déshabillez pas mon amour /vous risqueriez de trouver un mannequin ;/ ne déshabillez pas le mannequin / vous risqueriez de trouver / mon amour»
Charles Bukowski. L’amour est un chien de l’enfer. T.1 et 2. Grasset, Les cahiers rouge. 1977. Traduit de l’américain par Gérard Guégan

Un faux thriller dans un monde post-industriel d'adultes malades, d'enfants violents et d'enchantements vénéneux.
John Burnside, Scintillation. Editions Métailié. 2011. Traduit de l’anglais (Ecosse) par Catherine Richard


Rien à faire, c'est toujours et encore un émerveillement qui  fait pleurer de rire.
Italo Calvino. Le chevalier inexistant. Seuil. 2001. Traduit de l’italien par Maurice Javion

Voyage dans un pays halluciné, inventé de toutes pièces au verso de la Roumanie communiste
Mircea Cărtărescu, Orbitor. Folio SF.1999. Traduit du roumain par Alain Paruit

Trente-et-un portraits d'idiots magnifiques, pleins de tendresse et d'ironie.
Ermanno Cavazzoni, Les Idiots. Traduit de l’italien par Monique Baccelli. Editions Attila. 2010

Un roman émouvant sur le mensonge, thème cher à l'auteur.
Sorj Chalandon, La légende de nos pères. Grasset. 2009

Un essai qui interroge les formes mythiques, religieuses, philosophiques, mais surtout tristement historiques, qu'a pu prendre la chasse à l'homme de l'Antiquité à nos jours.
Grégoire Chamayou, Les chasses à l’homme. La fabrique éditions. 2010

Marcher avec ses morts, entre fragments de mémoire, récit, poésie.
Claude Chambard. Carnet des morts. Le bleu du ciel.2011

Si la tradition littéraire a plus souvent retenu de Châteaubriand l'image du prophète épris d'histoire avec un grand H, on peut aussi lire les Mémoires d'outre-tombe comme la plus foisonnante somme d'anecdotes recueillies sur la période qu'elles couvrent.
François de Châteaubriand, Mémoires d'outre-tombe (4 tomes). Livre de poche. 2010.

Les personnages du Magicien d'oZ jetés comme des chiens dans l'histoire de chair et de sang du XXème siècle.
Claro, CosmoZ. Actes Sud. 2010

Un voyage du côté des arpenteurs littéraires de la ville.
Merlin Coverley. Psycho-géographie, poétique de l’exploration urbaine. Les moutons électriques. 2011. Traduit de l’anglais par André-François Ruaud





L'addition des façons bien réelles dont les philosophes, de Thalès à Derrida, sont passés de vie à trépas, esquisse-t-elle «une autre histoire de la philosophie» ?
Simon Critchley, Les philosophes meurent aussi. Christian Bourin Editeur. 2010

Aux quatre coins de l'Europe des Années folles, les aventures truculentes et picaresques de Lady Diana Wynham, femme étincelante et libérée.
Maurice Dekobra, La Madone des sleepings. Zulma. 2006

«Pendant que les voisins naïfs/Bavardent du "mort tou neuf" / Nous, enclins à la périphrase,/Pointons que les oiseaux se sont envolés»
Emily Dickinson, Lieu-dit l’éternité. Editions Points.2007. Ed.bilingue.Traduit de l’américain par Patrick Reumaux.

Quelques photos prises au cours d'une visite sur le site d'Auschwitz et le besoin de les réinterroger dans l'écriture.
Georges Didi-Huberman, Ecorces. Editions de Minuit. 2011

La gouaille d'un roman noir populaire transcendée par une langue inventive à souhait.
Jean Duperray, Harengs frits au sang. L’arbre vengeur. 2011

Vibrionnant, sur la page et en bouche.
Christophe Esnault, Isabelle à m’en disloquer. Editions les doigts dans la prose. 2011

Comment d'une larme amère (un père collabo) peut naître l'un des plus riches témoignages qui soit sur les milieux littéraires français durant l'Occupation.
Dominique Fernandez, Ramon. Grasset. 2009

Alice au pays du cancer.
Lydia Flem, La reine Alice. Editions du Seuil. 2011

Un récit-photo très élaboré pour un pastiche délicieux autour des miracles.
Joan Fontcuberta, Miracles et Cie. Actes Sud.2005. Traduit de l’espagnol par Jacqueline Gerday.

Un concentré des élucubrations ludiques et verbales de l'un des plus grands poètes du Siècle d'or espagnol
Fransisco de Quevedo, Proses festives. Les fondeurs de briques. 2011. Traduit de l’espagnol par Victor Martinez

Un roman sombre et glacé sur fond de lignite, de mensonge et de misère sociale.
Isabelle Garna, Dérive. Editions Luc Pire. 2010

De très belles lettres, antérieures à tous ces textes jusqu'alors publiés, écrites par un Genet de vingt-trois ans déjà visionnaire de sa vie et de son oeuvre.
Jean Genet, Lettres à Ibis. Gallimard (L’arbalète). 2010

Ecrire son enfance au couteau.
Hervé Guibert, Mes parents. Folio.1994.

Un récit d'apprentissage, dense et étonnament sobre, de l'auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats.
Pierre Guyotat, Formation.Folio. 2007

Le Nebraska revisité par un raconteur d'histoires hors pair
Ron Hansen, Nebraska. Buchet Chastel. 2011. Traduit de l’américain par Vincent Hugon.

«Le marchand d' oublies porte toujours un masque et  et fréquente des Tuileries noires d'un accès difficile. Le terme qui désigne sa marchandise laisse rêveur, avec son "e" manifestement ajouté pour embrouiller les choses»
André Hardellet, Chasseurs I et II. L’imaginaire Gallimard. 2000

Premier volet de la publication des oeuvres poétiques complètes d'un des plus grands poètes polonais du siècle dernier.
Zbigniew Herbert, Corde de lumière / Œuvres poétiques I. Le bruit du temps. 2011. Ed.bilingue. Traduit du polonais par Brigitte Gautier.

«Le pays est malade. Le sang du pays coule aux lèvres des étrangers. Et il en tombe des bouts de chair arrachés  au ventre des enfants».
Chenjerai Hove, Ossuaire. Actes Sud. 1999. Traduit de l’anglais (Zimbabwe) par Jean-Pierre Richard.

Toute la puissance d'écriture du «clochard céleste» de la littérature roumaine.
Panaït Istrati, Les chardons du Baragan. Grasset. 1928

Quête poétique de la mère absente à travers une écriture sobre et tendue. Quelque chose comme le versant poétique de Lambeaux.
Charles Juliet, Fouilles. P.O.L. 1998

L'inépuisable témoignage d'un combat au jour le jour avec la littérature.
Franz Kafka, Journal. Livre de poche.2010. Traduit de l’allemand par Marthe Robert.

La version non édulcorée du livre mythique de la beat generation.
Jack Kerouac, Sur la route (le rouleau original). Gallimard. 2010. Traduit de l’américain par Josée Kamoun.

Fragments d'une vie où l'anecdotique semble être passée à la trappe.
Imre Kertész, Journal de galère. Actes Sud. 2010. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Husvai et Charles Zaremba

Une texte où se mêlent dialogue philosophique et relation de voyage et qui préfigure avec force le Lettres persanes de Montesquieu.
Lahontan, Dialogues avec un sauvage. Lux Editeur. 2010

Petite immersion romanesque, d'une drôlerie mordante, dans l'univers de la diplomatie française.
Jean-Claude Lalumière, Le front russe. Le Dilettante. 2010




Ses mémoires au long cours.
Jacques Lanzman, Le lièvre de Patagonie. Gallimard. 2009

L'immense culture de Lapouge sur le Brésil, auteur notamment d' Equinoxiales, une remarquable investigation solitaire dans le Nordeste brésilien.
Gilles Lapouge, Dictionnaire amoureux du Brésil. Plon. 2011.

Un cartographe surdoué de douze ans traverse les Etats-Unis en train pour se rendre au congrès scientifique où il a été convié, ce qui donne un livre-objet drôle et foisonnant où dessins, cartes et notes en tout genre du jeune narrateur se mêlent au récit.
Larsen Reif, L’extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet. Nil Editions. 2010. Traduit de l’américain par Hannah Pascal.

L'Afrique d'ouest en est au jour le jour au début des années trente ou comment le simple scribe du grand Marcel Griaule va révolutionner l'ethnographie.
Michel Leiris, L’Afrique fantôme. Gallimard. 1988.

Auto-recensement de centaines d'idées d'oeuvres envisagées par cet artiste sensible et original qui s'est donné la mort en 2007. Jubilatoire.
Edouard Levé, Œuvres. P.O.L. 2002.

Un vieillard et son chien abandonnés à la terre brûlée et sans eau d'un village de Chine centrale que tout le monde a fui.
Yan Lianke, Les jours, les mois, les années. Editions Philippe Picquier. 2009. Traduit du chinois par Brigitte Guilbaud.

Peut-être le plus grand livre de Lobo Antunes depuis Le cul de Judas.
Antonio Lobo Antunes. Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone. Christian Bourgois. 2009. Traduit du portugais par Michelle Giudicelli

Rome réinventée par l'écriture enchantée de Marco Lodoli.
Marco Lodoli, Les Prétendants. P.O.L. 2011. Traduit de l’italien par Louise Boudonnat.

Une écriture charnelle et inimitable interroge le passage du désir de la mère au désir d'écriture.
Claude Louis-Combet, Le livre du fils. Editions Corti. 2010

Un livre vertigineux qui propulsa Buenos Aires dans les hauteurs du Dublin de Joyce.
Leopoldo Marechal, Adán Buenosayres. Grasset/Unesco. 1995. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Patrice Toulat.

Essai sur la place de l'inscription, de la trace, de l'encoche en littérature.
Jean-Claude Mathieu, Ecrire, Inscrire. Images d’inscriptions, Mirages d’écriture. José Corti. 2010.

Epuiser Bombay...
Suketu Mehta, Bombay Maximum City. Buchet Chastel. 2006. Traduit de l’anglais par Oristelle Bonnis.

Le lire et le relire, dans l'oeil du cyclone...
Herman Melville, Moby Dick. Folio classique. 1996. Traduit de l’américain par Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono

Une série d'essais-fictions qui mêlent photos-montages, réflexions philosophiques poivrées et un sérieux goût du jeu.
Alessandro Mercuri, Peeping Tom. Editions Léo Scheer. 2011.


Un récit-témoignage d'une grande force  sur les conflits qui ont traversé la société éthiopienne moderne.
Nega Mezlekia, Dans le ventre d’un hyène. Actes Sud. 2001. Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.

A travers quelques figures monumentales de la littérature, Michon interroge très librement ce qui sépare le corps intronisé de l'écrivian de son corps de chair. L'un des plus beaux textes de l'auteur des Vies minuscules.
Pierre Michon, Corps du roi. Verdier. 2002.

Itinéraire d'une adoption intérieure et musicale de la langue fraçaise par un écrivian japonais.
Akira Mizubayashi, Une langue venue d’ailleurs.Gallimard. 2011.

Indiscutablement drôle
Christine Murillo, Jean-Claude Leguay, Grégoire Oestermann, le Baleinié, le dictionnaire des tracas. Editions du Seuil. 2003.

Le récit sobre et touchant d'un retour du poète tchadien Nimrod sur les traces de son enfance
Nimrod, L’or des rivières. Actes Sud. 2010

Journal de deuil et de survie de la grande écrivain américaine suite à la mort de son compagnon de vie.
Joyce Carol Oates, J’ai réussi à rester en vie. Philippe Rey Editeur. 2011. Traduit de l’américain par Claude Seban.

On roule, chez Oster, avec presque rien et l'on est surpris que cela nous touche autant.
Christian Oster, Rouler. Editions de l’Olivier. 2011.

Jeux licencieux autour des mots et du reste par un poète oublié du XVIème siècle.
Marc Papillon de Lasphrise, Les énigmes licencieuses. Finitude. 2008 (collages de Claude Ballaré)

Le destin le plus personnel est nécessairement celui de tous. Un petit opuscule inclassable redécouvert par les éditions Allia.
Giovanni Papini, Vie de Personne. Allia. 2009. Traduit de l’italien par Hélène Frappat.

«Un de nos ancêtres a dû être bien seul /-un grand homme entouré d’imbéciles ou un malheureux fou-/ Pour enseigner aux siens un silence si grand»
Cesare Pavese, Travailler fatigue/ La Mort viendra et elle aura tes yeux. Poésie Gallimard. 1979. Traduit de l’italien par Dominique Fernandez.

A mon sens le livre le plus bouleversant de Georges Perec.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance. Gallimard. 1993




Une femme est confrontée à la présence soudaine de trois versions proches mais légèrement différentes de son mari.
Eric Pessan, Les Inaboutis.Théâtre ouvert/Tapuscrit.2012.

Quatre nouvelles étranges et mélancoliques pour dire un monde en déclin.
Georg Petz, L’anatomie du parasite. Absalon. 2011. Traduit de l'allemand (Autriche) par Carine Destrumelle, Catherine Henry et Marielle Laré.

L'oeuvre complète enfin réunie en français de l'une des voix les plus sensibles et singulières de la poésie américaine du XXème siècle
Sylvia Plath, Œuvres complètes. Quarto Gallimard.2011. Traductions révisées par Audrey van de Sandt.

Le roman prémonitoire de l'un des grands proscrits du bolchévisme.
Andreï Platonov, Tchevengour. Robert Laffont.1996. Traduit du russe par Louis Martinez.

Un saisissant recueil de nouvelles interconnectées, par un auteur de SF qui joue dans la cour de Ballard et K.Dick.
Christopher Priest, L’archipel du rêve. Denoël. 2004. Traduit de l’anglais par Michelle Charrier.

Un texte impitoyable, tardivement redécouvert, qui nous plonge dans la misère glacée de la Sibérie du XIXème siècle.
Theodor Rechetnikov, Ceux de Podnipaïa. Traduit du russe par Charles Neyroud. L’arbre vengeur. 2011.

Un voyage en apnée dans la sauvagerie quotidienne des îlots urbains.
Charles Robinson. Dans les cités. Seuil, Fictions et Cie.2011.

Prenant à bras le corps une matière que personne n'aurait jamais pensé à traiter, Rolin mène une enquête au long cours sur les chiens errants de par le monde. Un livre étonnamment humain.
Jean Rolin. Un chien mort après lui. P.O.L. 2009

Humoriste décapant, anarchiste radical, pédagogue alternatif...Un auteur suisse oublié qu'il faut se dépêcher de lire.
Henri Roorda. Le rire et les rieurs/Mon suicide. Mille-et-une-Nuits. 2011.

Un texte vibrant d'humanisme où George Sand relate sa rencontre à Paris avec des Peaux-Rouges brillant d'un dernier éclat dans leur déclin
George Sand. Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris.Editions du Sonneur. 2010.

Petit recueil de nouvelles de Saramago, moins connu que ses grandes oeuvres, mais qui recèle pourtant plusieurs textes magnifiques (à lire absolument : le Centaure et la Revanche).
José Saramago, Quasi objets. Seuil, Points. 2000. Traduit du portugais par Claude Fages.

Comment, au coeur du ghetto de  Łódź, le Juif Rumkowski est devenu l'un des rouages de la machine d'extermination nazie.
Steve Sem-Sandberg, Les dépossédés. Robert Laffont. 2011. Traduit du suédois par Johanna Chatellard-Schapira.

Parcourant à pied le périphérique M25 qui encercle le grand Londres, Iain Sinclair signe un oeuvre magistrale, traduite pour la première fois en français.
Iain Sinclair, London Orbital. Editions inculte. 2010. Traduit de l’anglais par Maxime Berrée.

Une équipée donquichottesque s'enfonce au coeur des neiges russes. Du grand Sorokine.
Vladimir Sorokine, La Tourmente.Verdier.2011. Traduit du russe par Anne Goldefy-Faucard.

Le récit du voyage obsessionnel et exténuant qui mena enfin Tchekov jusqu'à ce panorama :  «Tout autour la mer, au milieu l'enfer.»
Anton Tchekov, l’île de Sakhaline. Folio. 2001. Traduit du russe par Lily Denis.

Profession de foi d'un abandon littéraire de la langue coloniale et d'un retour à la langue de la mère.
Ngugi wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit. La Fabrique. 2011. Traduit de l’anglais (Kenya) par Sylvain Prudhomme.

«Tout bas froufroute une tenture de velours,/ Par la fenêtre la lune semble fixer le vide / Et puis me voici seul avec mon assassin.»
Georg Trakl, Poèmes (T.I et II). Flammarion 2001, Aubier 1993. Ed.bilingue. Traduit de l’allemand par Jacques Legrand.

A travers l'histoire d'un homme partagé entre deux vies radicalement différentes, vécues sur deux îles de la même ville, Nils Trede nous conduit sobrement aux limites du fantastique.
Nils Trede, La vie pétrifiée. Quidam Editeur. 2008.

L'unique et immense  roman de cette sud-africaine méconnue : une saga de près de 800 pages  qui zoome sur le quotidien disjoncté d'un trio familial misérable et incestueux d'Afrikaaner vivant dans un quartier pauvre de Johannesburg au temps de l'Apartheid.
Marlene Van Niekerk. Triomf. Editions de l’Aube. 2005. Traduit de l’afrikaans par Donald Moerdijk et Bernadette Lacroix.

Désir, dévoration et un récit où le fantastique explore ce qui touche au plus vrai, au plus trouble et au plus profond de nous-mêmes.
Romain Verger, Grande Ourse. Quidam Editeur. 2007.

Disparaître ou ne pas disparaître ? Là est la question.
Enrique Vila-Matas. Suicides exemplaires. Christian Bourgois Editeur. 1995. Traduit de l’espagnol par Eric Beaumatin.

La misanthropie comme ultime exercice de désespoir et de virtusosité.
Marc Villemain, le Pourceau, le Diable et la Putain. Quidam Editeur.2011.

Un conteur qui ensorcelle son auditoire se trouve confronté à une Inquisition déterminée. Un roman incontournable.
Jakob Wassermann, L’affabulateur. La dernière goutte. 2010. Traduit de l’allemand par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt.

«Le poème / s'il reflète la mer / reflète sa / danse seule / sur cet abîme profond / où / il paraît triompher»
William Carlos Williams, Asphodèle / Tableaux d’après Breugel. Editions Points. 2007. Ed.bilingue. Traduit de l’américain par Alain Pailler.

Gabrielle Wittkop au seuil de sa vie, restitue en un recueil de notes pressées, riches et vibrantes, l'Asie qu'elle a sillonnée durant des années.
Gabrielle Wittkop, Carnets d’Asie.Verticales. 2010




Images :  ©Nathan Meyer

dimanche 12 février 2012

> Sylvain Prudhomme, au fil de Bahi

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En littérature, la tendresse est généralement peu rentable. Le risque d’enlisement est souvent élevé et le terrain glissant. La guimauve menace comme une épée de Damoclès. Il faut une certaine foi et un sens particulier de l’écriture pour ne pas démâter sous ces vents-là. C’est ce à quoi parvient Sylvain Prudhomme dans son dernier roman, Là, avait dit Bahi. Son récit est porté de bout en bout par ce qu’il faut bien prendre le risque d’appeler un souffle de tendresse. Mais la formule est ici à débarrasser aussitôt de tout soupçon de mièvrerie, de sentimentalisme facile et de penchant pour le politiquement correct. Dans son précédent roman (Tanganyika Project) au ton fort différent, Sylvain Prudhomme nous emmenait du côté de l’Afrique des grands lacs. Le cadre est cette fois l’Algérie, belle, intransigeante, cabossée par l’histoire. Et l’autre histoire est celle d’une amitié qui semble avoir fait fi de tout cela. Une drôle d’amitié entre Malusci, un fermier d’origine florentine qui a quitté l’Algérie in extremis au lendemain de l’indépendance, cinquante ans plus tôt, et Bahi, l’agriculteur algérien qui travaillait pour lui. Le narrateur est le petit fils de Malusci. Il a voulu voir ce pays, rencontrer Bahi. Cet homme dont son vieillard de grand-père «exilé» à Bandol depuis si longtemps n’a pourtant jamais cessé de lui parler. Au cours d’un voyage en camion dans l’Oranais le jeune homme prend la place de son aïeul à côté de Bahi, et écoute. Se dénude alors un fil fragile mais incassable, resté tendu malgré l’éloignement et le roulement des années, entre deux hommes que tout aurait dû séparer.



 
Lorsqu’on ouvre le dernier roman de Sylvain Prudhomme, on prend tout de suite du vent dans les voiles. Le récit se déploie en une seule et longue phrase. On se dit d’abord que l’on connaît la chanson, mais il n’y aura ici aucun exercice de virtuosité frivole. Si le récit n’est pas chapitré, il se reprend sur des paragraphes et le texte respire. Il s’agit plutôt d’un protocole : les virgules ont simplement remplacé les points, histoire de ne pas s’arrêter en si bon chemin. Et la prose ample de l’auteur, un style que nous ne lui connaissions pas encore, se fait poème, comme l’air de rien. Les dialogues, la narration, la troisième et la première personne circulent ici librement sans s’encombrer des règles typographiques attendues, se tenant tous ensemble dans la même barque.

On n’apprend pas immédiatement à qui parle Bahi, au volant de son camion. On prend le train en marche. D’ailleurs Bahi commence un peu par la fin, par cet épisode sur lequel le récit reviendra plus longuement dans les dernières pages. On est en 1962 et Malusci, son patron, propriétaire important, emploie sur ses terres des agriculteurs algériens dont il partage la vie quotidienne depuis des années. Mais le vent de l’histoire a tourné. C’est la guerre, les européens tombent les uns après les autres sous les balles ou les lames du FLN. Ils quittent le pays pour échapper au seul sort qui leur est à présent réservé sur ces terres qu’ils possédèrent. Pourtant, Malusci n’envisage absolument pas de partir. Ce n’est pas vraiment qu’il résiste ou qu’il s’accroche. Il est sourd, muet, aveugle. Et ce sont ses ouvriers qui le protègent, sans même le lui dire. Il échappe de peu à un raid, il est mis en joue depuis la colline, on confie successivement à plusieurs ouvriers la mission de l’exécuter. Mais tout et tous se dérobent. Malusci n’y voit que du feu et passe sur un fil à travers les flammes, grâce à la vigilance des hommes qui l’entourent mais surtout grâce à ce que Bahi appelle «son cul bordé» ou cette «baraka scandaleuse qui ne l’abandonnait jamais». Cela passerait presque pour cocasse. On repense à Chaplin, portant un bandeau sur les yeux et dessinant sur ses rollers des boucles joyeuses au-dessus du vide dans le grand magasin des Temps Modernes. Mais, on le saura plus tard, des hommes auront payé de leur vie le fait de pas l’avoir exécuté. Malusci n’aura compris que tardivement que l’histoire est toujours la plus forte et n’aura pris la fuite qu’au tout dernier instant, réussissant à s’embarquer dans le port d’Oran sur l’un des derniers navires de rapatriement, avec «son cul bordé».

Le récit avance par larges boucles, zigzague entre présent et passé. Et lorsqu’il se porte sur le passé, il navigue entre différentes strates de la mémoire, comme livré au flux aléatoire des paroles de Bahi. Celui qui l’écoute, on l’apprend bientôt, est le petit-fils de Malusci et cette présence libère le flot des souvenirs. Le narrateur joue alors aussi le rôle d’émissaire entre les deux hommes. Des photos échangées, où ils peuvent se voir vieillis et, plutôt que de s’en émouvoir s’en taper sur le ventre. Quelques lettres maladroites, fortes, et ce coup de téléphone où la conversation s’enclenche soudain comme s’ils s’étaient quittés la veille.



 
Qu’ont-ils pu partager, ces deux-là ? Un quotidien passé à se brûler au soleil, des comptes tenus de près, des rires à n’en plus finir, une étrange addiction au travail mais surtout un amour inconditionnel des femmes, de la vie, du grand air et de l’Algérie. Malusci cherchait partout Bahi, l’embarquait avec lui sous le moindre prétexte et Bahi était toujours près à sauter dans le camion. Pour travailler ensemble encore et encore, sillonner la montagne, compter les pièces du camion. Lorsqu’il a dû s’en aller le «pied noir» a proposé à Bahi de l’emmener en Espagne, d’aller là-bas cultiver quelques terres qu’il avait acquises, une parcelle pour lui, l’autre pour son adjoint. Il y a cette très belle scène où Bahi, tenté par la proposition, comprend que son père ne supporterait pas son départ et fait le choix de rester.

La vie continue, ne s’arrête pas et Bahi livrera aussi de nombreux épisodes de sa vie après Malusci. Ses femmes, les enfants qui grandissent, la terreur des raids islamistes dans les années 90. Une amitié interrompue donc, mais jamais rompue.

Les personnages de ce roman ne sont pourtant jamais retouchés. Ils son rustres, joyeux mais n’en demeurent pas moins les fruits de leur arbre. Malusci est un paysan français d’Algérie. Il se déclare à l’occasion de la lignée de «ceux dont le corps repose là-bas à l’arrière de fermes aujourd’hui en ruine parce que les Algériens n’ont pas su les entretenir». Et il peut dire droit dans les yeux à l’un de ses ouvriers : «tu ne sais pas à quel point ton pays est beau», sans même faire le lien avec la violence coloniale qui a historiquement rendu de telles paroles possibles. On n’est pas si loin que cela de certaines élégies camusiennes. Pas de rachat pourtant, on nous jette dans la chair des hommes telle qu’elle a poussé. Quand on s’approche à nouveau du périmètre sulfureux de la guerre d’Algérie, on se demande comment les choses vont tourner. On s’attend à ce que quelque chose craque, se fissure. Que l’histoire soudain submerge cette idylle, que les digues se rompent. Et le récit, effectivement, ne fait pas l’économie de la violence, il s’assombrit. Bahi se souvient des résistants torturés (1) (2) qu’on faisait volontairement gueuler tout près de leur village, des cadavres de fils déposés par les militaires français devant la porte des mères. Des hommes battus à mort, du sang, des représailles en retour. Les blessures sont là, bien réelles mais c’est pourtant autre chose que ce roman donne l’impression de vouloir modestement faire émerger…

Le récit de Sylvain Prudhomme est mu par une force un peu comparable à celle que l’on trouvait dans Des hommes, le roman de Laurent Mauvignier, mais une force qui agit à contre-courant de celle-ci. Là où Mauvignier excavait les blessures enfouies toutes prêtes à ressurgir et à déchirer la paix du présent, Prudhomme creuse un peu à côté et met le doigt sur un autre os à ronger. Une sorte de joie brute dont rien n'est venu à bout, un feu que les orages de la violence et des antagonismes socio-historiques n'auront pas suffi à éteindre. On pourrait y voir une illusion doucereuse ou une discutable leçon d’humanisme donnée à l’histoire. Mais même pas, et c’est ce qui fait la grandeur de ce texte. Il n’y a pas de morale au bout du voyage, aucun idéalisme. Juste un constat : ces choses-là surviennent parfois, sans qu’on sache comment ni pourquoi, au milieu des désastres. Cela arrive aussi parfois à «des hommes». Il faut lire Là, avait dit Bahi, simplement pour se le rappeler.

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(1) On signalera la très récente réédition, aux Editions de Minuit, d’une série de documents et d’ouvrages épuisés qui portaient tous (témoignages, essais, …) sur la question de la torture en Algérie. La plupart de ces textes, qui dénonçaient les exactions de l’armée française durant la guerre, avaient fait l’objet de censures et donné lieu à des procès au moment de leur parution. (voir ici, un article de Libération)

(2) Voir aussi dans ce blog un article sur le poignant récit de Maïssa Bey Entendez-vous dans nos montagnes...



 










Sylvain Prudhomme, Là, avait dit Bahi. Editions Gallimard (l’arbalète). 2012.


Images : 1) Paysage algérien (source) / 3) Stéphane Danré, Abrassifs (source) / 4) Pierre Bourdieu, Blida(source)

dimanche 5 février 2012

> Pascal Garnier : transferts

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Voilà bientôt deux ans que Pascal Garnier a laissé un drôle de courant d’air dans la (bonne) littérature d’aujourd’hui. Nous avions parlé ici du Grand Loin, roman dont nous ne savions pas alors qu’il serait malheureusement le dernier publié de son vivant. Les éditions Zulma qui ont toujours soutenu son travail, se lancent dans un projet de réédition de ses œuvres complètes. Et c’est tant mieux. Mais à côté des textes déjà publiés de cet auteur, dont on redécouvrira ainsi l’humour, l’acidité et la poésie, quelques inédits semblent encore pouvoir nous parvenir. La revue Brèves, qui lui avait consacré un numéro spécial, avait déjà sorti de l’ombre quelques textes courts de l’écrivain. Zulma nous offre aujourd’hui un roman posthume, émouvant et réjouissant, où l’on retrouve le vin amer des microcosmes naufragés auxquels Pascal Garnier nous avait habitués.

Cartons est l’histoire d’un quinquagénaire, illustrateur un rien désabusé, qui quitte Lyon pour un village de province peu ragoûtant. Il pose ses pénates, sans toutefois passer le cap de l’installation définitive, dans la vieille et trop grande maison qu’il a achetée avec sa femme, une journaliste souvent absente, qui court le monde pour ses reportages. Et c’est là qu’il attend qu’elle le rejoigne, au cœur d’une bourgade enlisée entre la nationale, quelques grandes surfaces, la rivière et une église qui scande de ses gongs les heures trop longues à passer. Peu de choses, en somme. Mais avec ce peu de choses-là, Garnier nous entraîne doucement plus loin, beaucoup plus loin. Vers un monde qui porte en lui, sous la patine d’un quotidien terne et tristounet où s’aiguise l’humour écorcheur de l’auteur, tout un lot de douleurs enfouies, de folies silencieuses et de deuils mal digérés.



Brice est dans ses cartons. Il fredonne «pirouette, cacahuète» en attendant les déménageurs bretons qui doivent transporter les choses de sa vie de son appartement lyonnais vers la bourgade où il a fait l’acquisition d’une maison avec sa femme. Loyer trop cher en ville, c’était une affaire à saisir. Le tableau champêtre de son nouveau cadre de vie est pour le moins plombant :

«Les piquets de vigne, noirs comme des allumettes brûlées, plantés en rangs serrés à flanc de coteau, faisaient penser à une sorte de cimetière militaire.»

«Nul commerce, pas un chat, pas un rat, rien, hormis une boulangerie fermée ce jour-là et une pharmacie sise à l’entrée du village.»

«Seul un panneau coincé à l’angle d’une rue indiquant « Martine Coiffure – Homme Dames » pouvait à la rigueur suggérer un soupçon de frivolité.»

Quant au cosy home, il ne donne guère le change. Loin des projets de décoration de sa femme, pour l’heure absente, la maison lui semble froide et bien trop grande.

«A présent, murs de pierre et plafonds alourdis d’énormes poutres se penchaient sur lui, menaçants.»

La conclusion est sans appel :

«Une concession à vie, voilà ce qu’on s’est acheté.»

C’est pourtant là que Brice habite à présent ou plutôt se laisse aller à une sorte de demi-vie en suspens. De temps à autre il crève un carton, à la recherche d’un de ces objets fonctionnels dont il faut bien faire usage… Il prend de vagues mesures, s’équipe péniblement de quelques outils au «Bricotruc» du coin, se décide à casser le mur qui sépare la cuisine du salon dans l’idée d’un aménagement ultérieur de l’espace, ne laissant entre les deux pièces qu’un trou jonché des gravats. La crasse gagne peu à peu du terrain, le désordre s’installe au milieu des vaisselles de la veille.

Quelques retours en arrière nous permettent de resituer ce personnage aux contours froissés. Brice illustre des albums de jeunesse qui ne l’inspirent plus beaucoup. Il est l’homme de main d’une certaine Mabel Hirsch, auteur d’une série de Sabine sous toutes les coutures que Brice ne peut plus voir en couleur : Sabine fait des bêtises, Sabine perd son chien, Sabine contre Dracula, Sabine lève l’ancre…

Côté cœur, la vie semble pourtant lui avoir fait tardivement la part belle. Il a rencontré Emma dans une exposition et ils ne se sont plus quittés. Emma lui ressemble a priori assez peu. De vingt ans son aînée, elle déborde de projets, couvre l’actualité aux quatre coins de monde. Brice se demande bien ce qu’elle a pu lui trouver, mais le fait est qu’elle le lui a trouvé… Il attend donc la femme qu’il aime à Saint Joseph, dans cette maison peut hospitalière qui appartenait à un certain Loriol.

Le regard acerbe que le personnage et le narrateur portent sur la bourgade se pose aussi sur les habitants de Saint Joseph. Les rares passants que l’on croise, les clientes qui fréquentent le salon de coiffure, la pharmacienne. Et Pascal Garnier parvient encore à cette grâce qui consiste à mêler la tendresse au sarcasme, à nimber ses portraits sans complaisance d’une attention pleine d’humanité.

Ainsi cette description de Martine, la coiffeuse du village :

«Elle avait atteint cet âge où le sucre de la femme se fait miel. Une poitrine confortable moulée dans un T-shirt noir brodé d’un Pierrot pailleté servait de socle à un visage poupin dépourvu de cou et généreusement tartiné de fard qui donnait à ses joues rebondies le satiné des fruits factices.»

Cette immersion détachée dans la vie du village est parfois l’occasion de plans plus larges où la description prend des allures de travelling sociologique

«Rien que des femmes. Evidemment, car dans la journée, le village se transformait en no man’s land. Les hommes valides disparaissaient de l’aube au couchant happés par d’obscures et mystérieuses occupations. Parfois on pouvait croiser un vélo squelettique transportant un cageot rempli de choux ou de poireaux. Sinon, des femmes, rien que des femmes. Des femmes pratiques, solides, fiables, coiffées court, avec des vêtements amples. Les matin, en accompagnant les enfants à l’école, elles prenaient le pain, le journal, échangeaient entre elles deux ou trois potins, puis se hâtaient vers leurs foyers respectifs afin d’y procéder aux innombrables tâches ménagères ou potagères qui les tiendraient jusqu’au soir. A quoi donc pouvait ressembler l’intérieur de ces femmes d’intérieur ? De quels rêves était-il hanté ?...Quel secret recelait-il ?...»



On aurait pu en rester là, se laisser simplement bercer par cette écriture à l’arrière-goût de vin tourné, ce mélange de nonchalance, de générosité distillée entre quelques croquis incisifs. Mais les récits de Pascal Garnier subissent aussi l’attraction de vides plus amples, de vertiges plus profonds. Il faut avoir parcouru le premier quart du livre pour voir apparaître la première brèche et pour toucher du doigt une fissure restée inaperçue. Le lecteur s’y rendra bien sans nous. Cette entaille ne fait pas basculer l’histoire vers un autre genre de récit mais le lézarde tranquillement de l’intérieur. Pas d’énigme à résoudre qui surgirait en chemin, juste un passage du rez-de-chaussée au sous-sol, là où les choses vont un peu plus mal que prévu.

Et cette fissure se dédouble bientôt autour de la figure de Blanche, l’un des personnages les plus attachants du roman. Une femme à la fois simple, généreuse et follement meurtrie par un drame familial ancien, qui se liera d’amitié avec Brice parce qu’il ressemble son père. Cartons devient bientôt l’histoire de ces deux-là, deux fragilités qui se rencontrent, dans la banalité du réel mais au bord du gouffre. On se dit un instant que Brice et Blanche vont se laisser faire par une forme de bonheur à leur mesure, devenir peut-être, comme ce couple, dans une chanson de Michèle Bernard, «deux chiens qui lèchent leurs blessures». Les événements en décideront autrement.

Les choses finissent mal, comme souvent chez Pascal Garnier. Mais qu’importe comment les romans finissent. Ce qu’on en garde de plus fort, on ne le sait qu’après. Ce peut être la fin, comme tout autre chose. Un trait d’humour au vitriol, l’image de la Grande Rue de Saint-Joseph sur fond de pluie, celle des beaux-parents de Brice redescendant les escaliers («rien n’est plus émouvant qu’un couple de vieillards vus de dos») et que Blanche prendra un instant pour des témoins de Jéhovah. Ou cette ballade sur les déchets de la décharge vers laquelle Blanche a tenu à emmener Brice en promenade d’agrément. Soudain elle s’égare, s’accroupit, fond en larmes et fouille la boue avec ses mains, reprenant à son compte le plus commun des constats :

«Cette terre, cette terre, qui nous prend tout et ne nous rend rien».











Pascal Garnier, Cartons. Zulma. 2012.

Images : 1) Chat (source) / 3) Fissure (source) / 4) Maison vide (source)